Émile Magazine

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À l'heure Macron, que reste-t-il de 68 et de sa génération ?

Émile a interviewé trois personnalités contrastées qui ont malgré tout un point commun : avoir vécu, en pleine jeunesse, les événements de Mai 68 — le sociologue Michel Wieviorka, la philosophe Chantal Delsol et le journaliste et écrivain André Bercoff. Nous avons confronté leur regard — et leur héritage — à ceux de trois jeunes intellectuels aux idées divergentes : Thomas Guénolé, Nicolas Bouzou et Jean-Sébastien Ferjou : à chacun son Mai 68, et à chacun son Macron !

Dossier coordonné par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany

Mai 68 (crédit : Gilles Caron / Fondation Gilles Caron / Clermes) - Emmanuel Macron en 2017 (CC)

Franchement, en 68, on s'est bien amusés !

André Bercoff : Ce que je garde de Mai 68, c’est le côté festif, jouissif. Il n’y avait plus de voitures dans Paris, plus de transport en commun, la capitale était livrée à la rue, au bon sens du terme. Tout le monde a parlé des barricades, mais il y avait aussi des ballades dans Paris, la dérive dans la ville, du matin au soir et du soir au matin. Je vais vous raconter la plus belle illustration qui me reste de Mai 68, je m’en rappellerai toujours : le défilé du 30 mai venait de s’achever, j’étais rue Mouffetard, et je rencontre une vieille dame, qui avait le visage plein de larmes ; je pensais qu’il s’était passé quelque chose, et je l’interroge :

-          « Madame, puis-je vous aider ?
-          « Non Monsieur, je suis triste parce que la fête est finie ».
-          « J’avoue que je ne comprends pas… »
-          « Mais je vais vous dire, Monsieur, évidemment je ne manifestais pas, mais on parlait à tout le monde, tout le monde me parlait, je vais retrouver mon appartement, je vais retrouver ma solitude. »

On occulte cette dimension-là de mai 68, mais elle était très importante. Il y a eu une espèce d’insurrection d’humanité pendant un mois… Mai 68 n’a pas changé le monde, ni la société dans son ensemble, mais il y a eu ça !

Michel Wieviorka : J’étais étudiant en dernière année de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, où je n’avais d’ailleurs pas beaucoup travaillé… Ma compagne de l’époque était étudiante en sociologie, elle habitait rue Soufflot. Elle était certainement plus proche de ce climat qui préparait Mai 68 que moi. Quand les évènements, comme on dit, sont arrivés, j’ai été de toutes les manifestations. Je me suis senti, bizarrement, très concerné par ce qui se passait alors que je n’étais pas politisé, que je vivais dans une famille merveilleuse, que j’étais, par rapport à ma génération, quelqu’un de très libre, qui n’avait aucune raison de se rebeller. Comme beaucoup, j’ai été porté par le renouveau culturel, le refus de l’archaïsme, de l’autorité, le désir aussi d’échanger. C’était un moment où la parole était très libre. Il faisait beau, les gens se parlaient dans la rue – on oublie à quel point c’était important ! Et, contrairement à aujourd’hui, il n’y avait pas ce climat de haine dès qu’il est question de politique. Un climat de non-violence prédominait. J’ai eu un énorme sentiment d’émancipation, de libération, quelque chose qui ne pesait pas directement sur moi mais qui me concernait. Ne pas être du tout politisé a été ma chance, parce que je ne suis pas entré dans les catégories marxistes, léninistes ou même anarchistes qui prétendaient donner un sens au mouvement. J’ai découvert tout cet univers plus tard. Je vais vous raconter une anecdote amusante : le jour de l’énorme manifestation du 13 mai, j’ai acheté un grand bâton de bois à un marchand qui était en bas de chez moi, et j’ai demandé à ma tante un morceau de tissu noir, avec l’idée de confectionner un drapeau noir pour défiler avec. Je ne savais pas du tout ce que cela signifiait…mais je l’ai très vite appris ! Je me suis retrouvé au milieu de la CGT, ils ont failli me faire la peau ! J’ai rapidement compris qu’il ne fallait pas se balader avec un drapeau noir, un symbole anarchiste voire fasciste, dans une manifestation…

L'esprit 68 n'est plus là aujourd'hui, et c'est bien dommage...

