Émile Magazine

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Dialogue de chefs à l'école culinaire du Cordon Bleu

C’est à la table d’un grand chef d’entreprise, André Cointreau, entouré de deux de ses chefs, Éric Briffard (Meilleur ouvrier de France) et Fabrice Danniel, qu’Émile a été convié pour une visite empreinte de convivialité. À l’ardoise : rayonnement de la gastronomie française, nouveaux marchés à conquérir et anticipation des nouvelles modes culinaires.

Par Laurence Bekk-Day
Photos : Aglaé Bory

André Cointreau entouré de ses deux chefs, Éric Briffard (à dr.) et Fabrice Danniel (à g.). Crédits photo : Aglaé Bory



Des huîtres en amuse-bouche.

Poularde « célerisotto ».

Riz au lait caramélisé.

C’est en 1954 qu’Audrey Hepburn incarne Sabrina, l’héroïne éponyme du film de Billy Wilder. Cette fille d’un chauffeur, ignorée par celui qu’elle aime – un richissime industriel – est envoyée par son père faire ses armes au Cordon Bleu, à Paris ; elle en revient métamorphosée. Le nouveau campus parisien de l’école, un vaisseau amiral dans le 15ᵉ arrondissement à la vue imprenable sur le Front-de-Seine, l’aurait sûrement impressionnée. L’institut a choisi d’investir les anciens locaux de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) ; il a d’ailleurs gardé une ribambelle de drapeaux de tous les pays dans le hall d’entrée, comme un clin d’œil aux nombreuses nationalités des étudiants qui s’y croisent chaque jour.

Éric Briffard, directeur des arts culinaires, nous guide. Ce chef étoilé a été l’un des protégés du célèbre Joël Robuchon, un mentor qui a joué un rôle de père spirituel, à tel point qu’une ressemblance physique s’est fait jour entre les deux hommes. Meilleur ouvrier de France, Éric Briffard a dirigé Le Cinq, restaurant multi-étoilé de l’hôtel George-V, à Paris, avant de choisir de rejoindre Le Cordon Bleu.

Cuisine et confidences

Le chef nous emmène sur le toit, où un potager urbain a été installé. De là-haut, il suffit de tourner la tête à gauche pour voir la Maison de la radio et à droite pour repérer la tour Eiffel. Face aux ruches, qui fournissent l’institut en miel, le centre Beaugrenelle. Éric Briffard nous parle avec fierté de sa toute dernière tentative : faire pousser du safran. Son équipe a déjà réussi la gageure d’installer des arbres fruitiers et de planter, entre autres, une douzaine de variétés de tomates, pour une dernière récolte qui s’élève à 300 kilos. Un moyen pour les étudiants de pratiquer l’approche « de la ferme à la table ». Et également de reconnecter certains d’entre eux avec la terre : « Prenez quelqu’un qui vient de Dubaï : c’est une région où il n’y a pas de saisons, et où la nourriture est importée », souligne le chef. Le Bourguignon tient ainsi à ne pas effacer le lien entre agriculture et haute cuisine, lui dont les grands-parents travaillaient la terre. Il s’amuse de ses jeunes recrues : « Au début, les étudiants s’émerveillent d’une carotte qui sort de terre ! »

Cour de cuisine au Cordon Bleu. Crédits photo : Aglaé Bory

Des étudiants qui ne sont pourtant pas nés de la dernière couvée : la moyenne d’âge de la dernière promotion avoisine les 28 ans. Pour les encadrer, 25 chefs à plein temps, qui viennent souvent de restaurants doublement voire triplement étoilés, et qui s’activent pour former ceux qui ont pour objectif de devenir les grands cuisiniers de demain. L’institut forme également au management hôtelier et aux métiers du vin, de l’initiation au bachelor. Aux amateurs passionnés de gastronomie, l’école propose également des ateliers culinaires qui se déroulent sur quelques heures et permettent au grand public d’avoir accès à une partie des installations flambant neuves de l’établissement.

Entre tradition et créativité

Le patron en personne, André Cointreau, débarque, Légion d’honneur accrochée à la veste. Accueillant, affable, sans jamais un mot plus haut que l’autre, il se fait pourtant obéir de ses chefs sans discuter. Face à ces fortes têtes, il a la sérénité de ceux qui savent qu’ils ont de qui tenir. L’entrepreneur est le descendant des cognacs Rémy Martin par sa mère et l’héritier de la famille Cointreau par son père, dont les ancêtres ont créé la célèbre liqueur à l’orange amère.

Le chef « travaille » les Saint-Jacques avec doigté. Crédits photo : Aglaé Bory

Son destin aurait pu être tout autre ; passé par Sciences Po puis HEC, il a, l’espace d’un instant, caressé l’idée de devenir haut fonctionnaire, « par souci de dévouement à l’intérêt public », précise-t-il. Mais après avoir échoué à l’examen de l’ENA, il choisit de ne pas retenter sa chance et débute sa carrière chez Unilever, avant de rejoindre le groupe Cointreau, en 1977. Sept ans plus tard, la famille acquiert Le Cordon Bleu : l’entrepreneur en prend la tête.

