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Face-à-face : Kate Mosse, anti-Brexit

Ses livres ont été traduits dans 38 langues et publiés dans une quarantaine de pays. Son dernier roman, La Cité de larmes (Sonatine, janvier 2021), est une plongée dans le XVIe siècle français ravagé par les guerres de religion. Européenne convaincue, elle a participé, en 2019, au Friendship Tour, avec trois autres auteurs britanniques. Ils sont partis à la rencontre de leurs voisins, à Milan, Madrid, Berlin puis Paris, juste avant l’entrée en vigueur du Brexit. Elle nous explique les raisons de son opposition au processus de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Propos recueillis par Maïna Marjany 
Traduction Tristan Werkmeister et Maïna Marjany

Kate Mosse, auteure britannique. (Crédits: Ruth Crafer)

Selon vous, quelles sont les principales raisons pour lesquelles une majorité de Britanniques (51,9 %) a voté « Leave », en juin 2016 ? Pensez-vous que l’immigration soit la première raison ?

Au Royaume-Uni, la majorité des journaux sont opposés à l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union européenne. Ce serait bien si le niveau de débat dans les médias, et donc dans la rue, n’était pas avili. Les opposants à l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE ont réussi à faire de l’Europe un bouc émissaire de problématiques britanniques (des problématiques qui sont pourtant partagées par presque toutes les économies développées) : chômage, inégalité, austérité, intégration… 

Dans les médias et en politique, de nombreux Brexiters ont réussi à assimiler – sans fondement – l’adhésion à l’UE à l’immigration en général. Au sein d’une partie de la société, ces voix ont réussi à blâmer l’UE pour le manque d’opportunités dans le pays, pour la présence d’étrangers qui prennent les emplois britanniques, qui monopolisent les logements sociaux et qui assèchent les ressources de la NHS [National Health Service est le système de santé publique du Royaume-Uni, NDLR]. Le succès de ce faux récit a été extrêmement déprimant.

Pourquoi pensez-vous que le Royaume-Uni aurait dû rester dans l’Union européenne ?

En tant qu’auteure de fictions historiques, je passe du temps dans les archives et je réfléchis à la façon dont les erreurs du passé influent sur les défis de l’avenir. Ma série actuelle de romans – La Cité de feu et La Cité de larmes – a pour toile de fond les guerres de religion du XVIe siècle en France. Il est clair que ce conflit (une guerre civile religieuse) a causé des dommages incalculables à la construction de la société française et que le pays en est sorti appauvri. Le Royaume-Uni en est là aujourd’hui. Même s’il est désormais clair que les avantages, s’il y en a, du départ du Royaume-Uni de l’Union européenne sont peu nombreux et que les inconvénients sont nombreux, nous continuons à suivre une voie qui appauvrira et diminuera le Royaume-Uni.

La Cité de larmes, dernier roman de Kate Mosse, est sorti en janvier 2021.

Encore une fois, en tant qu’auteure qui écrit sur la guerre et ses conséquences, je trouve que le principe fondateur de relations intra-européennes plus étroites, afin de sauvegarder la paix après la Seconde Guerre mondiale, reste aujourd’hui essentiel. L’idée de voisins soutenant leurs voisins, travaillant pour maintenir la paix et des relations cordiales est plus importante que jamais dans cette nouvelle ère de la montée du populisme d’extrême droite.

Enfin, d’un point de vue financier, les affirmations et les arguments utilisés par les partisans du Brexit lors de la campagne de 2016 ont été largement discrédités. À ce jour, aucun changement matériel qui améliorera la vie des citoyens britanniques n’a été annoncé ; nous allons commercer avec moins de partenaires immédiats, nous courons le risque d’être exclus des principaux partenariats européens en matière de sécurité, de finance et de médicaments, nous allons dépenser davantage pour de nouveaux systèmes de contrôle aux frontières, de visas, d’immigration, bien plus que ce que nous n’avons jamais contribué à l’UE.

Vous avez vécu quelques années en France. Pensez-vous que le Brexit va compliquer les relations entre nos deux pays et avez-vous peur qu’il y ait moins d’échanges économiques et culturels ?

Nous avons une petite maison à Carcassonne, dans le Languedoc – l’ensemble de mes fictions historiques est d’ailleurs une lettre d’amour à cette partie de la France. Il ne fait aucun doute que les échanges culturels et économiques seront plus difficiles. Et en tant que femme fière d’être à la fois anglaise et européenne, je trouve cela profondément triste de voir le Royaume-Uni détruire ainsi des relations fructueuses et durables.

