Souvenirs - Les petites histoires de l'Élysée

Souvenirs - Les petites histoires de l'Élysée

Grands observateurs de la vie politique française, quatre Alumni ont accepté de raconter un moment fort vécu au 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Une adresse où le temps est suspendu, souligne Laurent Joffrin, et où la tragédie n’est jamais loin, rappelle Raphaëlle Bacqué. 

L’autre monde du silence

Par Laurent Joffrin (Promo 74), directeur de la rédaction et de la publication de Libération

L’Élysée ? C’est la maison du silence. Pour tout visiteur, c’est la première chose qui frappe : le silence. Le silence au milieu de la ville, le silence au milieu des affres du pouvoir, le silence au milieu des plus terribles tempêtes politiques. Dès la porte de pierre du « 55 » franchie, on n’entend plus que le gravier qui crisse dans une cour tranquille aux façades blanches. Une fois les marches du perron gravies, les portes de verre refermées, c’est la faible rumeur de la ville qui s’évanouit. Les pas sont étouffés par les tapis, les huissiers parlent bas, les conseillers jouent les fantômes furtifs et muets. On entendrait un calcul électoral voler.

Avant 1988, Mitterrand maintenait le suspense sur une nouvelle candidature. Un rendez-vous à l'Élysée levait tous les doutes. Pourquoi quitter un palais si serein, au décor suranné, au parc à peine agité d'un zéphyr parisien, un écrin parfait pour la force tranquille au pouvoir ? On parle souvent de « l'enfer de Matignon ». En regard, l'Élysée, comme dans la mythologie grecque, est un paradis harmonieux où le président est un Zeus entouré d'une cour discrète et zélée. La machine élyséenne, éprouvée par tant de septennats, est une mécanique huilée impavide au milieu des tourmentes. En même temps que l'écho assourdi de multiples crises gérées dans le calme intense des lieux de décision, ce palais un temps dédié à la Pompadour recèle des souvenirs plus anecdotiques, qui en amendent la solennité : les frasques de Murat, les écarts innombrables de Napoléon III, le décès sensuel du président Félix Faure monté directement au septième ciel. Une bonbonnière aristocratique affectée aux pompes de la République. Une oasis émolliente au cœur des tourbillons du gouvernement, un œil du cyclone politique. Rien d'étonnant s'ils sont si nombreux à en rêver.

La pièce du mort

Par Raphaëlle Bacqué (Promo 87), grand reporter au journal Le Monde

Après chaque nouvelle élection présidentielle, lorsque les équipes du chef d’État fraîchement élu sont enfin installées, il vient toujours un moment où un conseiller s’aventure dans l’aile ouest de l’Élysée et demande à voir « le bureau où cela s’est passé ». À vrai dire, la pièce n’existe plus. Les portes capitonnées qui donnaient à l’endroit un air si mystérieux ont été enlevées, les cloisons abattues et le tout a été transformé en une salle de réunion sans apprêt. Mais c’est dans cette aile, au cœur du palais présidentiel que, le 7 avril 1994, François de Grossouvre s’est suicidé.

Personne ne se souvient plus vraiment de l’homme qu’il était. Dans les biographies de François Mitterrand, son nom n’est généralement évoqué qu’en quelques lignes, entre les vieux amis et les super espions. Parfois, il est mentionné qu’il fût le parrain de Mazarine, la fille que le dirigeant socialiste aima longtemps à l’abri des regards. Mais si son rôle exact au cœur de la République s’est peu à peu effacé, les huissiers les plus anciens savent encore ce que fût sa tragédie. Et son histoire se transmet, lors des visites guidées qu’ils font aux nouveaux arrivants.

Grossouvre était un petit hobereau venu de la droite qui fût aimanté par la séduction mitterrandienne. Il aurait voulu diriger les services secrets. Il ne fût que l’un des gardiens des secrets du président. Autant dire qu’aujourd’hui, sa figure paraît dépassée, anachronique, à mille lieux des enjeux du monde moderne. Les ordinateurs ont remplacé le sous-main en cuir et le vieux téléphone à grosses touches derrière lequel il attendait qu’une secrétaire l’appelle pour raccompagner, en marchant sur les quais de la Seine, le chef de l’État dont il croyait être le confident privilégié. Son histoire raconte pourtant, à travers le temps, l’amour fou que peuvent parfois susciter les personnalités hors du commun et la douleur des courtisans éconduits. 

