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Fiction - Maigret crève l'écran

Le commissaire Jules Maigret est certainement l’un des personnages de roman les plus adaptés à l’écran. Mais comment vit-il ce passage du livre à la télévision et au cinéma ? Né sous la plume de Georges Simenon au début du XXe siècle, se sent-il en accord avec les nouvelles technologies qui ont envahi notre quotidien ? Souffrirait-il d’être rangé dans le catalogue d’une plateforme de streaming ? Il dévoile ses états d’âme dans cette nouvelle inédite, écrite par Jean-François Roseau (promo 14), jeune écrivain prometteur.

Il y a du comédien dans tout héros de roman

Les personnages de Proust n’ignorent rien du regard qui les scrute, mais ne s’en soucient pas. Si Madame Bovary cabotine par moments, c’est qu’elle se sait épiée, et cela l’intimide. Les figures de Stendhal épousent si bien leur rôle que le ridicule ne les embarrasse pas. Voyez del Dongo à Waterloo ! Il est tout à son texte, qui lui impose un air de moineau égaré. Ne parlons pas de Diderot, dont les héros prennent un malin plaisir à voir le lecteur s’égarer dans un maquis d’idées, de récits ou de phrases dont l’allure va si vite qu’on peinerait à les suivre à défaut de pauses bien méritées. Chez Gide, ces messieurs prennent des airs poseurs et manquent de naturel : on sent qu’ils se recoiffent devant le miroir du vestibule avant l’entrée en scène. Chez Camus, au contraire, ils jouent avec une telle justesse que leur humanisme troublant – tantôt naïf, tantôt amer – paraît aussi vrai que celui de leur auteur. 

Tous ces protagonistes ont beau feindre habilement d’être occupés ailleurs, sachez qu’ils jettent parfois un œil vers le public absorbé des romans. Tandis qu’on les croit tout à leurs affaires – calculs mesquins ou manœuvre amoureuse – ils veulent savoir qui s’intéresse à eux. Le lecteur, donc, les intrigue. Rassurez-vous : je ne prétends aucunement égaler ces illustres compères, mais j’ai souvenir, moi aussi, Maigret (peu de gens savent que je m’appelle Jules) de millions de lecteurs dont l’esprit, le désir, les sens, l’intelligence souvent, le cœur parfois et la curiosité toujours, ont battu la chamade devant le récit minutieux, non de mes exploits, mais de mes enquêtes dans plus de 70 romans, menées tambour battant sous la plume haletante de mon maître et auteur. 

Films, séries, best-sellers… le commissaire divisionnaire infuse la culture populaire.

Simenon, génie du crime et gestionnaire de petits secrets, est surtout un géant du récit policier. Son œuvre populaire – où la plèbe vaut l’élite, car Simenon efface tous les vernis à coups de stylo – a suscité des études par centaines, faisant alterner l’étonnement et l’envie devant l’ampleur des mondes imaginés.  De son vivant, les contempteurs, qui se bouchaient le nez en parlant de ses livres, l’accusaient à raison d’être un auteur de romans de gare. C’est qu’il avait pour lui d’écrire en quelques jours ce que d’autres ambitionnent d’accomplir en deux ans. Je peux en parler à mon aise, l’ayant vu à l’œuvre à maintes reprises, m’habillant, me guidant, bourrant ma pipe et me dictant mon texte comme un souffleur, dans les coulisses ou sous les planches, au comédien dépourvu de mémoire. Oh ! J’en ai pris des trains avec des lecteurs enthousiastes et conquis. J’ai traversé des milliers de gares dans un sac de jeune femme, dormi dans des bibliothèques de salle d’attente, pris des bateaux dans la poche peluchée d’un duffle-coat d’étudiant sans le sou ou d’époux infidèle en partance pour le large. Qui me connaît un peu sait que j’aime l’armagnac, le tabac gris et la blanquette de veau. Mes goûts sont simples et exigeants, tout comme mes déductions, mélange d’observation et de discrétion, qui n’ont ni la complexité des extrapolations chères à Hercule Poirot ni les naïvetés quelquefois enfantines de Rouletabille. Quand j’écoute, j’analyse. Mais je n’affirme jamais ; le doute est ma méthode. Avec l’imprégnation des hommes et des milieux. J’examine chaque recoin d’une affaire, chaque nuance d’une parole, le moindre accent d’un aveu attendu. Et ce n’est pas parce que je suis plongé dans une conversation avec mes inspecteurs – Janvier ou Lapointe, pour les plus fidèles – que j’oublie que quelqu’un nous épie en silence, quelque part au-dessus de nos épaules, lecteur solitaire ou assemblée captive d’une salle de projection… Vous auriez tort de nous croire si distraits. Les personnages aussi s’emparent du premier prétexte venu pour tempérer leur confinement perpétuel. Alors nous étudions qui croit nous étudier. Et nous nous échappons dans l’œil des lecteurs emportés avec nous. 