André Bercoff : Dans tous ces mouvements féministes, homosexuels de l’époque, il y avait quelque chose que je ne vois plus aujourd’hui : c’est le côté festif de l’action. Aujourd’hui, ces mouvements sont tombés dans un sérieux hallucinant et austère. Le front homosexuel d’action révolutionnaire, qui défilait en Mai 68, se mettait derrière la CGT avec une grande banderole « Karl Marx, Marilyn Monroe, même combat », et ses militants se faisaient courser par les mecs de la CGT ! L’Internationale était chantée ainsi : « c’est l’orgasme final, tous au lit, et demain, les gouines et les pédales feront le genre humain ! ». On est loin du côté « ahlala, attention je suis là, je porte la croix du féminisme, de la minorité à laquelle j’appartiens ». Les revendications de l’époque étaient formidables, libertaires, et elles s’exprimaient par la fête.

Stade Charléty, le 27 mai 1968 (Crédit photo : Gilles Caron / Fondation Gilles Caron, Clermes

 

À la décharge de l’époque actuelle, le contexte économique a changé. On est loin de 68 et des Trentes Glorieuses. On est en 2018, avec 6 millions et demi de chômeurs, une dette abyssale, des dépenses publiques énormes, etc. A l’époque, on ne se posait même pas la question de savoir si on allait trouver un boulot. On pouvait faire la fête. Les conditions ont changé, les jeunes sont beaucoup plus préoccupés par ce qu’ils vont devenir, les tensions se sont accrues, la radicalisation, qu’elle soit communautaire ou autre, s’est intensifiée… ça n’existait pas à l’époque, toutes ces questions sur le voile, l’islamisme, les attentats. Il y a eu un mort en mai 68, et encore, c’était un accident. Le monde d’aujourd’hui n’a strictement plus rien à voir…

Le gauchisme n'a pas fait Mai 68, il est né des décombres de Mai 68 !

Michel Wieviorka : Le gauchisme, contrairement à ce qu’on croit, n’était pas très puissant ni très présent en Mai 68. Personne, à part quelques trotskistes, ne connaissait Alain Krivine au moment des événements. On l’a découvert en 69, quand il a été candidat à l’élection présidentielle. Le gauchisme s’est construit sur les décombres de 68 en réalité. Mais soyons honnête, politiquement, l’héritage de 68 a été quasi nul, voire même négatif. Quasi nul, parce que la seule tentative, pour donner à mai 68 un débouché politique, à gauche, a été Charlety, avec Michel Rocard et Pierre Mendés France. Mais cette tentative a tout de suite avorté. Ensuite, qu’est-ce que nous avons eu ? Des années plus tard, François Mitterrand, dont on peut difficilement dire qu’il incarne, d’une manière ou d’une autre, l’esprit de 68 ! Et un héritage négatif, parce que la retombée de mai 68 n’a pas seulement fabriqué le gauchisme, le maoïsme, elle a fabriqué la tentation terroriste, elle a fabriqué les années de plomb. En France, ça n’a pas été aussi dramatique qu’en Italie, mais quand on voit qui s’est passé chez nos voisins, on comprend qu’on n’est pas passé très loin. Tout cela s’est achevé, à mon sens, à la fin des années 70, avec les nouveaux philosophes, qui, un beau jour, ont dit c’est fini, on va passer à autre chose.

André Bercoff : La révolution était effectivement le rêve des gauchistes, et ils ont cru à un moment donné, qu’elle était possible… On le comprend, parce qu’il y a eu la plus grande grève de l’histoire de France après le Front Populaire. Sauf que la classe ouvrière n’avait pas du tout les mêmes objectifs que les gauchistes. La classe ouvrière voulait une amélioration de son sort, de ses conditions de travail, tout à fait justifiée. Les histoires de mœurs, notamment, ne les intéressaient pas.

Ce que 68 nous a laissé de bon…

Michel Wieviorka : On oublie trop souvent que 68, avec les négociations de Grenelle, a été une énorme conquête sociale. La première est l’augmentation de 30% du salaire minimum. D’un seul coup, quelqu’un qui gagnait quelques centaines de franc allait en gagner 30% de plus ! Imaginez la conséquence en termes de pouvoir d’achat, de relance de la consommation, donc de transformation de la société à travers l’emploi ! Car on est en plein emploi à cette époque. La deuxième conquête a été obtenue par la CFDT : c’est le droit de faire entrer le syndicat dans l’entreprise. Cela paraît aberrant de dire ça aujourd’hui, mais à l’époque on avait pas le droit d’avoir des sections syndicales dans l’entreprise. Elles devaient être en dehors, dans des bourses du travail, dans des fédérations etc. Et puis, ce qui a été également merveilleux en mai 68, c’est ce qu’Edgar Morin a appelé la « brèche culturelle » : l’ouverture de la société qui s’est produite à cette époque. Aujourd’hui encore, c’est ce qui me fait adorer 68. D’un seul coup, le vieux monde culturel se déchirait, disparaissait... Nos médias actuels doivent beaucoup à 68. À l’époque, il n’y qu’une ou deux chaines de télé, qui étaient complètement à la botte du pouvoir. Je me souviens du Canard enchainé qui se moquait du journaliste Michel Droit qui interviewait le général de Gaulle : ils le dessinaient comme un personnage tellement courbé qu’il finissait en angle droit avec le sol. Ce fut la fin d’un archaïsme dans la communication, dans l’information, et même dans la culture... On n’imagine pas à quel point cette société était culturellement archaïque dans les écoles et à l’université. La réglementation, les rapports entre les élèves et les profs, les rapports avec l’administration, les mandarins à l’université qui imposaient leur façon de penser, tout cela a terriblement changé, plutôt en bien, il me semble.