Un mort, une balle dans la tête, dans ce décor suranné. Les palais n’oublient jamais une affaire pareille… Sachant que j’avais écrit, des années auparavant, l’histoire du suicidé de l’Élysée, un jeune conseiller m’a envoyé il y a quelques mois la photo qu’il avait prise de la porte derrière laquelle le drame s’était noué. Sous le cliché, saisi avec son smartphone, il avait simplement noté : « Je m’efforce de ne pas oublier ce que peut produire la brulure du pouvoir… »

« Maintenant, si ça vous amuse, vous pouvez faire un peu de politique. »

Par Olivier Duhamel (Promo 72), président de la FNSP (Sciences Po)

Juillet 1977. À 53 ans, mon père, Jacques Duhamel, meurt. Député du Jura, ancien ministre de la Culture, il était ami de François Mitterrand depuis plus de 30 ans.

Septembre 1977. Le premier secrétaire du PS me reçoit au siège du parti, sis alors place du Palais-Bourbon. Je lui demande si je dois me présenter aux législatives dans le Jura. Les centristes sont prêts à me soutenir, même si je viens avec l’étiquette socialiste. L’intérêt de Mitterrand serait évidemment de m’encourager : je viens de créer la revue Pouvoirs et mettrais un poulain de plus dans son écurie. Il passe une bonne heure à m’en dissuader : « Métier de chien… Aucun intérêt sauf si l’on devient président... Assez aléatoire… »

Février 1988. Onze années ont passé. Je suis devenu professeur de droit et vient à l’Élysée l’interviewer pour la revue, peu de temps avant qu’il ne se représente. Tout se passe bien. Il me donne un scoop juridico-politique : il estime désormais que le président peut utiliser l’article 11 pour faire un référendum direct de révision de la constitution*.

L’entretien terminé, je lui rappelle ce qu’il m’a dit en 1977. Il sourit et me dit : « Maintenant, si ça vous amuse, vous pouvez faire un peu de politique. »

*Lors de la correction des épreuves, son directeur de cabinet ; Jean-Claude Colliard, agrégé de droit, viendra le voir pour souligner cette erreur. Mitterrand le rabrouera : « Je sais ce que je fais. »

Face au dernier « grand président »

Par Gérard Leclerc (Promo 76), journaliste et éditorialiste politique

J’ai toujours aimé l’Élysée : le sentiment d’être au cœur de la monarchie républicaine, le décor fastueux et désuet des dorures et des tentures des salons, le calme du parc, les graviers de la cour qui crissent à l’arrivée des berlines qui amènent des visiteurs d’importance.

Jeune journaliste à Europe 1, j’étais toujours volontaire pour « faire le perron de l’Élysée », ce qui arrangeait bien mes confrères peu enthousiastes à l’idée de « jouer les pieds de micro ».

Ils avaient tort. L’exercice était l’occasion de se faire connaître et d’échanger parfois quelques confidences avec des ministres, des politiques, de grands chefs d’entreprises…

Plus tard, c’est toujours avec plaisir que je reprenais le chemin du palais : la théâtralité des conférences de presse, l’intimité des rendez-vous avec les proches collaborateurs ou le président lui-même, l’exercice souvent brillant des remises de décoration, ou simplement les cérémonies des vœux ou du 14 juillet de la République triomphante.

Je retiens deux souvenirs sous François Mitterrand, qui se présentait comme  « le derniers des grands présidents, avant les financiers et les banquiers » !

D’abord, ses derniers vœux comme président, au début de 1995. Souffrant le martyr de sa maladie, il était assis dans un salon peu éclairé et parla longuement de toute sa vie politique, dans une ambiance crépusculaire. Incroyable moment.

Quatre ans auparavant, c’est un François Mitterrand au sommet de son art lors d’une conférence de presse peu avant le déclenchement de la guerre du Golfe, qui me régla mon sort devant caméras et radios. Fier d’exercer pleinement ma noble profession, je posais une question gênante sur les dissensions au sein du gouvernement que suscitait l’engagement de la France aux côtés des Américains. Visiblement agacé, et un rien condescendant, le président jupitérien lâcha : « Mais enfin, vous savez bien… (silence), enfin tous ceux qui connaissent ces questions savent… » Grand moment de solitude du journaliste.

Propos recueillis par Jason Wiels (promo 12)

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