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Apple & Google veulent vous faire décrocher de votre smartphone

Combien de fois consultez-vous votre smartphone par jour ? Plus de 26 fois, d’après une étude menée en France par Deloitte en 2017. Aza Raskin, l’inventeur du scroll infini, qualifie même les plateformes sur lesquelles nous accédons sur nos smartphones de « cocaïne comportementale ».

Face à ces accusations, Apple et Google, développeurs des systèmes d’exploitation qui font tourner nos smartphones, ont décidé de réagir. D’ici à la fin de l’année, iOS comme Android proposeront une mise à jour qui vous permettra d’avoir des statistiques précises sur l'usage que vous faites de votre smartphone ainsi que sur les applications que vous utilisez tous les jours. Surtout, il sera également possible de mettre en place une limite journalière pour toute application de votre choix. Vous pourrez, par exemple, limiter l’usage d’Instagram à 30 minutes par jour, et de Facebook à 45 minutes. Une fois la limite atteinte, le smartphone refusera de lancer l’application jusqu’au lendemain.

Les interfaces de statistiques d'utilisation et de plafonnement d'utilisation des applications seront bientôt intégrées aux systèmes d'exploitation des smartphones. À gauche, Apple iOS 12 — à droite, Google Android P.

Apple et Google sont-ils à même de nous proposer un antidote à notre addiction aux smartphones, après avoir conçu des systèmes qui favorisent la dépendance ? Dominique Boullier, ancien chercheur au médialab de Sciences Po et spécialiste des usages du numérique, se montre circonspect et nous met en garde sur les limites de telles fonctionnalités.


Pensez-vous qu’Apple comme Google ont pris conscience des problèmes causés par la surutilisation des smartphones ?

Dominique Boullier (crédit : AEC/IJBA)

Dominique Boullier. Ils sont surtout réactifs aux signaux de réputation qui sont en train de se multiplier. Il s’agit de répondre aux préoccupations qui sont affichées partout. On a créé un système qui est un système de capture de l’attention ; ce problème-là génère des effets sur les jeunes générations, mais aussi dans le rapport au travail, voire sur la concentration. On se considère prisonnier d’un univers, alors qu’en réalité, on attend que ça fasse l’objet d’un choix. Apple et Google sont très attentifs à réagir et à avoir une réponse, quelle qu’elle soit.

Le problème est qu’il y a un risque de double langage. Les systèmes sont délibérément conçus et testés pour capter votre attention, vous orienter vers des types de pratiques qui font que vous resterez, que vous reviendrez, que vous retweeterez.

Mais alors, permettre de filtrer l’accès aux applications est-elle une bonne solution ?

D.B. Cette solution où on propose des garde-fous part d’une bonne intention. Mais attention : si vous filtrez, et que vous vous retrouvez frustrés par ce choix, au bout d’un moment, vous en avez marre et vous désactivez le filtrage. On a déjà eu ce problème avec le contrôle des cookies [un fichier créé sur votre ordinateur lorsque vous surfez sur Internet, ndlr] : c’est une bonne chose de pouvoir les contrôler, mais si vous les désactivez intégralement, plus rien ne marche. Si les industries des contenus vivent de pratiques dans lesquelles on capte l’attention de manière durable, un simple correctif ne règlera rien.

Pour qu’une auto-régulation de l’utilisateur fonctionne réellement, il faut qu’il y ait un effort de design et de fonctionnalité. Si l’interface n’est pas simple à utiliser, personne ne l’utilisera. C’est une question de design : si vous donnez trop de paramètres aux gens, ils ne les utilisent pas.

Cette nouvelle fonction de filtrage est-elle un premier pas vers une utilisation plus raisonnée des smartphones ?

D.B. Peut-être. Mais pour en arriver là, il faut en premier lieu des tiers qui soient indépendants, avec des régulations à l’échelle nationale. On commence à avoir une vraie politique qui prend en compte notre « climat mental » : à l’heure actuelle, notre climat mental est « pollué » par quelque chose d’analogue aux particules fines. Ce système de sollicitation permanente est invisible, mais il capte notre attention ; il faut mettre des « filtres à particules » pour filtrer ce système, d’une certaine manière.

L’autre aspect, c’est qu’il faut du design au cas par cas pour que l’utilisateur puisse reprendre la main, pour ralentir ses flux, pour gérer ses déconnexions de façon fine, et pouvoir les faire varier entre un filtrage strict et un filtrage plus permissif. Une fonction de filtrage a également un aspect rassurant ; elle permet de se dire qu’on est capable de se limiter. Du point de vue de la capacité à ne pas être prisonnier, c’est important.