Émile Magazine

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Sciences Po en mai 68 : "C'était Cuba en bourgeoisie"

En Mai 68, Alain Duhamel avait 28 ans. Il était maître de conférence à Sciences Po en deuxième année. Quarante ans après, en 2008, il racontait au magazine des Alumni ses souvenirs de cet évènement. Nous avons choisi de les republier à l'occasion du cinquantième anniversaire de Mai 68. 

Propos recueillis par Éric Chol (promo 89)

Le hall d'entrée de Sciences Po (surnommé "La Péniche") en Mai 68 (Crédit photo : Bruno Barbey)

Quelle image gardez-vous des événements de Mai 68 à Sciences Po ? 

Celle d'une énorme effervescence, réelle et générale : tout le monde considérait le mouvement très sérieusement. En réalité, les révolutionnaires étaient groupusculaires et les étudiants qui découvraient la révolution – ou plutôt son mime – étaient beaucoup plus nombreux : ce fut donc un moment très bavard et agité. Alors que tout le quartier basculait dans une atmosphère de barricades, de pavés et de fumigènes, il régnait à Sciences Po un sentiment de parodie : on aurait dit un théâtre d’amateur, non dénué d’une certaine naïveté. Je me souviens de ces calicots suspendus à la façade : c’était Cuba en bourgeoisie ! Personnellement, je regardais cela d’un œil assez ironique. En revanche, j’ai été plus choqué par la démagogie de certains enseignants, qui n’hésitaient  pas à tenir des propos incendiaires et apportaient leur soutien aux autogestionnaires sans-culotte, tout en se promenant dans leur costumes trois pièces de conseillers d’État.

Que faisiez-vous pendant ce mois de mai ? 

Je me rendais très souvent à Sciences Po, pour renifler l’air, écouter les conversations… En même temps, j’ai beaucoup rencontré Pierre Mendès France, qui était désireux de recueillir l’avis de jeunes gens : trois fois par semaine, je me rendais à son domicile parisien. Je me souviens par exemple d’avoir tenté de le convaincre de ne pas se rendre au stade Charlety, où il est quand même allé mais sans prendre la parole.

Les étudiants de Sciences Po étaient-ils fortement politisés ? 

Ils n'ont pas été un élément précurseur de Mai 68 ! Ils avaient été autrement plus politisés pendant la guerre d’Algérie, et les affrontements avaient été beaucoup plus rudes ! Je me souviens parfaitement de cette période, puisque j’étais moi-même étudiant à l’Institut et j’ai été quelque chose comme vice-président d'une impressionnanteUnion antifasciste de Sciences Po. 

Sciences Po est-il sorti changé des événements ?

D’abord, il faut saluer le comportement de Jacques Chapsal, directeur de l’Institut, qui s’est montré à la fois habile et courageux, et a réussi à maintenir le fleuve dans le lit ! Comme au mois de mai les conférences se sont arrêtées, il a fallu attendre la rentrée universitaire de 1968 pour se rendre compte des premières différences. Or, plusieurs choses ont changé. Dans les rites, par exemple : ce fut la fin d’une tradition, qui relevait d’un certain snobisme, consistant pour les élèves à applaudir les enseignants à la fin des cours. De même, les étudiants ont arrêté de se lever quand les enseignants entraient dans les salles de cours. J’ai aussi vu à cette rentrée 68 les premiers étudiants arriver sans cravate : une fracture historique ! Plus sérieusement, je les ai sentis davantage débridés. Ils sont devenus plus participatifs, plus critiques mais aussi plus exigeants vis-à-vis de leurs enseignants. 


En 1968, le photographe Bruno Barbey devient à 27 ans membre à part entière de l'agence Magnum et couvre très largement le mouvement de Mai 68. Il est partout : à la Sorbonne, à l'Odéon et aussi... à Sciences Po, qui lui est familier : sa soeur Adélaïde est en seconde année, et son frère Dominique a été diplômé en 1965. Ses photos restent parmi les plus célèbres sur ces évènements. 

Devant l'entrée de Sciences Po, en Mai 68 (Crédit photo : Bruno Barbey)


Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro 150 du magazine de l'Association, à l'occasion des 40 ans de Mai 68.