Toulouse, Place du Capitole, 11 ou 12 juin 1968 (Crédit photo : Fonds André Cros)

 

Thomas Guénolé : L’héritage de mai 68, c’est aussi un certain nombre de mouvements en profondeur : l’économie sociale et solidaire, le mouvement hippie, la banalisation d’une partie des drogues, la libération sexuelle, en particulier des femmes, mais pas seulement, la banalisation progressive de la sexualité non-hétérosexuelle, l’écologie politique, la remise en cause du nucléaire, le manger bio, la pratique des occupations pour les questions d’agriculture alternative ou d’écologie de terrain. Dans ma vie quotidienne, je suis content de vivre dans une société post-68, dans laquelle, par exemple, on peut divorcer sans que ce soit une infamie pour toute la famille sur trois générations. Je suis heureux qu’on soit sorti de la pédagogie centrée sur le maître, parce que la glorification de l’autorité, c’est une vision militaire de l’éducation, absolument pas émancipatrice.

Il y a bien eu un avant et un après Mai 68...

Chantal Delsol : J’habitais à Lyon en mai 68. Je militais déjà, à l’époque, en faveur des universités autonomes, mais au fond, je militais aussi contre les gauchistes. Je faisais partie de cette petite minorité étudiante qui n’était pas marxiste. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé à Paris. À Lyon, on ne pouvait pas faire grand-chose. On a libéré une fac, une fois… on distribuait des tracts, en se faisant un peu tabasser. C’était violent quand même. Un peu plus tard, je me suis rendue compte à quel point 68 a vraiment été une révolution pour les mœurs. Je n’avais pas vu ça à l’époque, mes parents étaient libéraux et donc il n’y avait aucun problème pour moi. J’ai ensuite compris combien ce qui s’est passé a été ce que l’on appelle un évènement en philosophie, c’est-à-dire quelque chose qui advient soudainement mais qui, au fond, a des soubassements importants. C’est comme une espèce de matrice, un trop-plein de choses accumulées, non dites, mais qui vont arriver au jour et changer une situation. Il y avait sûrement une colère rentrée, des mécontentements très forts, mais qui n’osaient pas se dire. Mai 68 a permis de les dire. Je crois effectivement que la société a été transformée. Il y eu un avant et un après.

 

68 ou l’avènement du libéralisme ? Voire de la société de consommation ?

Nicolas Bouzou : Evidemment que Mai 68 est une révolution libérale ! C’est un appel à la liberté, tout simplement, une révolution émancipatrice. Au fond, comme libéral, je dirais que toutes les révoltes contre l’ordre établi sont bonnes. Je suis volontairement un peu outrancier, mais on était quand même dans une société que j’aurais eue du mal, moi-même, à supporter avec ce Gaullisme vertical, et toutes les contraintes qui en découlaient, notamment sur l’ORTF... j’aurais sans doute fait mai 68. Gaspard Koenig, par exemple, explique parfaitement bien que son libéralisme à lui – qui est un libéralisme intégral, moins tempéré que le mien – vient de ses parents, qui étaient de vrais soixante-huitards. Cette révolution n’avait absolument rien de collectiviste ou de bolchevique, je ne suis pas d’accord avec cette interprétation. Et d’ailleurs, elle n’a pas du tout abouti à une politique anti-libérale. C’est même l’inverse. Les années 70, en France, sont les années Giscard, qui mène, pour le coup, une politique proche de celle de Macron aujourd’hui : qui essaye de faire du libéralisme à la fois sur le plan économique et sur le plan sociétal. Même si Macron ne le fait pas encore vraiment sur le plan sociétal, mais on voit bien que ce ne serait pas complètement en décalage avec ce qu’il pense. Quant à la société de consommation, la dialectique est là aussi très intéressante : ce sont les acteurs de Mai 68 qui l’ont rendue possible ! Justement parce que les valeurs qui sont sorties de Mai 68 ont été le bien-être, la liberté, le bonheur, etc. ; ce sont des infrastructures culturelles mentales qui rendent possible la société de consommation.

