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Mathias Dufour : "Si on investit davantage dans les compétences des travailleurs, on leur redonne un avenir"

Lancé en juillet 2017, le mouvement #Leplusimportant rassemble des femmes et des hommes, venus de tous horizons, mus par un engagement commun. Leur but? Agir pour réduire le fossé qui se creuse entre ceux qui s'approprient la mondialisation et les technologies de demain et ceux qui voient, au contraire, s'aggraver leur insécurité économique, en particulier au sein des milieux les moins favorisés et des classes moyennes. Pour ce faire, cette association a la conviction qu'il est urgent d'investir dans les compétences en développant les capacités individuelles de chacun. Émile est allé à la rencontre de Mathias Dufour, co-fondateur du mouvement et consultant en stratégie dans le secteur public afin d’en savoir plus sur les objectifs de l’association.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Sandra Elouarghi

Comment l’association #Leplusimportant est-elle née ?

Ce projet est né d'un sentiment d’urgence à agir, à la suite du Brexit, de l’élection de Trump et de la vague populiste en France et en Europe. J’ai pris conscience que la montée des inégalités et des fractures sociales et, celle parallèle, des populismes menace les bases mêmes de notre modèle social. Conscience que la remise en cause de l’idéal progressiste issu des Lumières est à la fois grave et durable. En conséquence, lutter contre cette fracture, qui traverse toutes les sociétés occidentales - entre une partie « mondialisée » qui s’en sort et une partie « périphérique » qui se sent fragilisée voire délaissée - est une des grandes causes de notre temps. C’est « le plus important ». De fait, #Leplusimportant repose sur une triple conviction :

  • D’abord, pour agir efficacement ce sont les causes de fond du problème qu’il faut traiter. Or celles-ci sont pour une large part d’ordre économique, le cocktail "précarisation du travail, chômage de masse et panne de l’ascenseur social" remettant profondément en cause la promesse de sécurité économique et de prospérité au cœur du projet des sociétés occidentales.
  • Ensuite, face à cette situation, il y a une ligne directrice, simple, claire, essentielle, qui doit à notre sens irriguer toutes les politiques publiques : c'est en investissant dans les compétences et en développant les capacités de chacun, en d’autres termes en investissant dans le capital humain, que nous pourrons le plus efficacement lutter contre les inégalités et favoriser une société plus inclusive.

Si on investit davantage dans les compétences des travailleurs, on leur redonne un avenir. Le capital humain est le chaînon majeur qui permet de réconcilier modèle social et compétitivité économique.. Les pays nordiques ont tous des dépenses publiques comparables aux nôtres, ils sont pourtant dans le top 12 des pays les plus compétitifs du World Economic Forum. Simplement, la différence avec la France, c’est que ces pays ont fait le choix  de se positionner sur des segments à forte valeur ajoutée qui nécessitent de la main d’œuvre qualifiée. Il s’agit d’un cercle vertueux. L’investissement dans le capital humain est un chaînon indispensable dans ce positionnement et doit devenir la priorité stratégique de nos politiques publiques. 

Pensez-vous que la réforme annoncée par le gouvernement sur la formation professionnelle peut faciliter l’accès à la formation pour les peu qualifiés ?

Cela va évidemment dans le bon sens. Mais nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur des besoins. A titre illustratif, le Gouvernement a prévu, ce qui est unique dans l’histoire de notre pays, 15 milliards d’investissement dans les compétences, en se concentrant sur les deux millions de personnes qui sont éloignées de l’emploi à l’heure actuelle. Or, avec la robotisation, le développement de l’intelligence artificielle, nous allons connaitre une vague de déqualification, de destruction d’emplois et de recréation de nouveaux emplois. Cette vague appelle un énorme effort d’accompagnement de transition, qui à ce stade n’est pas assez anticipé par les pouvoirs publics.

D’ailleurs les travailleurs le sentent ; un chauffeur Uber me disait il y a quelques jours : « de toute façon, on sait que dans quelques années on sera remplacés par les voitures autonomes ». Idem pour les caristes ou les caissières, dont le travail s’automatise de plus en plus. On peut considérer que c’est une bonne chose parce que cela va coûter moins cher au consommateur et qu’il y aura d’autres emplois qui vont être créés, mais en attendant ces personnes ont besoin d’être accompagnées vers de nouveaux emplois. 