Mais nous, le peuple, ne sommes pas le gouvernement. Les artistes ne sont pas les représentants d’un pays, nous écrivons plutôt pour éclairer, découvrir, connecter, nous mettre à la place des autres, construire de l’empathie et de la compassion, divertir. Les écrivains et les lecteurs, de toutes les nations, continueront à se retrouver. Même s’il y aura des complications et des frustrations supplémentaires du fait de ne pas pouvoir visiter les pays des uns et des autres aussi facilement qu’avant, cela n’altèrera pas l’affection que nous portons à nos voisins les plus proches ni les relations que nous avons avec eux.

Près d’un an après la tenue officielle du Brexit, avez-vous remarqué des changements au sein de la société britannique, notamment une forme de racisme ?

Cela m’a fait froid dans le dos de constater une augmentation du racisme et de l’intolérance, l’absence de sophistication du discours public et l’installation d’une forme de débat très agressive qui ne laisse aucune place à la nuance ou au respect des différences d’opinions.

Lorsque nous avons interviewé Charles Moore, il nous a dit : « Les “Remainers” détenaient toutes les positions clés au moment du référendum de 2016. Ils étaient à la tête de la plupart des partis politiques britanniques, mais aussi de la BBC, du Financial Times, des universités, des principaux business, etc. Ils avaient 95 % de l’establishment de leur côté et pourtant, c’est incroyable, ils ont perdu. » Pensez-vous que le référendum sur le Brexit était un vote de l’élite contre le peuple ?

C’est l’essence même – et la compétence – du lobby Brexit : avoir des gens au cœur de l’establishment qui prétendent qu’un vote pour le Brexit était un vote contre l’élitisme. La campagne du « Remain » et celle du Brexit étaient toutes deux menées par des hommes qui avaient fréquenté la même école d’élite – Eton – et débuté leur carrière armés d’avantages sociaux. La vérité est que le népotisme, l’élitisme au sein du gouvernement et des contrats accordés par le gouvernement, les divisions entre le Nord et le Sud, ont tous augmenté depuis 2016.

Charles Moore a raison sur un point en particulier. Il y avait une certaine arrogance dans la campagne du « Remain » qui les a menés à ne pas formuler clairement les questions qui étaient en jeu et ils ont laissé passer la désinformation et les mensonges, sans prendre le temps de les contester. Comme si souvent dans l’Histoire, il s’agissait d’une question de pouvoir et de recherche d’influence, plutôt que d’une question de ceux qui ont le sens d’un véritable service public et qui veulent faire ce qui est le mieux pour notre pays et la majorité de ses citoyens. Je suis fière d’être anglaise et j’ai honte, à l’heure actuelle, d’être britannique.

Le débat autour du Brexit a-t-il, selon vous, intensifié les divisions au sein de la société britannique ? Comment imaginez-vous le Royaume-Uni après le Brexit ? Êtes-vous optimiste ?

Comme beaucoup d’écrivains, je cherche l’histoire alternative derrière les gros titres. Je cherche la nuance et l’espoir, je cherche la manière d’apporter un changement positif. Et malgré de nombreuses preuves du contraire, j’applaudis la bonté de la plupart des gens et leurs bonnes intentions, plutôt que de croire que les cupides et les hypocrites sont la majorité. 

En tant qu’écrivains et citoyens, il est de notre devoir, lorsque nous constatons que nos hommes politiques nous font défaut, d’être optimistes et d’élever nos voix dans la dissidence – la campagne contre la faim chez les enfants au Royaume-Uni menée par le footballeur Marcus Rashford, qui a conduit à un revirement de la politique du gouvernement, en est le parfait exemple. 

Un autre avantage d’être un écrivain de fiction historique est de toujours se rappeler que l’Histoire n’est pas linéaire (les choses ne s’améliorent pas toujours, génération après génération), c’est plutôt un pendule qui oscille d’avant en arrière. C’est un chapitre sombre de l’histoire du Royaume-Uni – non pas à cause du vote lui-même, mais plutôt à cause de la laideur et de la méfiance qu’il a déclenchées. Mais les choses vont s’améliorer et, à la fin, les personnes en désaccord recommenceront à se parler. J’espère seulement que cela ne prendra pas trop de temps… 

Cette interview, réalisée en novembre 2020, a été publiée dans le n° 20 du magazine Émile.



Découvrez le point de vue de Charles Moore, journaliste britannique, en faveur du Brexit.