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Florange : entre rouille et débrouille

Première de notre série de portraits sur les villes, Florange tente de conjurer le mauvais sort dans ce coin de Moselle sinistré. Mais six ans après l’accord scellé entre le groupe sidérurgique ArcelorMittal et l’État, les hauts fourneaux de Florange ne redémarreront probablement plus jamais. Rencontre avec ceux qui continuent d’espérer tant bien que mal grâce à la solidarité, la débrouille, l’art et la valorisation de leur patrimoine.

Par Laura Wojcik (promo 16)

Vus d’Hayange, les hauts fourneaux se dessinent toujours sur la ligne d’horizon.
Ils sont pourtant à l’arrêt depuis près de 10 ans. Crédits photo : Laura Wojcik


À Rombas, à une vingtaine de kilomètres de Metz, le haut fourneau n’est plus. Le colosse noirci avait été dynamité en 2000, après plus de 110 ans de bons et loyaux services. Juste en face, un autre géant s’était éteint en 2008 : l’aciérie de Gandrange. Aujourd’hui, ce fragment de Moselle souffre toujours de l’extinction de ses cathédrales d’acier, même si quelques industries emploient encore entre 20 % et 30 % des actifs de la région. Autour de la vallée de la Fensch, en plein cœur de la Moselle, le taux de chômage se maintient bon an mal an entre 15 et 20 %, d’après l’Insee.

Retour à Rombas, 17 ans après le dernier coup de dynamite. Devant trois vastes entrepôts de brique dévorés par la rouille, l’humidité et quelques œuvres de street art, Patrick Koch pointe du doigt : « Là, ici, on avait les huit hauts fourneaux, et ces bâtiments-là étaient à la sortie. » Ce professeur d’EPS et d’histoire de l’art, fils d’ouvrier, promène ses 56 élèves du lycée Julie-Daubié autour de cette enfilade de reliques abîmées. Des lycéens qui, pour la plupart, ont vu le jour entre 2001 et 2003, et n’ont jamais entrevu l’épaisse silhouette des hauts fourneaux. Ils vont pourtant devoir produire des vidéos, des gravures ou des chorégraphies sur ce terreau, dans le cadre de leur option histoire des arts. « L’idée, c’est de se réapproprier son histoire familiale par rapport aux espaces sidérurgiques qui ont façonné le territoire. Ici, on a tous de près ou de loin de la famille en lien avec ces usines », explique leur enseignant.

Entretenir le souvenir

Ancien atelier locotracteur à Rombas, visité par des lycéens. Crédits photo : Laura Wojcik

Un groupe s’enfonce dans les entrailles du Magasin Général, un hangar désaffecté de 8 000 m2. « Attention où vous mettez les pieds ! », avertit le professeur, qui slalome entre briques sales et vitraux troués. « Ces lieux où on a grandi restent pour nous des madeleines de Proust. Les élèves n’ont pas du tout ce rapport-là aux anciennes usines. Le street art est une belle entrée vers la friche », constate-t-il, désignant les pattes noires d’un graffiti en forme d’araignée. Louis, un élève de terminale, compte d’ailleurs bien profiter de la démesure de l’entrepôt pour tourner sa vidéo. « Quand j’étais petit, je voyais ce lieu de manière un peu monstrueuse, parce que tout est en ruines. Mais de l’intérieur, ça a un aspect immense, qui absorbe. » Plus loin, d’autres élèves de première tracent des croquis. « Mon grand-père travaillait là et mon père y faisait des stages », explique Élise. « Je ne sais pas comment expliquer ce qu’ils y faisaient. Je sais qu’ils travaillaient avec le métal. »

Jean-Christophe Diedrich, professeur d’histoire, déplore cette méconnaissance : « Les gamins m’ont demandé ce qu’on fabriquait dans cette usine en entrant. » Selon lui, c’est à l’école d’entretenir le souvenir : « Pour beaucoup de raisons politiques, de douleur collective, cette histoire a été effacée. On essaye de recoudre un lien avec ce passé. Il ne s’agit pas d’entretenir une espèce de nostalgie, mais de donner du sens. » Mais bientôt, ces vestiges disparaîtront, dans le cadre d’une zone aménagée concertée. Les premières tractopelles viendront tout nettoyer d’ici quelques mois, pour créer un parc urbain, une pépinière de jeunes entreprises, peut-être même une ferme photovoltaïque ou un restaurant solidaire.