Il y a quelques semaines j’ai lu dans le New York Times que 70% des travailleurs américains ont peur de la robotisation, alors que 80% des travailleurs suédois la voient d’un bon œil. Cette grande différence de perception s’explique par le fait que les travailleurs suédois savent que leur entreprise va investir pour les former et les accompagner dans la transition. Ils savent que les syndicats seront là pour leur apporter des services et les aider, ils savent que les pouvoirs publics vont investir aussi et qu’à la fin il y aura toujours de l’emploi pour eux…

Vous dressez donc un constat plutôt pessimiste quant à l’accompagnement par les pouvoirs publics de la transformation du monde du travail en France. Comment comptez-vous agir ?

J’aimerais citer une phrase de Jean Monnet qui me tient très à cœur : « je ne suis ni pessimiste, ni optimiste, je suis déterminé ». 

La mise en action est au cœur de l’ADN de #Leplusimportant. Concrètement, nous agissons via deux leviers un « think tank » et un « action lab », qui accompagne des projets de terrain centrés sur le développement des compétences afin d’accélérer leur développement et de démultiplier leur impact. 

Notre think tank fait des propositions concrètes pour orienter les politiques publiques vers un investissement dans le capital humain. Notre objectif est double : nourrir le débat public et influencer directement les décideurs en leur apportant des solutions concrètes. Notre règle est celle du « 80-20 » : 20% de diagnostic, 80% de propositions concrètes. C’est joli à dire, mais c’est très exigeant !

Le premier rapport rédigé par #Leplusimportant porte sur un sujet emblématique : les travailleurs des plateformes numériques, telles que Uber ou Deliveroo. Face à ces activités décriées, mais indispensables dans un contexte de raréfaction de l’emploi peu qualifié, nous nous sommes posés la question : « comment faire en sorte que les personnes qui travaillent pour ces plateformes développent plus de compétences, voient leurs compétences reconnues et aient un meilleur accès à la protection sociale et des parcours professionnels intéressants ? » Concrètement, nous avons fait 18 propositions que nous sommes en train de traduire en amendements, et nous allons voir les parlementaires et les cabinets ministériels pour leur présenter. On souhaite également toucher les acteurs du secteur, pas seulement les décideurs publics. Ainsi, le 13 avril, nous organisons, en partenariat avec France Stratégie et le collectif Sharers and Workers, un séminaire de travail et de discussion des propositions du rapport. Il y aura une cinquantaine d’acteurs de plateformes (Uber, Deliveroo, Stuart, Lulu dans ma rue…), des experts, des partenaires sociaux (MEDEF, CFDT, CFE-CGC…), des travailleurs des plateformes. La conférence sera close par le secrétaire d’Etat à l’Economie numérique, Mounir Mahjoubi. Cette conférence illustre parfaitement le mode opératoire que nous souhaitons avoir pour le think tank : bâtir des plateformes de propositions concrètes, et des plateformes de mobilisation. 

Quelles autres pistes de réflexion envisagez-vous ?

Notre think tank a vocation à traiter tous les sujets liés au développement des compétences des personnes peu qualifiées ou en voie de déqualification, ainsi qu’au développement des capacités des enfants et des jeunes pour favoriser l’égalité des chances et la réussite de tous. Tenez, la question du capital humain commence dès les premières années de la vie des citoyens. Le fait d’avoir des modes de garde socialisés pour les enfants et d’avoir accès à un vocabulaire différencié a une influence déterminante sur le développement des capacités, et donc des parcours scolaires et professionnels. Ainsi, la petite enfance fait partie des politiques publiques sur lesquelles nous allons faire des propositions. 

Un autre thème sur lequel nous travaillons est la diffusion de la culture scientifique industrielle et technique. Il existe d’importantes inégalités dans l’accès à cette culture, ce qui pose un problème de démocratie, de justice sociale et engendre un manque à gagner pour le pays en termes d’innovation. 

En plus de votre think tank, vous évoquiez un Action lab. En quoi consiste-t-il ?

Il ne faut pas attendre de l’État qu’il fasse tout, donc, en complément de nos propositions de politiques publiques, nous avons choisi d’agir concrètement. De nombreuses associations et start-ups œuvrent au quotidien pour développer le capital humain des personnes en difficulté et favoriser l’égalité des chances. J’ai moi-même accompagné des associations pendant plusieurs années ce qui m’a amené à constater qu’un certain nombre de porteurs de projets avaient de très bonnes idées sur le terrain, mais manquaient de compétences business et managériales pour gérer une association, la faire changer d’échelle.

