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Entretien croisé - L'opinion est-elle une science exacte ?

Souvent décriés, en permanence commentés, les sondages prennent le pouls de l’actualité politique. La dernière campagne présidentielle en est l’un des innombrables exemples. Le sondeur Jérôme Saint-Marie, président de Polling Vox, échange avec son collègue Emmanuel Rivière, directeur général de Kantar Public (ex TNS Sofres) sur les atouts, mais aussi les points faibles, de ces études qui ont rythmé bien des élections.

Jérôme Sainte-Marie, président de Polling Vox, et Emmanuel Rivière, directeur général de Kantar Public - crédit photo : Manuel Braun

Les sondages inondent depuis des mois les colonnes des journaux. Avant de commenter leurs effets, commençons par les définir. Comment fabrique-t-on un sondage ?

Emmanuel Rivière : Il peut se construire de différentes manières, selon le moyen employé pour solliciter les interviewés. Historiquement, deux méthodes principales existaient : l’interview par téléphone ou celle en face-à-face. Depuis quelques années, le recueil en ligne s’est ajouté à ces méthodes. Cette méthode qui ne fait pas intervenir d’enquêteur est par conséquent moins onéreuse. Elle modifie aussi la manière de répondre aux enquêtes.

Jérôme Sainte-Marie : La qualité de nos résultats est fonction de nos données. En d’autres termes, il faut s’assurer que le panel interrogé représente l’ensemble de la population française, a fortiori s’il est sélectionné en ligne. Cela est difficile car les populations précarisées se dérobent de ce genre de sondage.

Emmanuel Rivière : Chaque méthode ayant ses avantages et ses limites, le choix d’une méthode ne devrait pas être déterminé par des questions budgétaires. Cependant, l’économie des médias étant bousculée par la double baisse des recettes publicitaires et des abonnements, la problématique du coût d’un sondage devient cruciale. Or, il se trouve que les sondages par internet offre le double avantage d’une bonne capacité à représenter les comportements électoraux, pour un coût compétitif.

Les sondés doivent-ils obligatoirement avoir une opinion ?

Jérôme Sainte-Marie : Plusieurs instituts, essentiellement ceux adeptes des sondages par internet, ont fait disparaître les sans opinion. D’où la réactivation du reproche originellement fait aux sondages : la création d’opinions artificielles, car les sondés n’ont pas la possibilité de n’avoir aucun avis.

Cette problématique découle de la pression exercée par les médias: il est plus intéressant pour un journal de disposer d’un sondage dégageant une majorité à 60-40, plutôt que d’avoir plus d’un tiers des répondants sans opinion. Cela donnerait des chiffres trop faibles pour générer des reprises ! Cette logique du buzz aboutit à la disparition des sans opinion, contre toute logique sociale.

Emmanuel Rivière : La critique la plus virulente à l’encontre des sondages émane des sociologues, mais les concepts développés par les sociologues dans leur analyse critique des sondages sont aussi mobilisables pour améliorer nos pratiques. Pour reprendre les questions posées par Pierre Bourdieu, nous avons les moyens via le sondage de vérifier dans quelle mesure les personnes que nous interrogeons ont, ou non, une opinion sur le sujet abordé, si la question posée correspond à leur manière d’aborder cet enjeu, et quel est leur degré d’implication. Cela implique une exigence à laquelle répondent rarement les sondages réalisés à la va-vite pour coller à l’actualité.

Jérôme Sainte-Marie : Les sondages reposent sur des techniques perfectibles. Ces dernières sont sans cesse défiées, mais n’ont, pour l’instant, jamais été remplacées. Si d’autres méthodes permettaient de connaître l’état de l’opinion de manière plus précise, nous serions passés de la critique du sondage à son remplacement.