Même si l’école est un fleuron purement français, elle forme surtout des étudiants venant de l’étranger : 67 nationalités se côtoient au quotidien sur le campus de Paris. Une volonté d’André Cointreau : « La France a déjà d’excellentes écoles gratuites, avec de bons CAP ou BEP. On s’est donc volontairement plus préoccupés du côté international que du côté français. » Récemment, il a lancé de nouveaux bachelors, plus axés sur le management culinaire et le management hôtelier, qui commencent à attirer des Français : « Des élèves issus de CAP ou autres filières viennent aussi au Cordon Bleu pour se perfectionner et se spécialiser en fin de cursus », souligne-t-il.

L’institut ne se contente pas d’enseigner uniquement les classiques tricolores : aux côtés des « pianos » de cuisine très traditionnels, se déploient des woks, des fours à canard laqué et des plaques de cuisson teppanyaki, sortes de planchas d’origine japonaise. Rien pour dépayser le chef Éric Briffard, qui aime à dire qu’« il s’agit de faire de la cuisine fusion sans confusion ». C’est que l’homme connaît bien le Japon pour avoir inauguré le restaurant du Royal Park Hotel de Tokyo… et pour y avoir rencontré sa femme.

Les cuisiniers du Cordon Bleu en pleine action. Crédits photo : Aglaé Bory

Les chefs sur le gril

Il est temps de passer à la pratique et de mitonner un menu aux petits oignons. Pour le salé, Éric Briffard, assisté de ses élèves, déploie un échantillon de son savoir-faire. En entrée, des noix de Saint-Jacques nacrées, légères et fondantes, dans un bouillon émulsionné au foie gras, agrémentées de citronnelle, pomme verte et mangue. En plat principal, une poularde du Sud-Ouest, tendre et juteuse, rôtie à la truffe, accompagnée d’un « célerisotto » au parmesan AOP. Puis c’est au tour d’Éric Danniel, vice-directeur des arts culinaires et chef pâtissier, de proposer un riz au lait caramélisé à la mandarine corse, à l’équilibre parfait entre fondant et craquant. Pour réinventer ce grand classique français, le pâtissier et ses aides l’ont surmonté d’un sorbet au tagète, une fleur aux faux airs d’œillet, au léger goût de citron et à la fraîcheur surprenante.

Il faut bien cela pour séduire une clientèle de plus en plus difficile à impressionner. L’exigence a monté d’un cran, avec une concurrence toujours plus féroce, des restaurants toujours plus nombreux, et la massification d’une culture foodie, où les photos de plats sur Instagram font et défont les réputations. Une nouvelle donne qu’Éric Briffard a parfaitement intégrée : « La clientèle voyage de plus en plus et a un peu tout vu. Aujourd’hui, on ne va plus au restaurant pour se restaurer : on y va surtout pour vivre une expérience, pour découvrir, parfois pour avoir une émotion. »


QUELQUES CHIFFRES SUR LE CORDON BLEU


1895 : Marthe Distel, journaliste, fonde à cette date un hebdomadaire culinaire, La Cuisinière cordon-bleu. Pour fidéliser ses abonnés, elle leur propose d’assister à des cours de cuisine dispensés par des chefs. Le magazine a perduré jusque dans les années 1960 ; l’école est entrée dans le giron de la famille Cointreau en 1984.

35 : C’est le nombre d’instituts dont dispose l’école Le Cordon Bleu de par le monde ; à travers 20 pays, ce sont près de 20 000 étudiants d’une centaine de nationalités qui travaillent à devenir les chefs de demain.

800 m² : La taille du jardin potager sur le toit du campus de Paris. Il a fallu acheminer 150 tonnes de terre pour qu’il prenne vie ! Pour faciliter l’arrosage et réduire la consommation en eau, un arrosage par système de mèche – par capillarité –, a été mis en place.



Évolution de la cuisine française, influence grandissante des réseaux sociaux, scène culinaire mondiale… Nos trois professionnels nous disent tout sur leur passion du métier.

Aujourd’hui, comment devient-on chef ?

Éric Briffard, chef : Comme avant ! Il faut avant tout aimer manger, et il faut aimer les autres. Comme tout métier, bien sûr, il faut travailler, et beaucoup. Cela reste un sacerdoce. Mais il faut savoir prendre du plaisir, d’autant plus que c’est un milieu où je trouve qu’on est gâtés : on évolue dans un domaine où on a de beaux produits, et on a des gens qui, après avoir payé, nous remercient. C’est quand même assez exceptionnel ! Et nous avons ici des conditions de travail qui n’ont rien à voir avec celles que j’ai connues quand j’ai débuté. J’ai commencé avec un fourneau à charbon ; après trois mois, j’étais atteint aux poumons ! Imaginez ceux qui travaillaient ainsi toute leur vie. Puis on est passés à la flamme, et maintenant à l’induction. Vous voyez la progression.