Posters, rue de la Goutte d'Or, en mai 1968 (Crédit photo : Robert Schedwy)

 

La libéralisation des mœurs, fort bien, mais attention malgré tout…

Jean-Sébastien Ferjou : La libération des mœurs, avec le desserrement des contraintes sociales qui l’accompagne, peut être une très bonne chose – à l’époque, cela a donné de l’oxygène à chaque individu –  mais cela peut aussi être porteur de germes de perturbations sociales et mêmes individuelles. Et c’est sans doute l’impensé de Mai 68 et même de la génération 68 : leur incapacité à regarder cette réalité-là. Comment explique-t-on qu’il y ait de plus en plus de troubles mentaux chez les enfants ? Comment explique-t-on qu’avec autant de libertés et de prospérité aujourd’hui, il y ait toujours plus de gens sous antidépresseurs ? Le fait qu’on ait déconstruit un certain nombre de références : la religion, la famille, l’éducation… cela pose la question de savoir comment on redonne du sens à la vie une fois qu’on a détruit toutes les sources de transcendance. Et ce n’est pas l’Etat qui va pallier tout cela.

Nicolas Bouzou : Cette révolte de mai 68 était tellement libérale qu’elle aurait même pu détruire le libéralisme ! La liberté, à mon avis, a besoin de principes. Il n’y a rien de plus stupide que la phrase « Il est interdit d’interdire », c’est une revendication qui passe du libéralisme à l’anarchisme. Et c’est le degré zéro de la réflexion : bien évidemment qu’il faut interdire des choses ! Et c’est un libéral qui vous le dit. Cette absence de limite à la liberté est le côté négatif de mai 68. Auquel il faut aussi ajouter le passage à une philosophie utilitariste, que nous payons aujourd’hui : c’est à dire l’obsession du confort, du bonheur individuel qui est devenue trop forte dans nos sociétés.

André Bercoff (crédit photo : IBO-SIPA)

André Bercoff : Le côté positif de Mai 68, c’est la déconstruction des cloisons, le fait d’avoir fait sauter les tabous dans une société patriarcale. Mais je dirais que ce qui a été négatif, c’est de considérer que toute autorité est, par essence, mauvaise. C’est-à-dire les parents, la famille, l’école. Roland Barthes nous dit : « le langage est fasciste ». N’est-ce pas une stupidité ontologique ? Si le langage est fasciste, tout est fasciste. Effectivement, tu t’opposes à moi, tu es fasciste. Regardez l’utilisation de ce mot aujourd’hui. Et cela nous vient de 68, de « CRS=SS » à « De Gaulle = assassin ». Autre héritage négatif de 68, c’est l’autogestion, l’auto-gouvernement, dont la caricature la plus contemporaine a été « Nuit Debout ». En Mai 68, cette autogestion se faisait dans la joie. Tout le monde parlait de tout, de façon très ouverte. C’était existentiel, ce n’était pas catégoriel, où chacun vient parler de son problème. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est du corporatisme de l’instruction : « Allez, je parle, mais je parle de mes problèmes ». Une autogestion extrêmement mal comprise, et une destruction de tout pouvoir, de toute autorité… tout cela nous emmenant directement vers une nouvelle forme de totalitarisme.

Chantal Delsol : Je me définis comme libérale conservatrice. Libérale sur le plan des idées, conservatrice sur le plan des mœurs. De manière générale, je défends la liberté, que je préfère à l’égalité, par exemple. Les libéraux sont ainsi. Ça ne veut pas dire qu’ils sont contre l’égalité, ça veut dire qu’ils mettent d’abord la liberté. Mais, je pense que la liberté a tout de même des limites. Et pour moi, c’est ça, le côté conservateur : il y a des limites à tout. Montesquieu disait : « même la vertu a des limites ». Pour l’économie, par exemple, cela veut dire qu’on devrait poser des limites à certains salaires, à certaines pratiques…tout n’est pas possible. Il en est de même pour les mœurs.

