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Analyse – « Le terrorisme est une affaire politique même quand il y a une culture religieuse derrière »

En janvier 2015, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont marqué le début d’une terrible série d’attaques en France. Deux ans après, Émile a mis en place un projet collectif avec trois étudiants de Sciences Po, afin qu’ils abordent, à leur manière, l’épineuse question du terrorisme. Ils ont choisi d’interroger des spécialistes des phénomènes de radicalisation et de l’histoire du terrorisme. L’historien Gilles Ferragu, auteur de l’ouvrage L'Histoire du terrorisme, leur a livré son analyse.  


Gilles Ferragu est un historien français, spécialiste de la politique extérieure du Vatican. Agrégé d’histoire et ancien membre de l'École française de Rome, il est maître de conférences à Sciences Po Paris ainsi qu’à l'université de Paris Nanterre (Paris X). Après avoir beaucoup étudié la religion et participé à l'écriture du Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège (Robert Laffont, 2013), il s’est intéressé au lien entre religion et radicalisation. Dans son dernier ouvrage L'Histoire du terrorisme (Perrin, 2014), il étudie la généalogie des attentats.


Comment définiriez-vous le terrorisme ?

C'est avant tout une arme rhétorique permettant de priver l'adversaire de toute légitimité. Il n’y a pas vraiment de définition objective. Il existe un droit à l'insurrection mais il est difficile de déterminer à partir de quel moment on peut parler de terrorisme. Au XIXe siècle, le russe Serge Netchaïev a bien tenté de théoriser l’action terroriste mais cela reste flou. On peut cependant, tenter de donner une définition historique. Le terme est apparu en France à la fin du XIXe siècle. C’est le publiciste anglais Edmund Burke qui l'employa le premier pour qualifier les révolutionnaires français qui avaient recours à la terreur. En 1800, le premier attentat mené contre l'État a eu lieu, en l'occurrence contre Napoléon qui était encore Premier consul. Il y a échappé mais a qualifié ceux qui l’ont perpétré de « terroristes ». La France inaugure ainsi dans une certaine mesure le terrorisme d'État, organisé par des minoritaires.

Le terrorisme auquel nous sommes confrontés à l'heure actuelle est différent. Il se caractérise par l'existence de loups solitaires passant à l'action sans être forcément liés à une organisation terroriste spécifique. De plus, on est, pour la première fois, face à un proto-État, Daech, qui revendique le terrorisme comme une méthode. L'idée que le terrorisme puisse avoir un État est une idée totalement subversive. Cependant, cette nouvelle forme de terrorisme conserve ses racines politiques : l’islamisme jihadiste n'est pas une doctrine religieuse mais une doctrine politique. Le terrorisme est une affaire politique même quand il y a une culture religieuse derrière. La finalité reste la déstabilisation et le contrôle de la société.

Le terrorisme peut-il être légitime ?

Le terme « terroriste » est souvent employé par les vainqueurs pour qualifier leurs ennemis. Les individus ne se définissent généralement pas comme tels. Ils préfèrent se qualifier comme résistants ou libérateurs. L'exemple le plus révélateur est sans doute celui de la Résistance française. À l'époque, ils étaient perçus comme des terroristes. Il est nécessaire de distinguer deux formes de terrorisme: « le terrorisme cible » qui vise un ennemi très spécifique, et le terrorisme qui vise tout le monde. Le premier peut sembler légitime, il relève du droit à l'insurrection. En revanche, le second est plus difficile à défendre : est-il légitime de s'attaquer à des innocents pour des combats même justes ?

Au cours de l’histoire, on a utilisé le mot « terroriste » pour désigner des groupes très différents. Ce terme conserve-t-il le même sens aujourd’hui ?

Il est vrai que la société a employé le mot « terroriste » dans l'histoire pour définir une multitude d’individus, comme les résistants de Vichy, les activistes palestiniens, les membres de l’OAS et du FLN, et aujourd’hui les jihadistes. Il est difficile de cerner les points communs entre ces groupes. Il faut cependant noter qu'ils livrent tous une forme de guerre qui ressemble à de la guérilla. Ce ne sont pas des combattants officiels, ils sont traités comme des criminels. Ils s’attaquent à certains individus, mais la véritable cible est en fait l'opinion publique et l'État. À titre illustratif, on peut citer la formule des Brigades rouges : en frapper un pour en éduquer 100. Autrement dit, le but  n'est pas tellement de tuer des gens, mais de faire réagir la société et de la déstabiliser.

Observe-t-on une continuité historique au niveau du profil des terroristes ?

Oui, tous ont un rapport très particulier à la mort. Il y a une phrase très significative de Serge Netchaïev tirée de son « Catéchisme révolutionnaire » qui dit qu’un terroriste, c’est quelqu’un qui se considère comme déjà mort. On retrouve cette même idée dans une phrase de Ben Laden prononcée après le 11 septembre et destinée aux américains : « Nous aimons la mort comme vous aimez la vie. » De même, le Hezbollah avait un rituel avant de perpétrer un attentat suicide ; le terroriste en question était enfermé une nuit avec un cadavre dans un tombeau pour qu’il prenne conscience de ce qu’est la mort. Le point commun entre tous les terroristes, c’est donc le regard qu'ils portent sur la finitude.

