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Épidémie de coronavirus : quels contre-pouvoirs pendant la crise ?

À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Le renforcement des pouvoirs de l’exécutif apparaît assez logique dans la période de crise exceptionnelle que nous traversons. Pour autant, il doit s’accompagner d’un contrôle afin d’éviter les dérives, nous explique Matthias Fekl (promo 2001), avocat et ancien ministre, dans cette tribune.

Matthias Fekl en 2016, il est alors Secrétaire d'État chargé du Commerce extérieur. (Crédits : Andrej Klizan/CC/Flickr)

Chaque période d’urgence et de crise voit le renforcement de l’exécutif dans les institutions des grandes démocraties, au détriment des autres pouvoirs et au risque d’un déséquilibre durable entre ceux-ci. C’est, déjà, pour faire face à la crise des années 1930 que notre appareil d’État s’est modernisé en profondeur, dans le but de rendre l’action gouvernementale et administrative plus fluide et plus efficace. La Vème République elle-même naît dans une période de bouleversements liés à la guerre d’Algérie, auxquels la IVème République n’opposait finalement qu’instabilité politique et impuissance. Plus près de nous, la menace terroriste pesant sur la France et la violence des actes barbares dont notre pays a été la victime ces dernières années ont conduit à un renforcement substantiel de l’arsenal juridique et opérationnel à la disposition du président et du gouvernement.

Toutes les grandes démocraties prévoient, souvent dans leurs Constitutions, des régimes temporaires exceptionnels pour faire face à l’urgence : la gravité de certaines situations, l’urgence à agir peuvent alors justifier la suspension, pour une période donnée, du cadre juridique habituel, voire de certaines garanties juridictionnelles et de libertés fondamentales. Légitimes et nécessaires pour permettre une action utile, ces états d’exception n’en sont pas moins porteurs de nombreux dangers potentiels. Certes, rien n’est pire dans la période actuelle que des postures faciles : qu’elles ne tiennent pas compte des exigences d’une action publique efficace en période de crise ou, au contraire, qu’elles cherchent à museler toute critique des mesures mises en œuvre, de telles approches sont stériles, dès lors qu’elles n’apportent rien à la résolution de la crise et ne contribuent pas au retour à la normale.

Pour autant, la situation actuelle n’a rien de banal. L’énumération des libertés fondamentales aujourd’hui suspendues parle d’elle-même : liberté d’aller et de venir, liberté de rassemblement, liberté de manifester sont mises entre parenthèses pour une période en réalité indéterminée, car prorogeable et indexée sur l’évolution de l’épidémie. Ces restrictions inédites hors périodes de guerre font l’objet d’une large acceptation sociale, dès lors qu’elles semblent adaptées à la lutte contre le virus. Elles permettent aux autorités exécutives d’agir, d’étaler dans le temps les prises en charges de patients, et de réduire au moins un peu le risque immense auxquels sont exposés de nombreux professionnels tant dans les secteurs de santé que dans d’autres domaines qui se sont révélés stratégiques pour la vie de la nation.

Cette crise appelle chacune et chacun à un sens élevé des responsabilités, en respectant les règles édictées et en mesurant la portée des propos tenus. Les polémiques stériles n’apportent rien, en particulier lorsqu’elles émanent de démagogues patentés qui n’hésitent pas à changer de position au gré des circonstances. Gouverner n’a jamais été une science exacte, gouverner en temps de crise est un art plus délicat encore, dès lors qu’il faut plus encore qu’en d’autres périodes décider en des circonstances évolutives, au vu d’informations partielles et contradictoires, et en conciliant des exigences contradictoires et parfois inconciliables.