68 et sa réécriture réactionnaire…

Thomas Guénolé : La réécriture de mai 68, c’est réduire les événements à la libération des mœurs. La grève générale est souvent évacuée des mémoires, tout comme le fait que les étudiants voulaient fondamentalement converger avec les ouvriers. Mais cette réécriture, réactionnaire, est normale : les gens qui construisent le discours sur mai 68 sont essentiellement des opposants à mai 68 : ce sont des intellectuels ou des éditorialistes qui sont, ou qui sont devenus, conservateurs. Des conservateurs moraux, sur les valeurs, sur les mœurs. Ou bien des conservateurs au niveau de l’ordre économique et social, c’est à dire qu’ils défendent l’ordre économique existant. (…) D’ailleurs, il faut bien comprendre que tous ces journalistes, essayistes ou éditorialistes qui construisent le discours dominant, ont une culture politique libérale. Ils sortent tous des mêmes écoles, au premier rang desquelles Sciences Po. Si on parle de la construction du débat public, Sciences Po est en quasi-monopole. Et la culture politique de l’école zappe complètement le mai 68 ouvrier, pour une raison simple : c’est un adversaire !

Les acteurs de 68 sont-ils devenus de grands bourgeois, à profiter d’un système qu’ils avaient combattu ? 

 Michel Wieviorka : Bien sûr que ceux qui avaient une trajectoire qui les destinait à faire partie des élites, on fait partie des élites après 68. Quand vous étiez, à l’époque, étudiant à Normal Sup ou à Sciences Po, il n’y a rien d’aberrant à ce que vous retrouviez, quelques années plus tard, dans des positions importantes. Mais regardons tous ceux qui ont manifesté en 68, et pas seulement ceux « qui ont réussi ». D’autres ont choisi des trajectoires très différentes, parce qu’il y avait eu 68 justement. Certains ont voulu vivre de manière écologiste, en allant cultivé des carottes et faire du fromage de chèvre… je caricature un peu, mais ces mouvements de retour à la terre ont existé. Et puis, vous avez aussi les laissés pour compte de 68. Il y en a eu beaucoup. J’ai vécu en communauté avec Alain Geismar, dans les années 76/77. J’ai vu défiler chez nous beaucoup de monde, notamment ceux qui ont voulu prolonger 68 par du militantisme ; certains se retrouvaient avec d’énormes difficultés sociales et familiales. Et puis, soyons réalistes : si vous êtes ouvrier à la chaine chez Renault, d’origine portugaise, algérienne, ou encore marocaine. Vous avez un travail difficile, répétitif, cadencé... et, d’un seul coup, le paysage s’ouvre : mai 68. Vous allez aux manifestations, vous découvrez d’autres univers,  puis les années passent, vous militez peut être, et tout cela se défait lorsqu’arrivent les grandes mutations de la première moitié des années 70 ; tout se transforme, on n’a plus besoin de vous dans les usines...c’est très dur. Beaucoup de personnes ont été emmenées par la vague qui montait, et quand la vague est redescendue, ils se sont retrouvés déposés sur la sable, avec parfois une souffrance bien plus grande que s’ils n’avaient pas vécu tout ce que je viens d’évoquer. Donc les discours qui consistent à dire que Mai 68 a fabriqué des élites, j’y résiste énormément.

 

Chantal Delsol : Je n’ai pas beaucoup d’estime pour ma génération. Je suis très sévère vis-à-vis des personnes qui ont mon âge, sauf un certain nombre qui ont vraiment remis les choses à plat et qui ont dit « on s’est trompé ». Il y a aussi, bien évidemment, des personnes sincères, honnêtes, dans cette génération. Mais je pense surtout à celles qui ont porté de beaux discours, avec des actes contraires, et qui ont fini par détruire toute la morale. Cette génération, avec son côté bobo, a tout démoli, et puis après, l’herbe ne repoussait plus. Il n’y a plus eu de transmission, juste de la déconstruction. Cela a produit des désastres d’un point de vue éducatif, sur l’école. Comme Rousseau qui vous explique comment il faut éduquer les enfants et qui met ses cinq enfants à l’orphelinat ! C’est odieux ces personnages qui vous donnent des leçons et qui font le contraire dans leur vie privée…cette génération était comme ça, donc ce n’est pas très sympathique.

Nicolas Bouzou : Mai 68 a importé en France une révolution philosophique, qui a eu des conséquences en économie, avec ce que l’on pourrait appeler la révolution individualiste ou la révolution du bien-être. C’est à dire vraiment la révolution du souci de soi, ou pour employer des mots plus philosophiques, c’est l’arrivée de l’idéologie utilitariste, à l’anglo-saxonne, dans nos sociétés. C’est d’ailleurs le grand paradoxe de Mai 68 : cette révolte a été menée par des personnes qui étaient plutôt de gauche, et ce sont elles qui ont amené, en réalité, l’individualisme. Un individualisme qui a été bien utile, ensuite, aux entrepreneurs et aux capitalistes. N’est-ce pas amusant, et très intéressant, de constater que beaucoup de soixante-huitards sont devenus des dirigeants d’entreprises ? Il y a une vraie logique. Et parfois - je ne veux évidemment pas citer de noms - ils ont des réputations de patrons tyranniques ! Au fond, il y a une fausse assimilation entre Mai 68, grèves, révolution, extrême gauche... Tout ça, c’est vraiment la surface des choses.