L’Action Lab de #Leplusimportant rassemble ainsi des professionnels qui donnent deux heures de leur temps chaque mois (voire plus s’ils le souhaitent) pour mettre leurs compétences au service d’associations et de personnes ayant un impact social concret, qui pourrait être démultiplié. C’est une forme de mécénat de compétences. Nous avons dans l’équipe des managers, des banquiers, des consultants, des philosophes, des enseignants, des consultants, des juristes, des startuppers, des journalistes, des chasseurs de tête…

A-t-il été facile de convaincre des professionnels de donner de leur temps ?

Ce n’est pas la première fois que j’essaie de monter un think tank et, pour être honnête, j’ai ajouté ma part au cimetière des think tanks qui n’ont jamais décollé. Là, c’est différent, il se passe quelque chose. En quelques mois, nous sommes déjà plus de 100 volontaires, dont plus d'une dizaine d'alumni de Sciences Po (et  nous serions très heureux d'en accueillir plus !).

Je pense que cette idée qu’il y a urgence à agir, que l’investissement dans le capital humain est quelque chose d’important et d’utile, cela percute. Entre 80 et 90% des gens que je contacte me disent oui, ce qui est un taux absolument incroyable ! Surtout, ceux qui nous ont rejoint cooptent leurs propres amis et nous grandissons ainsi très vite. Il s’agit tout de même de prendre sur son temps personnel - du temps de famille, de repos ou de loisir. On s’adresse à des gens qui ont des agendas complètement surbookés, il faut donc que le « ticket d’entrée » soit faible : pour l’Action lab, on leur demande deux heures par mois, ce qui suffit déjà pour apporter de la valeur à une association.

Pour le moment, nous avons deux modes d’intervention : un premier dans la durée (une formule de deux heures mensuelles pour un même projet) et un second pour lequel des experts répondent à des questions ponctuelles, par exemple sur des sujets juridiques ou comptables. Nous organisons des « speed dating » pour que les associations et les mentors se rencontrent, ainsi que des « speed coachings » pour que les associations puissent poser des questions en direct à des juristes, des financiers, des gens qui ont fait du fundraising, des comptables, etc. Nous lançons aussi diverses formules de formation à la carte auprès des projets qe nous accompagnons. Mon objectif est que nous passions de 100 membres actifs à 500 à la fin de l’année. Et 2000 l’année d’après ! 

C’est un objectif ambitieux !

C’est la cause, l’ampleur du besoin auquel nous répondons, qui  justifie une mobilisation forte. Il y a vraiment urgence à agir pour permettre à chacun de trouver sa place dans l’économie de demain. Je souhaite que #Leplusimportant devienne l’un des acteurs de référence sur le sujet du capital humain du côté du think tank. Quant à l’Action Lab, j’aimerais qu’on accompagne des centaines d’associations, voire des milliers. Pour démultiplier notre impact, nous souhaitons nouer des partenariats avec des entreprises qui proposent à leurs salariés de faire des actions pro bono. 

Vous êtes également en discussion pour un partenariat avec l’Ecole d’affaires publiques de Sciences Po… 

Nous avons pris contact avec l’École d’affaires publiques, et en particulier leur incubateur parce qu’il partage notre philosophie qui consiste à résoudre les problèmes liés aux politiques publiques en étant le plus concret possible. Au sein de l’incubateur, les projets débouchent sur un démonstrateur, sur une application, que les pouvoirs publics peuvent s’approprier directement. Là encore, notre objectif est de travailler sur des solutions concrètes et qui peuvent être rapidement mises en œuvre. 


Mathias Dufour en quelques dates

1995 : Diplômé de Sciences Po Paris
1997 : Diplômé de HEC
1999 : Agrégation de sciences économiques et sociale à l’ENS
2005 : Sortie de l’ENA
2005-2007 : Chef adjoint du bureau des opérateurs de l’Etat – DGFIP
2007-2010 : Cabinet du Ministre de la Santé (Directeur de cabinet adjoint) 
 partir de 2011 : Senior Expert à McKinsey
2017 : Création de #Leplusimportant