Évidemment, tout a changé avec les images en mouvement

Tout sauf glamour, assez bourru et sans attrait particulier, je suis plutôt de nature discrète et silencieuse. Sauf quand on me sort de mes retranchements. Et c’est ce qui a eu lieu avec le cinéma, puis la télévision. Mon géniteur – disons mon père, Simenon – comptait parmi ses proches fréquentations un cinéaste de renom, Renoir, lequel lui fit l’honneur d’adapter certains de ses romans, en m’honorant par la même occasion d’une interprétation sur grand écran. On dit parfois du cinéma que c’est une histoire de famille. Dynastie d’acteurs, incestes à peine dissimulés, capitaux familiaux, linge sale lavé à Cannes, entre deux photographes… Sans aller jusque-là, il faut bien dire que l’une de mes premières apparitions au cinéma (c’est ce qu’on dirait d’un jeune premier) – premier grand trac, en 1932 – l’a été dans la peau de Pierre Renoir, le fils du peintre, et frère du réalisateur, Jean, par ailleurs parrain du deuxième fils de Simenon, John, né en Arizona (pour ainsi dire l’un de mes frères dans le civil) qui, à son tour, deviendra cinéaste. À mes débuts, donc, à mes débuts seulement, les circonstances ont certes voulu qu’on m’adapte entre amis. Mais ne vous y trompez pas. J’entends déjà les soupçons de complaisance et de combine. Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’émanciper de l’enclos familial et découvrir l’horizon fabuleux du cinéma américain, en couleur cette fois-ci : dès 1949, j’ai touché l’Amérique dans The Man on The Eiffel Tower avec, j’en conviens, un argument de taille pour séduire les équipes de Hollywood. Paris sera toujours Paris et mon bureau du 36, quai des Orfèvres demeure un atout essentiel dans l’univers du cinéma d’outre-Atlantique, sensible aux éclats éternels comme aux paillettes fugaces de la Ville lumière. Toujours est-il qu’on m’a donné du « inspector Maigret’s greatest adventure », ce qui réjouit toujours son homme ! Je vous l’ai dit : les personnages sont des êtres sensibles et l’amour-propre est leur talon d’Achille. 

En près d’un siècle, j’ai vu des dizaines d’acteurs endosser mon imperméable pour les téléviseurs. Si seulement j’avais eu mon mot à dire ! Mais on n’écoute pas les acteurs, alors les personnages… Celui-ci, par exemple, m’a bêtement confondu avec le héros d’Agatha Christie, se croyant obligé de me faire porter la moustache en croc ; celui-là, non moins pataud, m’a grotesquement affublé d’un chapeau à la Sherlock Holmes… L’écran, petit ou grand, m’a fait endurer mille épreuves. Tenez ! Je ne dirais rien de mes interprètes français dont je salue l’effort, ni de Jean Richard, dans les premières adaptations télévisées de l’ORTF diffusées sous la présidence du général de Gaulle, ni de Bruno Cremer, qui m’aura joué avec une constance infaillible, pour le compte de France 2, de la chute de l’URSS à la disparition de Jean-Paul II. Certaines versions m’ont néanmoins déçu. Je n’en citerai qu’une seule. Il y a quelques années, les Britanniques se sont à nouveau entichés de mon personnage. C’était, je crois, en 2016, l’année même où les sujets de Sa Majesté décidèrent souverainement d’abandonner l’Union européenne, portant un coup sévère aux relations de nos deux royaumes, celui de Belgique et de Grande-Bretagne. Car on l’oublie souvent :  j’occupe certes un bureau à Paris, je suis certes d’origine bourbonnaise par mon père, d’un village aussi fictif que mes aventures, Saint-Fiacre, mais mon cœur n’en est pas moins à Liège, la patrie de mon auteur véritable. En Angleterre, disais-je, sur ITV, on a pu me suivre, dans un Paris de carton-pâte, sous les traits de ce gentleman-très-british qui incarna, plusieurs années durant, l’une des figures emblématiques de l’humour à l’anglaise. Moi je veux bien prendre les choses à la légère, ne pas m’offenser pour un rien, mais de me savoir joué par Rowan Atkinson, dont la carrière tient pour l’essentiel au succès planétaire de Mr Bean, cela, croyez-moi, ne m’a pas tant réjoui. Il a eu beau troquer son tweed pour un trois-pièces et abandonner son inaltérable cravate rouge, honnêtement, de quoi ai-je l’air en Mr Bean reconverti à la PJ ? Avec Gabin, au moins, j’avais de la tenue. Une gouaille épaisse, aux relents de vin blanc ou de bière blonde. Mais c’est un fait : les Anglais ne savent pas m’adapter.