Cohn-Bendit qui soutient Macron : étrange, non ? 

Michel Wieviorka : Soit vous vous dites, une fois pour toutes, j’ai des convictions, j’ai fait des choix et je ne bougerai plus jamais de toute ma vie. Soit, vous vous dites, j’ai des valeurs, je suis un humaniste, je crois à la démocratie, et ces valeurs auxquelles je tiens, elles sont susceptibles de me faire évoluer dans le paysage politique, tout simplement parce que le monde change. Aujourd’hui, on n’est plus en 68. Ce n’est plus la guerre froide. On n’est plus dans un pays où il y a 20-25% d’électeurs communistes. Donc, que s’est-il passé pour Cohn-Bendit ? Je le sais très bien, car avant de s’engager avec Macron, lui et moi avons lancé une campagne pour qu’il y ait une primaire de toute la gauche et des écologistes, et que ce soit l’occasion d’organiser des débats citoyens. Macron n’existait pas à ce moment-là. Et puis vient la prise de conscience de la situation suivante : la gauche classique est en train de se décomposer, le Parti socialiste ne sait plus où il est, la droite est en train de se durcir, l’extrême gauche et l’extrême droite sont à la hausse, et un seul candidat parle vraiment de l’Europe positivement, c’est Emmanuel Macron. Ce fut l’élément décisif pour Daniel Cohn-Bendit. Je ne pense pas que Dany ait trahi, jamais je n’accepterai que l’on dise ce genre de choses ! Il n’a jamais demandé quoi que ce soit pour lui, politiquement. Il n’est pas ministre, il aurait pu demander à l’être. C’est quelqu’un qui agit en fonction de ses analyses et de ses convictions : il est humaniste, européen, et il déteste les extrêmes, à gauche comme à droite. Il n’a jamais été d’extrême-gauche, c’est une erreur totale d’en faire un trotskiste ou je ne sais quoi. C’est un libertaire, mais c’est un homme du centre bien plus qu’un homme des extrêmes ! Moi, je trouve que c’est un choix relativement cohérent, surtout avec ses convictions européennes. Macron a été un choix enthousiaste pour Dany. C’est le choix de l’Europe. C’est ça la clé.

Daniel Cohn-Bendit en 1968 (Crédit photo : Jac de Nijs / Anefo)

André Bercoff : Qu’une certaine génération de soixante-huitards se soit ruée sur les allées du pouvoir, les escaliers de service, les cuillères en or et le banquet, c’est certain ! Regardez Romain Goupil et Daniel Cohn Bendit qui sont partis chez Macron, c’est à crever de rire. Allez, je vais être un peu méchant, ce sont les vieilles prostituées qui veulent garder leur virginité : « moi ? mais je ne me suis jamais prostitué, regardez, je fais des films sur 68, je fais des livres sur 68, je suis virginale». Bon si ça les amuse… why not ! Mais il faut se méfier du terme « génération 68 » : il y avait autant de variétés de soixante-huitards qu’il y a de variétés de fromages ! Il y a ceux qui sont partis dans les campagnes, ceux qui sont restés dans l’artisanat, ceux qui se sont établis en usine pendant des années, et qu’on appelait justement les « établis »... On ne parle aujourd’hui que des médiatiques, mais il y a surtout ceux qui se sont fondus dans la masse et qui ont disparu.

Thomas Guénolé : En fait, il y a une récupération, une dénaturation du mouvement. Mai 68 a été « marchandisé ». Che Guevara a bien fini en poster et en mug… C’est pareil pour mai 68, il y a maintenant des affiches qui sont vendues aux enchères à Londres, et le grand leader de l’époque, Daniel Cohn-Bendit, après avoir été interviewé comme emblème de la révolte étudiante par Marguerite Duras, se retrouve macroniste et éditorialiste chez Lagardère ! Parfois, la vieillesse est un naufrage… mais, après tout, chacun a le droit d’évoluer. Moi, j’ai évolué dans l’autre sens : je viens d’un milieu de droite, et j’ai évolué graduellement, je suis arrivé à 35 ans, altermondialiste.

 

Macron : un libéral-libertaire au pouvoir ? Héritier de mai 68 ?

