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Jana Jabbour : "Erdogan a voulu instrumentaliser l'affaire Khashoggi pour asseoir le leadership régional d'Ankara"

Recep Tayyip Erdogan cherche-t-il à tirer profit de l’affaire Khashoggi, très embarrassante pour le pouvoir saoudien ? Quelle stratégie le pouvoir turc a-t-il choisi d’adopter face à l’Arabie saoudite ? Jana Jabbour, politologue, enseignante à Sciences Po, auteure de La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente, décrypte pour Émile la gestion de l’affaire par le président Erdogan et ses conséquences sur les relations internationales dans la région.

Recep Tayyip Erdogan (CC0)

Sans une volonté réelle du président Erdogan, aurait-on eu connaissance du meurtre de Jamal Khashoggi et est-ce que l’affaire aurait pu prendre une telle ampleur sur la scène internationale ?

La manière dont la Turquie a géré l’« affaire Khashoggi » reflète l’implication personnelle du Président Erdogan dans ce dossier. Il a délibérément voulu rendre public et médiatiser le meurtre du journaliste saoudien afin d’instrumentaliser cette affaire pour obtenir des gains politiques. En clair, Erdogan s’est saisi de cette affaire comme une occasion en or pour réaliser trois objectifs : le premier, décrédibiliser Mohammed Ben Salman, le prince héritier saoudien, et ternir son image sur la scène régionale et internationale, et de ce fait affaiblir l’Arabie saoudite dans un contexte où Ankara et Riyad rivalisent pour le leadership du Moyen-Orient et du monde arabo-islamique. Le second est de redorer son image à l’étranger en se posant comme fervent défenseur de la liberté d’expression et des droits de l’homme, et mettre ainsi en porte-à-faux les capitales occidentales qui le présentent comme un dictateur. Enfin, le dernier objectif est d’engranger de l’Arabie saoudite des avantages économiques (sous forme d’investissements), surtout dans un contexte où l’économie turque est en crise et la monnaie nationale dévalorisée.

La stratégie turque dans la gestion de cette affaire a consisté à utiliser les médias pro-gouvernementaux pour jouer au chantage avec Riyad et faire monter la pression sur MBS en insinuant que les autorités turques possédaient des preuves quant à son implication dans le meurtre, tout en maintenant un discours officiel modéré et calme vis-à-vis de Riyad. En bon politicien, Erdogan a ainsi géré cette affaire de façon pragmatique et calculée, en portant un coup dur au pouvoir saoudien, sans pour autant briser les ponts avec Riyad. Un MBS affaibli est dans l’intérêt de la Turquie.

Le président Erdogan a-t-il été personnellement heurté par l’assassinat, qui s’est déroulé sur le sol turc, ou a-t-il réagi de cette manière uniquement pour asseoir son pouvoir dans la région au détriment de son rival saoudien ?

Que ce meurtre ait été effectué en Turquie est en quelque sorte une « insulte » aux autorités turques, testées et mises à l’épreuve dans leur capacité à contrôler ce qui se passe sur leur sol. En ce sens, Erdogan a été « forcé » d’intervenir pour limiter les dégâts, affirmer la souveraineté de la Turquie, et « sauver l’honneur » de son pays.

À cela s’ajoute la volonté d’Erdogan d’instrumentaliser politiquement cette affaire pour « booster » son image au détriment de celle de MBS et asseoir le pouvoir et le leadership régional d’Ankara au détriment de celui de Riyad.

Pourquoi le pouvoir saoudien a-t-il agi ainsi ? Cet assassinat est-il une bavure ou une manœuvre réfléchie et pensée par Riyad contre les Turcs ?

Mohammed Ben Salman est un jeune politicien qui n’a pas d’expérience dans la gestion des affaires d’un État ; ce n’est pas un stratège qui calcule les conséquences de ses actes. Le pouvoir saoudien n’a non seulement pas anticipé les conséquences de l’assassinat d’un opposant sur le sol d’un pays étranger, mais en plus il a sous-estimé les capacités des autorités turques et a très mal calculé l’intérêt et les bénéfices que le pouvoir turc peut tirer de cette affaire.  

Il se peut aussi que le pouvoir saoudien ait cru qu’il pouvait utiliser cette affaire pour décrédibiliser la Turquie à l’étranger, en montrant que c’est un pays qui manque d’ordre et où un assassinat d’une telle ampleur peut se produire…


L’affaire Khashoggi en bref

Le 2 octobre dernier, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, opposant au régime de Mohammed Ben Salman, entre dans le consulat saoudien à Instanbul, pour y obtenir des documents personnels. Il n’en ressortira jamais. Révélé par Reuters, d’abord nié par Riyad, son meurtre est aujourd’hui avéré. Perpétré sur le sol turc, le crime a déclenché une véritable guerre de communication menée par Ankara contre Riyad. Plus d’un mois après la disparition de Khashoggi, le piège médiatique s’est refermé sur le pouvoir saoudien.

Jamal Khashoggi (CC/April Brady/POMED)