André Cointreau, chef d’entreprise : Le marché de l’emploi dans ce domaine est très dynamique : nous avons plus de demandes d’emploi que d’étudiants. Notre but, à l’institut, est de former les trois étoiles Michelin de demain. Pour y parvenir, nous avons bien intégré tout ce qui se passe en termes d’évolution technologique. Par exemple, on travaille avec Electrolux à la mise au point des machines : il suffit d’un degré de différence dans la cuisson des œufs pour les réussir ou les rater. Il faut en permanence s’adapter : on ne peut pas être dans une zone de confort. Je crois que la cuisine bourgeoise s’est reposée sur ses lauriers pendant très longtemps : des sauces un peu épaisses, un décorum un peu intimidant… Ce n’est plus cela aujourd’hui !

La cuisine française a donc su se renouveler ?

Fabrice Danniel, chef pâtissier : Indéniablement. Prenez la pâtisserie, par exemple : aujourd’hui, on fait attention à l’équilibre des ingrédients – moins de sucre, moins de beurre, moins de crème. On intègre également de nouvelles modes alimentaires, comme celle des vegans ! Regardez le sujet qui est tombé pour la finale du concours « Un des meilleurs ouvriers de France » : il fallait faire une pâtisserie sans sucre ni gluten. Et pas question de tricher avec du sirop !

E. B. : On a été un peu malmenés depuis une dizaine d’années, mais cela s’est finalement révélé très positif. Plein de chefs étrangers sont ainsi venus en France en apportant leurs techniques. Tous ces grands chefs espagnols et danois, il n’y en a pas un qui n’est pas venu faire ses armes chez nous ; quant aux Japonais, n’en parlons pas. Je pense qu’en France aujourd’hui, on a su négocier le virage. À une époque, il y a eu une cuisine très « robuchonée », faite de sophistication. Cela s’est transformé en course à l’échalote : tout le monde s’y est mis dans les palaces. Il y avait une prime à celui qui en faisait le plus ! Puis on est passés par le moléculaire, amené par l’Espagne. Joël Robuchon m’a dit : « Va voir ce qui se passe là-bas. » On était tous bluffés, voire un peu perdus. Le foie gras était en poudre, les Saint-Jacques en gelée ! On s’est bien amusés, et maintenant, on se recentre, on revient à la naturalité et au local. Et c’est un mouvement mondial. Je fais partie du collège culinaire pour les petits producteurs et je vous assure qu’on est militants !

Que pensez-vous de l’influence grandissante de la culture foodie et surtout d’Instagram, où la cuisine est photographiée bien avant d’être dégustée ?

E. B. : Aujourd’hui, dès qu’on mange quelque chose – un nouveau plat, une nouvelle pâtisserie – on prend des photos, on les poste… Je pense que cela pousse les chefs à être plus rigoureux. On se dit qu’il faut faire plus attention, parce que tout finit sur les réseaux sociaux.

A. C. : C’est même le cas au niveau des écoles ! Les chefs et les étudiants savent très bien qu’ils vont être photographiés. Et ensuite, les écoles se comparent : c’est un boost de concurrence. Comme personnellement, je pense que la concurrence est nécessaire pour faire progresser les gens, c’est très positif !

F. D. : Complètement d’accord. D’autant qu’au Cordon Bleu, nous sommes surtout en concurrence avec nous-mêmes. Avec nos instituts partout dans le monde, en Chine, ou à Bangkok, on voit vraiment les dernières modes, avec des étudiants qui mettent des photos de leur dernier plat ou de leur dernière pâtisserie !

E. B. : Cela apprend aux étudiants à savoir mettre en avant leurs créations. Parce qu’aujourd’hui, un chef est aussi un chef d’entreprise : vous pouvez faire la meilleure cuisine, si vous ne communiquez pas, cela ne fonctionnera pas. Il y a une évolution de la représentation du statut de chef. Dans le passé, c’était un rôle plutôt dévolu aux premiers maîtres d’hôtel ou aux directeurs de restaurants. Aujourd’hui, le chef doit sortir de sa cuisine : si après un repas il ne fait pas le tour de la salle, c’est moins bon.

Pour apprendre, il faut obligatoirement passer par beaucoup de pratique. Qu’advient-il des plats et pâtisseries élaborés par les étudiants ?

F. D. : Tout ce que nos étudiants font, ils repartent avec ! Les plats, les pains comme les gâteaux, ils les emportent, et chacun goûte la production de l’autre. Cela permet de parfaire son éducation du palais.

A. C. : C’est cela, la gastronomie : on en apprend tous les jours ! ●