Thomas Guénolé : Je ne vois pas en quoi Emmanuel Macron serait l’héritier de quoi que ce soit de Mai 68, sauf peut-être une chose : son couple. Sans Mai 68, un couple, avec une telle différence d’âge, n’aurait pas pu entrer à l’Elysée. Même chose pour Nicolas Sarkozy, qui disait qu’il voulait liquider l’héritage de Mai 68, pourtant un divorcé ne serait pas entré à l’Elysée. Mais j’ai fait partie, pendant la campagne présidentielle, des personnes qui croyaient qu’Emmanuel Macron incarnait le libéralisme complet, c’est-à-dire un libéral-libertaire. En fait, non. Il est juste de droite. Il n’y a pas de différence entre lui et Alain Juppé. Ce n’est pas un crime, on a le droit d’être de droite. Puisque je m’adresse à Emile, je vais utiliser la classification classique de René Rémond : Emmanuel Macron, c’est la droite orléaniste. Il n’y a rien de gauche chez lui.

Nicolas Bouzou : Libéral, oui. Libertaire, pas encore vraiment. Cela voudrait dire, par exemple, qu’on irait sur des sujets comme la dépénalisation du cannabis. Je pense qu’un second quinquennat pourrait être un quinquennat plus libéral sur le plan sociétal. C’est d’ailleurs le conseil que je pourrai donner à Emmanuel Macron. Car, même si je soutiens cette mesure de dépénalisation, je ne pense que le moment soit opportun de le faire. Nous avons aujourd’hui des problématiques sécuritaires, d’ordre public, qui sont très importantes, et je pense qu’il ne faut pas tout mélanger. Un moment d’autorité est aujourd’hui nécessaire, notamment face à l’islamisme radical. Les libertés sociétales, il faudra les mettre en place, mais dans un second temps.

Emmanuel Macron a désoviétisé la France !

Chantal Delsol : Emmanuel Macron est un jeune type brillant, charismatique, qui rêve d’être une sorte de despote éclairé. Ça, c’est sur la forme du pouvoir. Mais sur le fond des idées, pour la première fois, on a un gouvernant qui est un post-moderne typique. Quelqu’un qui s’est complètement détaché des grands récits, de l’idéologie et même des convictions, et donc des religions évidemment. Emmanuel Macron n’a pas de croyance en une vérité, ou en des vérités, qu’elles soient politiques, religieuses ou morales. Il n’est ni conservateur, ni libéral, ni socialiste…il n’est rien ! C’est pour cela qu’il dit que tout est vrai en même temps. Rien n’est vrai, et tout est vrai à la fois. Mais cela ne veut pas dire qu’il fait n’importe quoi. Il s’appuie sur les fondations de la France, sur ses mythes. Il écoute ce que pensent les Français, tous les Français. Il va faire un discours aux Bernardins qui sera favorable aux catholiques ; puis ensuite, il fera un discours favorable aux juifs, et après, un discours favorable aux LGBT… et il tiendra compte de tout ça. Il tiendra compte du tissu français. Je trouve cela positif. Les pragmatiques sont des gens de bon sens, ils dégagent les idéologies. Et comme, en France, on est complètement structuré par des idéologies depuis la Seconde guerre, on a vraiment besoin d’une chose, c’est qu’on nous en débarrasse. En fait, il est en train de nous « désoviétiser ». Je pense qu’on avait vraiment besoin de ce grand balayage d’idéologie en France. Si on avait eu François Fillon à l’Elysée –j’ai fait sa campagne, ce n’est pas un secret -, il aurait eu beaucoup plus de mal à « désoviétiser » la France, en raison de ses convictions, qui auraient été apparentes. Tandis que Macron ne parle pas avec ses convictions, mais juste en disant « on le fait parce que ça marche ».

La génération Macron a (enfin) chassé du pouvoir la génération 68 ?

Thomas Guénolé : Pas à droite, en tous les cas. La moyenne d’âge de leurs députés et sénateurs est encore très élevée. Il va falloir attendre avant d’assister à leur départ à la retraite. Ils s’accrochent comme des moules à leur rocher. Mais c’est cohérent avec leur électorat. De son côté, le PS a été laminé. Le FN a très peu de cadres au niveau national. Il reste Emmanuel Macron et la France insoumise. Dans la FI, Jean-Luc Mélenchon a souhaité faire émerger des jeunes. C’est un choix intentionnel. Du côté Macron, c’est le fait que lui-même ait à peine 40 ans qui fait que beaucoup d’élus En Marche soient plus jeunes. Mais dans le cas Macron, c’est un renouvellement générationnel entre classes supérieures ! Dans le cas Mélenchon, c’est une prédisposition des plus jeunes à vouloir changer le système. Ce sont deux phénomènes simultanés, identiques en apparence, mais qui n’ont pas du tout les mêmes moteurs. Et c’est vrai que la génération des baby-boomers s’est tellement accrochée à des postes politiques, que la fenêtre d’opportunité pour un renouvellement a sauté une génération ou deux !