Cette critique émane parfois des instituts de sondage eux-mêmes…

Jérôme Sainte-Marie : Je vais vous raconter une anecdote. Il y a quelques années, un collègue m’apporte un sondage d’intention de vote 70-30 pour Dominique Strauss-Kahn, réalisé par un concurrent. Trouvant cela ahurissant, j’effectue le même sondage… et obtiens le même résultat ! À ma grande surprise, cela correspondait à l’état de l’opinion à ce moment là… Tout en conservant son sens critique, il est donc très périlleux d’affirmer qu’un sondage est mensonger ! 

Emmanuel Rivière : Puis, les invectives d’un institut de sondage à l’autre ont pour effet de dégrader l’image de la profession.

Jérôme Sainte-Marie : Néanmoins, elles ont aussi leurs avantages. Les sondages jouent un rôle déterminant dans la vie publique. Par exemple, s’ils ne font pas une campagne, ils déterminent l’offre électorale : tel candidat bien placé sera mieux choisi par son camp qu’un autre en queue de peloton. Il arrive par moments que certains journaux nous demandent de tester des hypothèses particulières. Dans ce cas, nous estimons si leurs commandes sont légitimes ou pas. Si nous veillons dans ces cas à être professionnels, il n’est pas mauvais d’être également surveillés par nos concurrents… 

Figurer en bonne place dans un sondage peut ainsi accélérer une carrière politique ?

Jérôme Sainte-Marie : Bien sûr ! D’ailleurs, les hommes politiques espèrent être présents dans nos baromètres. Quelques mois avant une désignation, il est important pour une personnalité d’avoir été testée comme candidate potentielle. Parfois, cela rencontre une attente de l’opinion que l’on ne devinait pas forcément. Ainsi, lorsque je travaillais chez BVA, je crois avoir été le premier à tester Ségolène Royal pour la présidentielle de 2007, et sans suggestion aucune de sa part. Son score a tout de suite été excellent ! Au cours de la campagne que nous venons de vivre, Emmanuel Macron a certes bénéficié d’une belle couverture presse, mais cela a été précédé d’un bon écho dans l’opinion.

Beaucoup estiment, à la lumière de récents événements politiques, que les sondages ont failli… Considérez-vous que vos méthodes de travail doivent être révisées ?

Jérôme Sainte-Marie : Je pense qu’il y a un problème, qu’il y a toujours eu un problème, et qu’il y en aura toujours un. C’est la base de toute démarche d’amélioration des méthodes. Les exemples d’imperfection traverse toute l’histoire des sondages d’intentions de vote. Lors des présidentielles de 1981, certains instituts avaient sous-estimé la baisse du parti communiste. Il y a, bien sûr, le cas du 21 avril 2002…

Depuis que les sondages existent, les méthodes de recueil changent, la société et l’offre politique également. L’exercice demandé est donc extraordinairement difficile : rechercher, sur une pluralité de candidatures, des résultats au point près. Je pratique volontiers l’autocritique, mais, pour avoir une démarche constructive, il faut reconnaître le caractère relativement satisfaisant de la plupart des prestations. Lors de la présidentielle de 2012, je n’ai pas constaté des résultats aberrants !

Emmanuel Rivière : Prenons l’exemple de la dernière élection américaine. La Rust-Belt, qui vote traditionnellement démocrate, a basculé. Le vote « honteux » pour Donald Trump a été sous-estimé. Parallèlement, l’abstentionnisme des minorités et de la classe moyenne a été important. Quant aux élections britanniques de 2015, la participation de l’électorat travailliste a été surestimée. Des jeunes, notamment, qui auraient déclaré dans les sondages qu’ils iraient voter, et, au final, ne se sont pas présentés aux urnes.

L’épisode du Brexit soulève une autre problématique : la façon dont les sondages sont lus et décryptés. Tous les instituts ont, à un moment, donné le « leave » en tête. Et ce, non pas six mois, mais dix jours avant le scrutin. Au cours des 24 heures précédent le vote, cinq sondages ont été publiés, trois donnant le « remain » gagnant, deux tablant sur le « leave ». Considérer que le Brexit n’était pas envisageable revient à dire que les observateurs n’ont rien su analyser. Le mécanisme est connu : exposés à une série d’information, beaucoup ont tendance à ne retenir que celles correspondant à leurs préférences.