Restaurer la fierté

À quelques encablures de là, le photographe Sylvain Dessi dégaine sa série sur l’aciérie de Rombas. L’une des photos nous plonge dans les entrailles du haut fourneau encore bouillonnant. Un fondeur aux faux airs de cosmonaute s’affaire devant un ruisseau de métal en fusion. Quelques pages plus loin, il ne reste qu’une cheminée sombre, tordue par un coup de dynamite, comme une allumette brisée en deux. « C’est un morceau d’histoire qui disparaît. La poussière s’envole et le lendemain, toute la zone est complètement empoussiérée. Comme si l’histoire avait tout recouvert. » Alors le photographe lutte à sa façon, avec son art. « Autour des friches, il y a toujours une période de deuil. La photographie est une manière de faire ce deuil et de mettre en valeur les gisements d’architecture industrielle », analyse celui qui a capturé 30 ans de combats sociaux dans la sidérurgie.

Ce mercredi soir d’hiver, l’ancien principal de collège aux yeux bleus projette les clichés du photographe devant une dizaine de membres de l’Université Populaire de la Fensch – U pop pour les intimes. Elle a été fondée en 2016, « pour forger des débats citoyens autour du futur de l’activité sidérurgique », explique Marc Olénine, son cofondateur. Gouailleur, anti-FN convaincu, l’homme organise chaque mois des projections, expositions et conférences autour d’universitaires et d’artistes, « pour apporter des éclairages différents dans le débat local ». Une manière aussi d’occuper le terrain des idées à Hayange, l’une des 14 villes françaises tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national aux élections municipales de 2014.

Intérieur d’une friche à Rombas. Crédits photo : Laura Wojcik

Contrairement à Rombas, les hauts fourneaux se dessinent toujours sur la ligne d’horizon de Hayange. Dans cet ancien poumon industriel de plus de 15 000 habitants, la production a été suspendue en 2011. Six ans après, et malgré les promesses de François Hollande, alors candidat à l’élection présidentielle, l’annonce d’une fermeture définitive se profile. ArcelorMittal, propriétaire des lieux, a préféré investir 270 millions d’euros sur le reste du site, où 2 300 personnes sont salariées.

Alors, les habitués de l’université populaire avancent une piste pour revigorer le territoire : faire classer la vallée de la Fensch au patrimoine mondial de l’Unesco. « Ici, on a une chance extraordinaire : sur 12 kilomètres, tout l’habitat industriel se déroule sous les yeux du public, comme un livre ouvert, à partir des années 1860 jusqu’aux hauts fourneaux les plus récents », développe Marc Olénine. Non loin, un autre haut fourneau, le U4 d’Uckange, a déjà été transformé en lieu culturel et touristique.

« On n’est pas une région morte : on continue à vivre. Il faut qu’on accueille des gens qui viennent voir ce patrimoine-là, pour ne pas laisser vivre cette idée que c’est une région qui meurt », insiste Daniel Pelosato, fils de sidérurgiste italien. Pourtant, à Hayange même, une dizaine de commerces aux façades défraîchies ont baissé leur rideau. La vallée est devenue une ville-dortoir ; la plupart des gens travaillent désormais au Luxembourg. Pour donner le change, les locaux commerciaux vides sont décorés en trompe-l’œil par les collectivités locales. Ainsi, l’audacieux restaurant Fensch’Sushi n’ouvrira en réalité jamais.

