Émile Magazine

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L'espion à l'écran

Idéalement taillée pour alimenter les fantasmes, la figure de l’espion nourrit la fiction audiovisuelle depuis les débuts du cinéma jusqu’aux récentes séries télévisées. À chaque époque son espion, qui en dit long sur l’état du monde.

Par Anne Héligon

Les 39 marches, un film d’Alfred Hitchcock.


Le milieu du renseignement et celui de la fiction audiovisuelle étaient faits pour se rencontrer : l’un et l’autre pratiquent le changement d’identité, le grimage, l’écriture de scénarios, l’invention de « légendes ». De quoi captiver le public, c’est ce qu’a compris le cinéma dès ses débuts, mettant en scène des espions au moment même où l’Histoire les consacre, peu avant la guerre de 1914. Par crainte de l’invasion allemande, le cinéma muet britannique fait dans la propagande. Dans l’entre-deux-guerres, un passable cinéma colonial envoie ses espions dans des pays exotiques. Il faut attendre Les 39 marches (1935) pour qu’Alfred Hitchcock propose une façon singulière de montrer l’espionnage : en s’attachant aux détails, en semant des indices, en se concentrant sur les regards des acteurs. Cette grammaire inspirera de nombreux réalisateurs, mais le maître du suspense ne se penchera jamais sur les raisons d’être de l’espionnage.

Après 1945, l’espion s’impose comme une figure positive : il est ce héros de la résistance, ce soldat de L’Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969). C’est une période prolifique pour la fiction d’espionnage, qui devient un genre à part entière dans les années 1950. Au début de la décennie suivante, il est popularisé à l’écran par André Hunebelle qui adapte les aventures d’OSS 117. Ce premier espion annonciateur de la guerre froide se veut réaliste, mais il ne tiendra pas longtemps la comparaison avec son fougueux homologue britannique.

Bons baisers de Russie, un film de Terence Young.

James Bond, l’espion qui n’espionnait pas

Né de l’imagination du romancier Ian Fleming, l’agent 007 doit davantage à la vie privée de son créateur qu’à son passé d’agent du renseignement durant la Seconde Guerre mondiale : buveur, fumeur et grand séducteur, mais bien loin de la discrète réalité du métier. James Bond apparaît au cinéma en 1962 sous les traits de Sean Connery (James Bond contre Dr No, Terence Young) qui cédera la place à Roger Moore, Timothy Dalton, Pierce Brosnan puis Daniel Craig : l’agent britannique ne vieillit jamais ! Séducteur invétéré, son machisme des débuts évoluera un peu avec son temps. Quant à son mode opératoire, il relève davantage du film d’aventure ou d’action. Mais bien que très fantaisistes, les péripéties de James Bond disent quelque chose de leur époque. En pleine guerre froide, l’agent au service de Sa Majesté affronte évidemment de méchants Soviétiques (Bons baisers de Russie, Terence Young, 1963), mais il incarne aussi une Grande-Bretagne qui voudrait faire jeu égal avec ses homologues américains, dans un contexte géopolitique où elle perd de son influence. Plus tard, le flegme britannique incarné par Roger Moore sera le dernier rempart à la morosité et aux inquiétudes d’un monde en plein rééquilibrage des forces, quitte à reconvoquer l’ennemi russe (Octopussy, John Glen, 1983). Les plus récents James Bond s’efforcent aussi de s’adapter aux crises contemporaines – terrorisme mondial (Casino Royale, 2006) ou contrôle des ressources naturelles (Quantum of Solace, 2008) –, mais le théâtre des opérations reste du grand spectacle.