Quel impact ont eu les attentats de 2015 sur la vie politique française ?

Si l'on regarde l'histoire, il est important de noter l'influence qu'a pu avoir le terrorisme sur les décisions politiques. Sans l'attentat de Sarajevo en 1914, la Première Guerre mondiale aurait connu un cours différent. S'il n'y avait pas eu de terroristes républicains, la France serait peut-être encore gouvernée par les Bourbons à l'heure actuelle. Israël n'aurait sûrement jamais vu le jour sans l'activisme de quelques extrémistes. Concernant les attentats de 2015, je dirais qu'ils ont indéniablement favorisé un repli sur soi dans la société française. Plus vous avez des attentats où des musulmans sont mis en cause, plus on assiste à des formes d'amalgame. Certaines personnes considèrent désormais que les musulmans sont à l'origine de tous les maux de la société. L'objectif de l’organisation État islamique est clairement de séparer la communauté musulmane du reste de la société et de rapatrier tous les musulmans au Proche-Orient pour recréer une nouvelle « Oumma » (communauté des musulmans). Cette stratégie visant à fracturer la société semble bien fonctionner. En Allemagne, on observe le succès de groupes tels que PEGIDA (Européens patriotes contre l'islamisation de l'Occident) et de l'AfD (Alternative pour l'Allemagne) à quelques mois des élections fédérales. En France, à la veille des élections présidentielles, le populisme et l'extrémisme paraissent aussi avoir un bel avenir devant eux.

La communication a une place prépondérante dans la stratégie des groupes terroristes. Comment les médias devraient-ils traiter les attentats selon vous ?

Il est évident que les médias sont un peu les « malgré-nous » du terrorisme. Leur travail est d’informer, mais ils constituent aussi la chambre d’écho dont les terroristes ont besoin pour toucher les cibles. Il y a des médias qui, à mon avis, font une communication excessive, constante, à la minute, et sans analyse particulière. Cela ne représente aucun intérêt. Lors des attentats de 2015, certaines chaines de télévision se sont faites reprocher à plusieurs reprises de livrer des « scoops » qui ont pu mettre en danger des otages. Je pense qu'il faut savoir arrêter de communiquer. En matière de terrorisme, les médias doivent savoir prendre leurs responsabilités en arrêtant de courir après le scoop et en étant plus distant de l’émotion.

Rassemblement Place de la République suite aux attentats du 13 Novembre

Dans la conclusion de votre ouvrage Histoire du terrorisme (Perrin, 2014) vous supposez que le XXIesiècle sera celui du terrorisme, pourquoi ?

Le terrorisme vient de l’idée selon laquelle la violence est la seule manière de s’exprimer politiquement. Cette idée est de plus en plus répandue, qu’il s’agisse des conflits liés aux inégalités sociales ou au communautarisme. Je ne pense pas que le XXIe siècle sera plus celui du terrorisme que les siècles précédents. Les XIXe et XXe siècles ont déjà été très violents en matière de terrorisme, et on peut simplement dire que c’est un phénomène qui va continuer. On peut d’ailleurs remarquer qu’à chaque fois qu’il y a une évolution, le terrorisme s’en nourrit. Il s’appuie aujourd’hui sur internet comme il a su, par exemple, utiliser l’invention de la dynamite ou des avions.

Quelles politiques seraient les plus adaptées pour lutter contre le terrorisme ?

Cela dépend du contexte. Ce n’est pas la même chose de lutter contre le terrorisme dans un contexte comme la France de 2016, de 1942-43 ou de 1893. Il n’y a hélas pas de solution type. Il est apparu que dans certains cas, il suffisait de tendre la main et de calmer les choses pour qu’on passe de la violence politique au militantisme politique. Parfois, seule la répression et l’extinction du mouvement permet de l’arrêter. Dans d'autres cas, il faut toucher les finances. Al-Qaida est aujourd'hui affaibli parce que nous sommes parvenus à couper leurs moyens de financement. Dans d’autres cas, il faut éradiquer le territoire où le terrorisme s’est installé, car cela constitue une base arrière ; c’est le cas actuellement de ce qu’il se passe en Syrie.

Quel est le candidat le plus à même de lutter contre le terrorisme aux prochaines présidentielles ?

Je ne pense pas qu’un candidat extrémiste ait une chance. Le candidat le plus à même de lutter contre le terrorisme serait celui qui rassemble le plus de Français autour de lui. Angela Merkel l'a bien rappelé au lendemain des attentats sur le marché de Noël en appelant les Allemands à rester unis et soudés. Je pense que la grandeur d’une société c’est de rester soudée, même dans ces situations-là. Or, en France, beaucoup d’hommes politiques appellent à la division plutôt qu’à l’unité.

Propos recueillis par Lucile Duquesne, Anna Dvoryanchikova et Tanguy Garrel-Jaffrelot