Jérôme Sainte-Marie : Il y a effectivement une sélection de l’information. Le pronostic est toujours très proche du souhait.

En disant cela, pensez-vous au référendum de 2005, souvent cité pour pointer l’aveuglement des journalistes n’ayant pas prévu la victoire du non à la Constitution européenne ?

Jérôme Sainte-Marie : En effet, le rejet du traité relevait pour certains milieux de l’impensable. Pourtant, au mois de mars 2005, l’institut CSA est le premier à enregistrer le croisement des courbes entre le oui et le non. Puis, la plupart des instituts ont enregistré un non majoritaire. Bref, deux mois avant, des sondages donnaient 55 % pour le non.

Emmanuel Rivière : Il est important de noter qu’il y a une influence des sondages sur la campagne en elle-même. Les électeurs se déterminent aussi en fonction de ce qu’ils croient être les scénarii probables. En 2002, je pense que nous n’aurions pas eu ce fameux second tour si les sondages donnant Jean Marie Le Pen avec un score élevé avaient été mieux mis en avant. Il y aurait eu des transferts de voix.

Jérôme Sainte-Marie : Il est rassurant que notre rapport aux médias soit devenu beaucoup plus prudent qu’il y a quelques années. Les sondeurs présentent systématiquement leurs chiffres en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un pronostic mais d’une photographie de l’opinion.

Intéressons-nous à la campagne que nous venons de vivre : entre sa victoire à la primaire et sa mise en examen, François Fillon a perdu plus de dix points dans les sondages. Quel regard portez-vous sur cette chute ?

Jérôme Sainte-Marie : Ouvrir des dossiers sur des sujets subalternes laisse la campagne présidentielle à la merci des affaires. Cela revient à priver le peuple du grand rendez-vous démocratique de la Ve République qu’est l’élection présidentielle, le seul scrutin à mobiliser 80 % des Français. Tout cela dépasse le destin de François Fillon. Sa famille politique pensait l’élection acquise. Des millions de personnes étaient décidées, mais ont changé d’avis. Mon but ici n’est pas de défendre le candidat Les Républicains mais de souligner que permettre l’ouverture d’enquêtes, à quelques semaines d’une présidentielle, est moins naturel qu’il n’y paraît. Pourquoi pas deux jours avant l’élection, ou même entre les deux tours ? 

Emmanuel Rivière : Cette affaire Fillon pose le problème de la présidentialisation du régime. Nous constatons que le suffrage universel majoritaire à deux tours est un mauvais recruteur. Quand tout repose sur un homme facilement attaquable, faillible, des difficultés sont susceptibles d’apparaître facilement. 

Estimez-vous qu’un candidat, ciblé par les affaires, doit se retirer afin d’éviter une hystérisation générale ?

Jérôme Sainte-Marie : Je persiste à penser qu’il existait auparavant une sagesse républicaine qui dissuadait d’ouvrir une procédure judiciaire de ce type la veille d’une présidentielle, ou du moins qui évitait qu’elle prenne une forme feuilletonnesque…

Emmanuel Rivière : C’est là où ne nous sommes pas d’accord. Si nous vivions dans une république raisonnable, Les Républicains n’auraient pas pris le risque de conserver un candidat affaibli, fut-il présumé innocent. Être candidat n’est pas un droit ! En revanche, les électeurs ont, eux, le droit de ne pas compliquer leur choix entre des programmes ou des orientations politiques par des spéculations sur la culpabilité ou l’innocence de tel ou tel candidat.

Jérôme Sainte-Marie : La campagne pour l’élection 2017 a été différente des autres. Les projets portés par Benoît Hamon, Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et François Fillon étaient distincts, les enjeux politiques énormes. Il en aura été finalement bien peu question.

 

Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais (promo 01), Cathy Leitus (promo 86) et Claire Bauchart (promo 10)