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Chasseurs de têtes : quel rôle à l'ère du digital ?

À l’heure de la digitalisation, les méthodes de travail des chasseurs de têtes et des cabinets de recrutement ont-elles été bouleversées ? Leur rôle a-t-il évolué ? Quelles marges de manœuvre ont-ils face à leurs clients ? Ces questions ont été au cœur de la conférence organisée, le 30 mars dernier, par le Pôle Carrières de Sciences Po Alumni, en collaboration avec les Pôles Carrières des Arts et Métiers, de l’EDHEC, de l’EM Lyon, d’Intermines et d’Uniagro.

De gauche à droite :
- Cécile Hulot, Talent Sourcing & Acquisition Director EMEAR, Dassault Systèmes
- Axel de Schietere
, Principal, Heidrick & Struggles
- Françoise de Metz-Noblat, Partner, Amrop
- Isabelle Mounier-Kuhn, Associée OasYs & Consultants
- Yann-Etienne Le Gall, Directeur Général Adjoint Groupe, RH, Communication & Organisation, Groupe Rocher

Les nouvelles façons de « chasser » dans un océan d’informations

En introduction à la conférence, Isabelle Mounier-Kuhn a présenté les résultats d’une étude menée par le cabinet OasYs auprès de 130 cabinets de chasse de têtes et de recrutement. Sur le digital, le résultat est sans appel : une écrasante majorité de cabinets utilise aujourd’hui les réseaux sociaux pour identifier les candidats (97 %), s’informer sur leur parcours et leur profil (91 %) ou encore pour contacter les candidats (96 %). En revanche, ils sont peu nombreux à prendre ou vérifier des références sur des candidats via les réseaux sociaux (17 %).  

Des chiffres qui reflètent une évolution du métier de chasseur de têtes, comme l’explique Axel de Schietere, Principal chez Heidrick & Struggles, cabinet américain de recrutement de cadres dirigeants : « Il y a quelques années, notre métier de recruteur consistait à fournir à nos clients une base de données de candidats, pas forcément visibles. Aujourd’hui, des outils comme LinkedIn permettent à tous d’avoir accès à un réseau absolument gigantesque. Notre métier a donc évolué : au milieu d’un trop-plein d’informations, nous devons les qualifier et vérifier qu’elles sont de qualité. »

Un point de vue partagé par Françoise de Metz-Noblat, Partner chez Amrop, cabinet international de recrutement de dirigeants : « Le digital appliqué au métier de chasseur de têtes est typiquement ce que l’on peut observer dans tous les métiers, c’est-à-dire qu’il impacte les tâches les plus répétitives et les plus basiques, ce qui, dans notre processus, est la phase d’identification des candidats. » Un point positif, selon elle, puisque les réseaux sociaux permettent un accès plus rapide à une information mise à jour quasiment en temps réel. « Mais qui dit “information” ne dit pas “connaissance” ! », précise Françoise de Metz-Noblat. Le chasseur de têtes a donc pour rôle la qualification de l’information dans l’univers très quantitatif du big data et du digital.

Preuve s’il en faut que le digital n’a pas encore totalement pris le dessus : les cabinets de recrutement utilisent encore très largement des sources plus traditionnelles pour rechercher et identifier des candidats. Ainsi, l’approche directe auprès de concurrents, la propre base de données du cabinet ainsi que le réseau personnel ou professionnel du consultant sont mobilisés dans une grande majorité de cas. Parmi les autres sources de recherche de candidats, on trouve les annuaires professionnels, les associations d’anciens élèves et les candidatures spontanées adressées au cabinet.

Céline Hulot, Talent Sourcing & Acquisition Director EMEAR chez Dassault systèmes, tient de son côté à rappeler que même si son entreprise utilise beaucoup le digital pour « communiquer avec un marché de candidats potentiels », l’humain reste au centre du processus de sélection et de recrutement.

Le développement des tests comme outil d’aide au recrutement

Par ailleurs, le processus de recrutement est de plus en plus marqué par l’utilisation de tests à destination des candidats. L’étude d’OasYs révèle que 64 % des cabinets interrogés pratiquent des tests, notamment de personnalité, de compétences et de langues.

« La personnalité et la prédictibilité des comportements intéressent énormément les recruteurs, précise Françoise de Metz-Noblat, d’où l’utilisation de tests dont la plupart sont basés sur des années et des années de compilation et d’organisation de data, qui peuvent nous permettre de rapidement détecter certains points et, pour notre part, de passer du temps à les analyser pour challenger nos interlocuteurs sur ces sujets. » Pour Axel de Schietere, c’est une manière de rationaliser et d’accompagner les prises de décision.

