[Il y a 10 ans] Manuel Valls : "Je suis un partisan de la VIème République"

[Il y a 10 ans] Manuel Valls : "Je suis un partisan de la VIème République"

À l'occasion de la campagne présidentielle, Émile replonge dans ses archives et vous fait (re)découvrir une interview de Manuel Valls. Interviewé en 2017 par la Revue des Sciences Po, il évoquait notamment sa volonté de passer à une VIe République. 

On parle beaucoup actuellement d’une crise de la démocratie. Pensez-vous que cette crise existe réellement ? Comment la caractériseriez-vous ? Quelles en sont les causes ?

Ce n’est pas un sujet nouveau. Depuis que la démocratie existe, on s’interroge sur le rejet du politique ou la crise des régimes parlementaires. En France, comme dans d’autres pays. Mais sans doute traversons-nous, depuis quelques années, une crise de notre système démocratique dont les fondements, comme dans les autres pays, sont liés aux évolutions du monde : globalisation, chute du mur de Berlin, fin de la guerre froide. L’effondrement du bloc soviétique a pu laisser croire que la victoire du système démocratique, libéral, au sens tocquevillien du terme, allait renforcer de manière définitive la démocratie. Ne parlait-on pas de la « fin de l’Histoire »…

Cela n’a pas été le cas car la globalisation s’accompagne de la perte d’identité de l’État-nation et du sentiment que les gouvernements et les États sont de plus en plus impuissants dans un monde de plus en plus ouvert. Cette situation nouvelle provoque dans les pays européens des phénomènes identiques : abstention, rejet des partis de gouvernement, montée de l’extrême droite et de ce que l’on appelle le « populisme ». Il existe cependant des éléments qui marquent de manière plus significative la crise de la démocratie représentative dans notre pays. Parce que le rapport à l’État-nation y était beaucoup plus fort – une certaine idée de la France, de son message universel, de sa place dans la construction européenne et dans le monde –, son ébranlement a amené nos concitoyens à douter de plus en plus de la capacité des responsables politiques à endiguer des phénomènes comme la montée du chômage, les délocalisations, l’insécurité, l’exclusion, la crise du  logement. La crise est donc sans doute plus ample, plus forte et plus durable dans notre pays. Elle a été illustrée depuis 1981 par des alternances à répétition. Aucune majorité n’a pu retrouver la confiance des citoyens. La montée de l’extrême droite a été plus violente, l’extrême gauche reste plus forte dans notre pays que dans la plupart des pays qui nous entourent, et le rejet des partis de gouvernement a atteint son apogée le 21 avril 2002.

Il y a une crise non seulement du rapport entre les citoyens et les élus, mais aussi un rejet des élites, une crise du rôle de l’État, une interrogation sur notre identité. Les problématiques liées à l’immigration, comme partout ailleurs, sont sensibles. Et nous avons non seulement beaucoup d’immigrés, mais aussi de nombreux français issus de l’immigration auxquels nous n’avons jamais expliqué le sens de la citoyenneté française.

Par ailleurs, la gauche française a été marquée, pendant des années, par la présence d’un parti communiste puissant, qui n’était pas seulement un parti politique, mais une contre-société, une culture, qui, au-delà de son rapport avec l’URSS, plongeait ses racines dans l’histoire de France, du monde ouvrier, et aussi de la résistance. Le PCF a été progressivement remplacé par une extrême gauche ou une « gauche de la gauche » assez hybride, qui pèse dans le débat de la gauche. C’est pourquoi le Parti socialiste n’a jamais été vraiment capable de faire sa mue ni de s’adapter à la social-démocratie. Nous avons, aussi, une droite dont les racines plongent dans le pacte national de la résistance, le gaullisme, le rôle de l’État. Cet ancrage fait une droite très étatiste, très jacobine, peu libérale, peu thatchérienne en somme. D’où le paradoxe suivant : c’est la gauche qui a réussi à décentraliser, à faire de Paris une grande place financière, à qualifier la France à l’Euro, à gérer la crise du charbon, de la sidérurgie ou du textile, bref, à accomplir toute une série de réformes que, la droite gaulliste, pompidolienne, chiraquienne, peu libérale, n’a pas été capable de mener à bien. Paradoxe qui a provoqué – avec les cohabitations et les alternances – une forme de confusion. Cette confusion a empêché le renouvellement nécessaire du clivage droite/gauche entre conservateurs et progressistes. Elle a pu laisser penser, parfois à juste titre, qu’il n’existait pas de différence entre la gauche et la droite et donner le sentiment que la politique ne servait pas à grand-chose, entraînant par ricochet une montée de l’abstention et du Front national. Dernière raison de cette crise, l’incapacité du système à se renouveler. La Ve République y est-elle pour quelque chose ? Sans doute à travers l’"irresponsabilité" du président de la République, véritable monarque républicain ; mais pas seulement : le cumul des mandats, l’absence de renouvellement, la très faible féminisation des responsables politiques, le peu de représentativité de ce qu’est la société française en termes de générations, de différences sociales, de couleurs, sont, non seulement, des conséquences mais aussi un miroir de cette crise politique.