Nicolas Bouzou : Je ne crois pas qu’« il était temps »…je combats les thématiques de « guerre de générations ». On a besoin de toutes les intelligences. Aux primaires de la droite, j’avais soutenu Alain Juppé, qui avait des idées très modernes, assez proches de ce que fait Emmanuel Macron aujourd’hui, alors même qu’ils ne sont pas du tout de la même génération. Si la génération 68 a dominé pendant longtemps, c’est tout simplement parce que vous aviez un groupe dominant quantitativement (pas au sens marxiste !), et que cette domination numérique impose ses valeurs, et oriente les choix politiques. On est dans une démocratie : les choix y sont orientés en fonction de la demande du plus grand nombre. Il y a eu d’ailleurs des aspects extrêmement positifs à cette « domination », comme la question de la libération sexuelle, pour le coup, qui est un acquis incroyablement positif de Mai 68. Il faut bien voir que, avant, vous aviez des comportements sexuels qui étaient parfois pénalisés. Il faut être honnête, nos générations sont ravies d’en avoir bénéficié, je pense que c’est un avis partagé.

André Bercoff : Si la « génération Macron » n’est pas contente de son héritage, elle n’a qu’à se battre. Au lieu de rester dans son landau à chouiner ou à attendre qu’on lui donne le biberon, qu’elle monte au front ! Toutes les générations au pouvoir ont imposé leur mode de vie, de pensée, et ont travaillé à leur auto-perpétuation, sans se préoccuper de ceux qui arrivaient après. C’est la nature humaine. Il faut relire Thucydide, ça a plus de 2000 ans ! Simplement, et c’est peut-être là qu’est la spécificité, j’en reviens encore une fois à l’histoire de la prostituée révolutionnaire et virginale, qui nous dit : « je suis restée fidèle à mes idées de soixante-huitard, mais je ne veux pas faire partie des perdants, donc à moi la belle vie, et tous les biens qui vont avec ! ». C’est ce que j’appelle la comédie du pouvoir, la Comedia Dell’Arte.

Les baby-boomers ont quand même un peu creusé la dette…

Nicolas Bouzou : On entend souvent dire que les baby boomers ont creusé la dette publique et détruit la planète. C’est un raisonnement un peu marxiste, au mauvais sens du terme, c’est-à-dire un raisonnement qui considère qu’il y a une domination de classe, une classe organisée qui impose ses idées. La génération de mes parents n’a jamais voulu abîmer la planète. Bien sûr qu’ils ont surconsommé les ressources ! Evidemment que la dépense publique a augmenté et a créé de la dette publique. Mais ce n’était pas une volonté ! C’était un laisser-aller général, en tous les cas, c’est la façon dont je l’interprète, il n’y a pas eu de volonté d’une génération.

Et la génération Macron, fait-elle mieux finalement ?

Nicolas Bouzou : Sur cette question de la dette publique, je ne suis pas sûre que la jeune génération fasse vraiment mieux… Le président de la République est jeune, le ministre du Budget est encore plus jeune, le ministre de l’Économie n’est pas vieux non plus, et honnêtement, sur ce sujet-là, ils n’ont pas encore commencé à travailler. Rien, zéro. Parce que c’est difficile. C’est bien la question du manque de courage. Nos parents n’en ont pas eu, je suis d’accord, mais notre génération fera-t-elle mieux ? Et d’ailleurs, allons plus loin, les jeunes votent massivement pour Jean-Luc Mélenchon et pour Marine Le Pen, c’est à dire pour ceux qui veulent le plus augmenter la dette publique ! Voyez, je pense qu’il faut relativiser ces analyses générationnelles.

1968-2018, ou le retour d’une jeunesse révolutionnaire ?

André Bercoff : Marx disait que l’histoire commence en tragédie et se répète en farce. 1968, ce n’était pas une farce, ce n’était pas non plus une tragédie, c’était un moment de…comment dirais-je ? Ce serait un « Merci pour ce moment » de Valérie Trierweiler. Un moment de fête, de vacances.  Et comme il n’y a rien eu de comparable depuis 50 ans, les jeunes générations idéalisent cela. Mais le vrai problème de chaque génération, c’est d’inventer. « L’imagination au pouvoir », ce n’est pas de refaire la même chose, d’imiter, c’est d’inventer 2018, en fonction de 2018. Il faut imaginer aujourd’hui les formes, le fond, les méthodes, les stratégies et les tactiques de 2018. Sans nostalgie…