Intelligence artificielle : des évolutions en perspective

Une autre révolution est en cours, celle de l’intelligence artificielle, qui fera très certainement évoluer le secteur du recrutement dans les années à venir. Certains cabinets prennent ce sujet à bras-le-corps, comme l’explique Axel de Schietere : « Heidrick & Struggles est un cabinet de recrutement américain, qui a une forte activité sur la côte ouest et qui est très lié aux sociétés technologiques américaines. Le cabinet a fait l’acquisition de quelques start-up dans le domaine de l’IA, parce qu’il y a une vraie logique de réflexion de l’impact de cette technologie sur le futur de notre métier. » Selon lui, des outils similaires à ceux utilisés sur les sites d’e-commerce, comme Amazon, qui permettent de faire des suggestions en fonction des articles consultés, pourraient bientôt être adaptés aux cabinets de recrutement. « Par exemple, si vous consultez un CV comprenant des compétences bien précises, vous pourrez avoir des suggestions de cinq ou dix autres CV qui correspondent à votre recherche », ajoute Axel de Schietere.

De son côté, Céline Hulot envisage un développement des chatbots (des robots qui répondent à des questions, sous la forme d’une conversation, via un outil de messagerie) dans l’univers du recrutement. « Par exemple, pour avoir un premier contact avec un candidat en recherche active qui souhaite plus d’informations sur un poste ou une entreprise. Souvent, le manque de réactivité que les entreprises peuvent avoir, au vu du volume de demandes qu’elles ont à traiter, peut être frustrant… » Mais Céline Hulot pense que cela mettra encore un peu de temps avant que l’IA ne prenne une place centrale dans les métiers du recrutement. Françoise de Metz-Noblat estime pour sa part qu’un aspect intéressant de l’IA dans ce domaine est la possibilité de faire du matching affinitaire, avec des algorithmes sur le modèle de ceux utilisés sur les sites de rencontre.

Place aux outsiders ?

Ces dernières années, le monde du travail n’a cessé d’évoluer. Flexibilité, mobilité, nouveaux métiers, méthodes de management agiles… Mais qu’en est-il du profil des candidats ? Les entreprises sont-elles plus ouvertes à des parcours moins classiques ? « Aujourd’hui, beaucoup d’industries et de secteurs d’activité se transforment, on est dans l’ère de la “disruption” ; finalement on recherche de plus en plus des personnes qui ont l’expérience du changement d’axe, de paradigme », indique Axel de Schietere. « Bien sûr, dans les entreprises il y a parfois des moments avec des contraintes fortes, où la prise de risques n’est pas aisée, et c’est alors rassurant de choisir quelqu’un qui maîtrise déjà les codes du secteur, qui sera plus rapidement opérationnel. »

Yann-Étienne Le Gall, Directeur Général adjoint du groupe Rocher, attend, quant à lui, d’être surpris, challengé, par les cabinets auxquels il fait appel : « Ce que l’on attend d’un recruteur, d’un chasseur de têtes, d’un tiers, c’est de sortir un peu des sentiers battus. Si c’est pour faire du copier-coller, du clonage, finalement, on n’a pas besoin de faire appel à un professionnel. J’attends un dialogue constructif afin d’enrichir véritablement la démarche de recrutement. En tout cas, c’est ainsi que je le conçois. »

Des propos qui semblent quelque peu nuancés par les résultats de l’étude menée par OasYs. Lorsque l’on pose aux cabinets la question : « Quel est le pourcentage de missions pour lesquelles vous avez le sentiment que votre client vous demande un “clone” (même formation, métier et secteur que son prédécesseur) ? », 34 % répondent que c’est le cas pour 50 à 75 % des missions et 13 % que c’est le cas pour 75 à 100 % des missions. Les statistiques d’outsiders présentés et placés par les cabinets sont également parlantes.

Pour Françoise de Metz-Noblat, ces statistiques ne sont pas vraiment étonnantes : « Vous avez tous été candidats et vous avez tous été recruteurs. Songez au comportement que vous avez eu, et si vous êtes tout à fait honnête avec vous-même, vous vous souviendrez avoir fait gentiment du copier-coller. » Selon elle, cela dépend à la fois du contexte dans lequel se trouve l’entreprise – dans des situations complexes, difficile d’être créatif – mais aussi du profil des recruteurs. « J’ai remarqué que lorsque nos clients ont des parcours diversifiés, qu’ils sont passés par des industries et des métiers différents, ils sont naturellement plus enclins à accepter une forme de créativité, d’atypisme et à sortir des sentiers battus », observe-t-elle.