Pour finir, cette crise est aussi le résultat de trente ans de ségrégation territoriale, sociale et ethnique, ne l’oublions pas. Ces ghettos, ces séparations entre territoires sont l’échec d’un modèle républicain à bout de souffle.

Quelles sont les mesures que vous préconisez pour résorber cette crise ?

Comme je l’explique dans Les habits neufs de la gauche (Robert Laffont, 2006), notre pays a besoin de s’adapter au monde, sans renoncer à lui-même. Je suis l’un des rares députés naturalisés. Je suis né à Barcelone, mes parents sont espagnols. Je sais ce que je dois à ce pays, à son École, aux valeurs de la République. J’ai appris ce que voulait dire « être Français ». J’en mesure la portée, la chance, l’honneur. Il faut donc que la France soit capable de combiner l’ouverture au monde – c'est-à-dire la modernisation de son État, une décentralisation réellement aboutie, la reconnaissance du rôle de l’entreprise – et une interrogation sur lui-même. Qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui dans ce pays, dans l’Europe, dans le monde, face aux grands changements ? Il faut redonner du sens et de la confiance aux Français. La France est un pays riche, équilibré dans tous les sens du terme, qui a de véritables atouts où il fait bon vivre. Pourtant, en tant que maire d’Évry, j’ai conscience qu’une partie importante de la population vit en grande difficulté, que l’écart entre les salaires se creuse. Qu’est-ce que le modèle républicain ? Comment l’ascenseur social peut-il être réactivé ? Comment supprimer le sentiment que malgré les efforts de beaucoup, malgré l’école, malgré la formation, on ne progresse pas si on vient d’un quartier populaire, si on a un nom à consonance étrangère, si on a une couleur de peau différente. Au fond, il faut débloquer ce système.

Il faut aussi réformer en profondeur. Je suis un partisan de la VIe République. Il faut bâtir une République dans laquelle le citoyen soit mieux représenté, placé au cœur de notre démocratie, à travers un parlement revitalisé. Et pour cela, il faut un non-cumul des mandats strict, un mandat parlementaire unique, un nouveau statut de l’élu. Il faut aussi régénérer notre système politique dans ses pratiques, en instituant un contrôle du gouvernement, de sa politique budgétaire, en créant des commissions d’enquête sur, par exemple, l’appropriation de nos moyens de communication par les magnats industriels, en réformant la fiscalité locale et nationale souvent source de confusion et de sentiment d’injustice, et parce que toute grande décentralisation et réforme de l’État doit être accompagnée par une réforme des ressources. Je crois, donc, que les solutions à cette crise de la démocratie s’articulent autour de différents thèmes ; autour du rapport de la France au monde, à elle-même, à la réhabilitation de l’idée de nation – que la gauche mais aussi la droite républicaine ont abandonné à l’extrême droite ; ensuite autour de l’édification d’une nouvelle citoyenneté, à travers une nouvelle République, mais aussi à travers des rapports politiques, économiques et sociaux, renouvelés. Au cœur de tout ce dispositif, il faut desserrer l’étau et faire en sorte que l’on puisse à nouveau progresser dans cette société. Les sociétés anglo-saxonnes, américaines ou anglaises sont sans doute injustes, bâties sur un autre modèle, une autre histoire, où l’acte individuel est sans doute plus important que l’acte collectif, mais ce sont des sociétés où malgré la dureté de la vie, les citoyens ont le sentiment qu’ils peuvent progresser. Nous qui avons un modèle plus équilibré, plus égalitaire, nous l’avons bloqué. Et c’est évidemment ce modèle qu’il faut débloquer. En laissant plus de place à l’initiative tout en conservant nos "gardes fous" sociaux.