Bons ou moins bons, ces films vont marquer durablement la perception de la figure de l’espion. Dès les années 1960, la télévision américaine profite de ce succès pour proposer des représentations divertissantes et peu nuancées. Dans une autre après-guerre, le duo d’espions des Mystères de l’Ouest (1965) assassine sans états d’âme, à l’aide de toute une panoplie de gadgets plutôt anachroniques. Les agents de Mission impossible (1966) déjouent des complots mondiaux avec des méthodes assez rocambolesques. A contrario, les séries britanniques font état d’un malaise, sur le mode métaphorique. C’est l’Angleterre ultra stylisée dans laquelle évoluent les agents de Chapeau melon et bottes de cuir (1961) ou le village angoissant, vecteur de paranoïa, du Prisonnier (1967). Deux représentations d’un monde de moins en moins lisible, où la menace est partout.  

Le désenchantement des années 1970

Ce sont des adaptations de romans de John Le Carré, lui-même ancien agent du MI5, qui vont faire basculer la figure de l’espion dans un noir réalisme. En 1965, dans L’espion qui venait du froid (Martin Ritt), Richard Burton incarne un agent britannique aux antipodes de James Bond, un homme vacillant, manipulé par ses propres services, dans un monde qui ne saurait désormais se résumer à une opposition manichéenne Est/Ouest. L’année suivante, c’est Sydney Lumet qui adapte Le Carré : M15 demande protection brosse le portrait intime d’un espion vieillissant et désenchanté, conjuguant péniblement vie privée et vie professionnelle.

À l’aube des années 1970, le « monde libre » fait face à des événements qui ébranlent son modèle idéologique. Sur grand écran, l’espion se met à douter de lui-même, le genre délaisse le spectaculaire au profit de la crédibilité. Emblématique de l’après Watergate, Les Trois Jours du Condor (Sydney Pollack, 1975) montre une CIA qui se retourne contre ses propres agents. Dans un climat géopolitique de «  détente  », l’ennemi peut désormais venir de l’intérieur.

Homeland, une série d’Alex Gansa, Gideon Raff et Howard Gordon.

Après 2001, un brutal retour à la réalité

Attaquée et cruellement blessée sur son propre sol, l’Amérique cède à la tentation du héros vengeur tel Jack Bauer, agent d’une cellule secrète anti-terroriste dans 24 heures Chrono (2001). Si la série est très prenante, elle est aussi très contestable dans sa systématisation de l’emploi de la torture. Il faudra attendre Homeland (2011) pour voir des agents de la CIA à la psychologie plus complexe, rongés par la culpabilité de n’avoir pas anticipé la tragédie des tours jumelles. Hélas, lorsque la série envoie ses espions sur le terrain, elle n’évite pas les clichés sur le Moyen-Orient, ni de gênantes inexactitudes. Où a-t-on échoué ? C’est la question obsédante d’une Amérique en deuil qui cherche des réponses dans son passé. La fiction d’espionnage s’inspire alors directement de faits réels, tantôt pour les glorifier, tantôt pour les questionner. En 2012, Ben Affleck revient dans Argo sur l’opération éponyme, un succès réel de la CIA en Iran en 1979. D’autres préfèrent s’interroger sur ses dysfonctionnements, comme la série The Looming Tower (2018), basée sur le travail d’enquête d’un journaliste. Plus polémique encore, le film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty (2012), retrace la traque d’Oussama Ben Laden et soulève la dérangeante question de la torture. Sale temps pour les espions américains, mais retour à une passionnante réalité pour la fiction. C’est ce parti pris qu’a choisi Éric Rochant pour Le Bureau des Légendes (2015), une série hyper documentée qui nous plonge au cœur du quotidien des agents de la DGSE. Privilégiant la pédagogie pour montrer la face cachée de ce milieu secret, elle pose aussi clairement le contexte géopolitique. C’est une des représentations les plus crédibles de l’espion dans la fiction, tout en restant captivante. On se réjouira donc de découvrir la cinquième saison du Bureau des légendes en 2020. De son côté, Daniel Craig réendossera le costume de James Bond pour un 25e épisode. Preuve que les histoires d’espions, romanesques ou réalistes, n’ont pas fini de s’écrire et de passionner le public.

Zero Dark Thirty, un film de Kathryn Bigelow.