Souhaiter une résolution rapide des problèmes ne signifie pas pour autant de se résigner à cet état d’exception : dans une démocratie, un régime d’urgence a pour vocation d’adapter temporairement le fonctionnement de l’État de droit à la situation d’urgence, non de suspendre les principes ni les contrôles démocratiques. Le contrôle des actes et décisions de l’exécutif demeure légitime et nécessaire, même avec des adaptations ; peut-être est-il même plus important que jamais. Dans de nombreux États de l’Union européenne, les pouvoirs exécutifs n’ont pas résisté à la tentation, et se sont servis de la crise pour essayer de s’octroyer des pouvoirs exorbitants. En Allemagne, cette tentation, en particulier du côté du ministère de la Santé, a vite été endiguée, en raison d’un attachement particulier du pays aux libertés publiques, hérité de son expérience historique. Au Danemark, la première loi d’urgence envisageait d’autoriser les forces de l’ordre à pénétrer les domiciles des particuliers, dès lors qu’ils seraient suspectés d’avoir contracté le virus, et ce, sans l’intervention d’un juge ! En Hongrie enfin, l’exécutif a mis en place un état d’exception d’une durée indéterminée, et d’une telle étendue, que le pays ne peut plus décemment être considéré aujourd’hui, de facto et de jure, comme un Etat de droit répondant aux critères de l’Union européenne en la matière.

Ces contre-exemples suffisent à rappeler l’importance des contre-pouvoirs par des temps difficiles. Nos juridictions continuent de siéger et de délibérer, dans l’ordre judiciaire comme dans l’ordre administratif, et le contrôle de constitutionnalité perdure, même s’il est vrai que les modalités de travail en particulier dans l’ordre judiciaire sont aujourd’hui extrêmement dégradées et préjudiciables à une bonne administration de la justice. Les Parlements continuent de se réunir, même si c’est en visioconférence ; leurs commissions travaillent et ont, en particulier, mis en place un contrôle particulièrement important des actes pris en vertu de la situation de crise. Les questions au gouvernement sont maintenues, même dans des formats inédits, et la presse demeure en état de faire son travail. La conférence de presse du Premier ministre, Édouard Philippe, et du ministre de la santé Olivier Véran la semaine dernière était d’ailleurs un moment important, au cours duquel des réponses précises ont été apportées à de nombreuses questions légitimes sur l’action du gouvernement.

Ce travail de questionnement et de contrôle trouvera une application singulière lors des débats à venir sur le traçage des données via les téléphones portables. Plébiscitée par les Français, il n’en pose pas moins de nombreuses questions. Dans son principe même, d’abord, en raison de la portée des atteintes potentielles aux libertés individuelles : est-ce vraiment proportionné ? Des masques, des tests massifs et des comportements responsables ne seraient-ils pas aussi utiles, voire plus efficaces ? Quelles garanties peuvent être apportées en termes de respect de la vie privée, de non-utilisation de ces données à d’autres fins, de confidentialité, d’anonymisation et d’effacement ? Le volontariat qui doit servir de base à une possible application a-t-il un sens dans la vraie vie, ou sera-t-il annihilé par la pression sociale exercée au sein de l’entreprise, dans la vie associative ou par le voisinage ? La solution mise en place sera-t-elle réellement temporaire ou connaîtra-t-elle l’effet cliquet attaché à de nombreuses législations sécuritaires supposées transitoires mais en réalité durablement inscrites dans notre droit ? Personne n’a de réponses toutes faites à ces interrogations essentielles, elles n’en sont pas moins légitimes et fondamentales et doivent être posées dans le débat public.

La France comme l’Europe doivent démontrer dans les prochaines semaines que les grandes démocraties libérales peuvent élaborer et mettre en œuvre leurs propres réponses à cette crise inédite, efficaces dans leurs résultats et fidèles à leurs valeurs. L’on connaît la réponse des régimes autoritaires, qui se targuent d’efficacité mais cachent les chiffres, punissent les lanceurs d’alerte, voire profitent de la situation pour faire disparaître ceux qui dérangent. Face à cela, une réponse démocratique et européenne à l’épidémie doit se dessiner : les grands principes fondateurs de nos démocraties sont bel et bien mis à l’épreuve par le virus, comme peut l’être la confiance que les citoyens placent en eux. C’est l’autre grand défi de cette période décisive.