AVez-vous l'impression que, dans cette campagne, les choses sont en train de bouger ? Y voyez-vous des signes positifs ?

Cela dépend. Il y a des signes inquiétants. L’explosion des banlieues, il y a un an et demi, en est un. La braise couve toujours sous la cendre dans ces quartiers. Tant que l’on n’aura pas fait de la construction ou de la reconstruction de ces quartiers populaires une priorité, on n’aura pas compris que l’avenir du pays se bâtit là et que, par conséquent, l’essentiel est là. Si on ne s’attaque pas aux problèmes de ces quartiers, on ne s’attaque pas aux vrais problèmes de la France. Mais si l’on reste sur le terrain proprement politique de cette campagne présidentielle, je vois plusieurs signes encourageants. D’abord, le fait que les principaux candidats soient nouveaux et n’aient jamais été candidats à la présidence de la République.

Ce sont, donc, des candidats neufs : dans le langage, dans l’expression, dans les pratiques, dans la manière de s’adresser au pays, c’est plutôt une bonne chose, surtout si on rajoute le quinquennat qui accélère les choses. Et puis, cette idée de démocratie participative, portée par Ségolène Royal, est une tentative intelligente de rapprochement avec les citoyens au nom de la proximité. Ce que nous faisons en tant que maires – c'est-à-dire articuler un projet global pour notre ville en matière d’urbanisme, de développement économique ou d’aménagement du territoire, tout en étant près de nos concitoyens en matière de sécurité, d’emploi, de logement, de petits travaux dans les quartiers – aujourd’hui, un responsable politique l’articule au niveau national. Je rajouterai à cela l’appétit de nos compatriotes pour le débat politique.

La France est un pays qui rejette la politique et en même temps la sacralise parfois à l’excès. Il y a beaucoup de monde dans les réunions publiques, qui vient pour débattre sur des sujets de fond. Les gens ont le sentiment que c’est une élection importante, les inscriptions sur les listes électorales se multiplient. Dans une ville comme Évry, nous sommes passés, en six ans, de 20 000 à 25 000 électeurs inscrits. Les adhésions dans les partis politiques, au PS et à l’UMP, se multiplient. Et puis, même s’il y a du marketing derrière, je trouve que les médias se sont assez bien adaptés à cet appétit. Alors qu’il y avait eu très peu de grandes émissions politiques à l’occasion de la campagne de 2002, cette fois-ci il y en a beaucoup. Tout cela montre un appétit du débat, qu’évidemment il ne faut pas décevoir dans cette période de crise civique révélée, brutalement, en 2002. Les gens attendent beaucoup de Ségolène Royal, mais aussi de Sarkozy ou de Bayrou. Et il ne faudra pas, après, décevoir cette attente. De nombreux sujets m’inquiètent : il faut établir la vérité sur la manière dont on réformera les retraites, dont on restructurera l’État, dont on s’attaquera à la question des hôpitaux et de l’assurance maladie, dont on doit, fondamentalement, réformer l’École dans ce pays.

C’est compliqué, évidemment, car on ne part pas dans une élection avec l’idée de la perdre. On est obligé de tout faire pour la gagner. Il faut donc bâtir un pacte de confiance avec nos compatriotes. Mais parce que j’aime la politique, parce que c’est ma vie depuis 25 ans, parce qu’aujourd’hui, malgré ce que j’ai dit sur le cumul des mandats, je suis parlementaire et maire et je n’articule pas trop mal le niveau national et le niveau local, je vois plutôt des signes d’optimisme dans ce renouvellement. Mais nous n’échapperons pas à des questions de fond. Une réforme de nos institutions démocratiques est indispensable. Il faut déverrouiller, débloquer, bousculer le système.

Propos recueillis par F. Magnan et publiés dans la revue Rue St Guillaume (mars 2007, n°146)

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