Les commerces vides d’une rue à Hayange. Crédits photo : Laura Wojcik

« Quitte à être précaires, autant faire quelque chose qu’on aime. »

Christophe André, queue-de-cheval et bouc fourni, veut croire à un renouveau. Même si à Nilvange, commune limitrophe de Florange, le chômage touche près d’un cinquième de la population. « On était tous chômeurs. Nos parents étaient punks. Ils disaient : “no future”. Nous, on était dans le futur décrit par nos parents. » Pour conjurer la léthargie locale, ce graffeur a cocréé, en 2015, son association Berceau du Faire. « On s’est dit : quitte à être précaires, autant faire quelque chose qu’on aime. » Alors, lui et ses amis installent des ateliers graffitis, un food truck vegan, des cours de slam et même un festival pour œuvres inabouties : le FestiNimp.

Avec 15 % de la population en dessous du seuil de pauvreté, les valeurs de co-éducation et de gratuité s’imposent. Germe ainsi l’idée de créer un free shop, un magasin gratuit ouvert une fois par mois dans un garage exigu. « C’est une utopie », s’enthousiasme le trentenaire au débit de mitraillette. « Pour beaucoup d’enfants, c’est l’un des seuls magasins où les parents ne disent pas non. » Ici, les barrières sociales s’estompent, autour de piles de vaisselle, bibelots, livres colorés et jouets. « Pour les gens dans le besoin, c’est important de ne pas être entouré que par d’autres personnes en difficulté. Ici, c’est ouvert aux riches comme aux pauvres et on ne se sent pas redevable ni aidé. »

Un haut fourneau à l’arrêt. Crédits photo : Laura Wojcik

Mais la partie est loin d’être gagnée. Le photographe Sylvain Dessi le sait, une page de l’histoire de la région s’est définitivement tournée : « L’usine était construite au cœur de la vallée et les maisons tout autour. Quand les usines sont parties, tout s’est écroulé. L’espace laissé vacant a absorbé la vie alentour. Maintenant, il faut réinventer cet espace. » Et espérer qu’autour d’un vieux garage, d’une vallée classée au patrimoine mondial de l’Unesco, et de friches réinvesties, se dessinent les contours d’une région un jour revigorée. ●


Le mot de… Jean-Christophe Diedrich, professeur d’histoire-géographie


Jean-Christophe Diedrich, professeur d’histoire. Crédits photo : Laura Wojcik

« Je crois que certaines mairies et collectivités territoriales ont tout fait pour effacer le passé sidérurgique le plus vite possible lorsque les usines ont fermé. On préfère supprimer les friches, les oublier.

Ce territoire mosellan regorge de paysages très marqués par le passé industriel, des stigmates auxquels on ne donne plus aucun sens. Les nouvelles générations ne voient plus ces friches et rien n’est indiqué pour les éclairer. Il faut réinvestir ces lieux et leur rendre leur signification. Quand on tisse à nouveau des liens avec le passé, ces paysages racontent une autre histoire, celle d’une immigration ouvrière, par exemple.

Lors de mes cours, je fais parfois un petit sondage sur le passé de mes élèves. 97 % d’entre eux ont au moins un grand-père d’origine immigrée : Polonais, Italien, Marocain, Algérien. J’approfondis, je les questionne : “Mais comment ça se fait que vous soyez tous arrivés de très loin dans cette région-là ?” Ils savent pertinemment que les alentours regorgeaient d’usines, mais je pense qu’il faut aller bien au-delà de ça.

Les lycées, ici, souffrent d’un déficit culturel énorme que l’école ne répare pas forcément. L’option “histoire des arts” permet de donner à ces jeunes la chance de se reconnecter à ces références culturelles, retrouver cette curiosité que l’on n’entretient pas. Certains gamins se sont transformés au fil de ces trois années d’ateliers. À la fin du lycée, les jeunes vont voir des concerts, se mettent à arpenter les musées. On leur a donné une certaine appétence pour cultiver cette curiosité.

Pour moi, en tant que prof, rester ici a beaucoup plus de sens que d’exercer en centre-ville, auprès de jeunes plus favorisés. »