En tout cas, « la tendance forte dans le recrutement est une tendance à la diversité », fait remarquer Axel de Schietere. « Cela passe souvent par une féminisation des équipes. Il y a également cette volonté de commencer à construire le futur des sociétés, en recrutant plus d’étrangers ; le but étant d’avoir, dans ses équipes, des professionnels représentatifs des marchés dans lesquels les sociétés vendent leurs produits. Il est atypique de voir des groupes dans lequel le comité de direction est 100 % français et dont le chiffre d’affaires est à 80 % international. La diversification nous oblige donc à aller chercher des profils différents. » Ce qui amène les cabinets à être plus flexibles sur certains critères, et à présenter aussi des candidats plus seniors, plus expérimentés ou qui ne viennent pas forcément du secteur.

La reprise du marché du travail favorise-t-elle l’emploi des seniors ?

« Concernant les seniors, un point me semble important : au cours des 10-15 dernières années, la barre de la “séniorité” a été assez considérablement repoussée », précise Yann-Étienne Le Gall. « Dans le droit du travail, la définition de senior, c’est 45 ans et plus ! Alors qu’à 45 ans, on est au milieu de sa carrière. Personnellement, l’âge n’est pas un critère auquel je fais attention. Il m’est arrivé de recruter en direct sur des postes de DRH des collaborateurs de 55 ans. Je pense que ces frontières, ces tabous-là sont progressivement en train de tomber, notamment dans les domaines où l’expérience est un véritable atout, heureusement ! »

Dans l’enquête d’OasYs, « les réponses sont plutôt paradoxales au sujet des seniors », explique Isabelle Mounier-Kuhn : « 67 % disent que leurs clients sont plus ouverts au recrutement des seniors, pour autant, l’âge est un critère discriminant pour 67 %. »

Chômage : à partir de quelle durée le recruteur a-t-il un préjugé défavorable à l’égard du candidat ?

Lorsque la question a été posée aux cabinets de chasse de têtes, 58 % ont répondu que leurs clients ont un préjugé défavorable à l’égard des candidats qui sont au chômage depuis une durée comprise entre 12 et 24 mois. « La durée standard pour retrouver un emploi est de six mois environ », indique Yann-Étienne Le Gall. « Je dirais que six mois c’est pas mal, 12 mois ce n’est pas inquiétant et 18 mois, ça commence à ne pas être évident », ajoute Axel de Schietere. « Au-delà de 18 mois, il faut être capable de bien expliquer la situation, ce que l’on a fait entre-temps. »

Au-delà de la recherche d’emploi en tant que telle, Yann-Étienne Le Gall conseille de rester actif : « Il faut utiliser ces périodes de transition le mieux possible, en faisant des missions ponctuelles, en s’engageant dans des associations, en prenant des cours… Lors d’un entretien, un recruteur préférera entendre cela, constater votre dynamisme, plutôt que de compter les mois à Pôle Emploi. » « En position de recruteur, je m’attache en effet à comprendre les transitions, ce qui s’est passé pendant ce laps de temps », poursuit Céline Hulot. « Ce n’est pas un problème pour moi si l’on décide d’avoir une phase de réflexion au cours de laquelle on se repositionne, mais il faut être capable de l’expliquer en entretien. » 


L’étude OasYs en bref

Au cours de cette conférence, Isabelle Mounier-Kuhn, associée du cabinet OasYs Consultants, a présenté les résultats de la quatrième vague de l’étude « Cabinets de chasse de têtes et de recrutement : entre tabous et idées reçues. Quelles pratiques et quelle contribution réelle ? »

Voici les quatre points principaux qui en ressortent :

  • Des cabinets à taille humaine :
    71 % des entreprises ont moins de 20 collaborateurs.

    Les cabinets de recrutement et chasseurs de têtes sont de plus en plus spécialisés. En 2007, 80 % des cabinets se disaient généralistes, aujourd’hui ils ne sont plus que 19 %.

  • La nature du CV : 92 % des recruteurs les souhaitent plutôt classiques (monochromes, une seule police, etc.) et les CV antichronologiques sont plébiscités (82 %). Quant à la longueur, le débat reste ouvert : 55 % les préfèrent en une page et 43 % sur deux pages.

    En réponse à la question « selon vous, sur quels critères vos clients sont-ils les plus exigeants ? », la personnalité arrive en tête à 79 %, suivie de l’expérience métier (72 %) et de la maîtrise des langues (47 %).