On sait, depuis Balzac, que le roman fait concurrence à l’état civil. Eh bien l’expérience m’a appris que l’écran fonctionne selon le schéma impitoyable de la chaîne alimentaire. Juste retour des choses dans un monde où chacun, semble-t-il, s’expose aux prédations de plus gourmand que soi. Concurrençant l’état civil, le roman a été concurrencé par le cinéma. Puis le cinéma par la télévision. Puis la télévision par les ordinateurs, le câble par les sites de téléchargement en ligne. En somme, tout commence avec le roman de gare et vire en contenu de plateforme, de quai en bon français. Mais de la gare au quai, c’est toujours un rétrécissement. Un quai sans gare, évidemment, c’est à la fois plus rapide et moins aventureux. On voyage, certes, mais on voyage moins loin. Et on finit par des allers-retours de la tête à la queue du quai qui, à la longue, vous infligent des migraines. Je sais bien ce que vous direz : que mes propos dénotent l’anachronisme patenté d’un vieux conservateur, un peu hors jeu, très provincial, qui parle de ce qu’il ne connaît pas. Et vous n’aurez qu’à moitié tort. Je suis des Années folles, né autour de 1929 pour ce qui touche à mon entrée officielle en littérature… Alors Netflix, OCS, Amazon Prime, Salto ou Disney +, ce ne sont pas des termes qui me sont familiers. Je mentirais en affirmant que le streaming appartient à mon vocabulaire. D’ailleurs, il suffirait d’ouvrir un Larousse de 1989, date du décès de Georges Simenon, pour expliquer mon ignorance. C’est simple : le mot n’apparaît pas. Quant aux Académiciens, qui n’ont pas la réputation d’être des flèches ni des pionniers épris de modernité, je doute qu’ils le fassent figurer de sitôt dans leur dictionnaire. Pour autant, cela ne les empêcherait nullement, comme moi, d’être sensibles aux échos poétiques du mot. Le streaming, pour les vieux de ma génération, frustes peut-être, mais qui n’en ont pas moins des lettres, cela évoque les vers lointains de Mallarmé, obscurément figés dans un coin de ma mémoire, entre de vagues notions de marine, un désir de départ et la tristesse d’avoir lu tous les livres : 

Jean Gabin interprète Maigret au cinéma (Domaine Public).

Rowan Atkinson interprète Maigret dans une série télévisée (D.R.)

« Je partirai ! Streamer balançant ta mâture, Lève l’ancre pour une exotique nature ! »

Mais revenons-en aux faits, voulez-vous : tout a changé si vite. 

Pour nous, les personnages, le papier menacé, puis l’écran tout-puissant, toujours à portée de main, n’ont rien de négligeable. Les tableaux, eux aussi, se soucient de leur cadre. En quelques décennies, on nous a fait passer du papier bon marché aux images animées. Puis des salles obscures, plutôt communes, à l’intérieur des foyers domestiques, munis d’étranges boîtes à antennes, aux flancs volumineux chauffant comme des moteurs, et aux vitres bombées qui, avec le temps, ont perdu en poids ce qu’elles gagnaient en surface. Plus les écrans évoluaient, plus leur style s’affinait, plus l’image était pure et le son net, plus ils changeaient de nature. De sédentaires, ils se sont fait nomades, quittant le sanctuaire des tables basses, selon l’humeur du jour, pour la cuisine, la chambre, le train et jusqu’aux lieux d’aisance. J’ai suivi le mouvement sans rien dire, mais je n’en pensais pas moins. Autant vous dire que l’attention des spectateurs a décru à mesure que l’imagination devenait paresseuse. Et puis cette affreuse manie d’interrompre le cours de l’intrigue à tout bout de champ ! Ça n’a plus rien à voir avec l’angoisse ancienne du feuillet corné dans l’angle supérieur qui, à défaut de marque-page, me figeait quelque temps dans une réflexion décisive, le doigt sur le menton ou le chapeau à la main. Un Maigret, ça se lisait d’une traite. En deux, trois temps, à la limite. Mais jamais davantage. À l’âge de la télévision, seule la publicité interrompait mon jeu. C’était vexant, bien sûr, mais l’action reprenait aussitôt et aucun spectateur n’osait s’éloigner trop longtemps, de peur de manquer une seule scène. Le streaming a profondément ébranlé mes enquêtes et le rythme de mes aventures. Maintenant, on me suit n’importe où, n’importe quand et n’importe comment…

Vous me direz, la série n’a rien inventé. Romans, feuilletons, nouvelles : j’apparaissais déjà d’un épisode à l’autre, armé de la même pipe en bruyère et travaillant sous la tutelle du même juge d’instruction. Mais Simenon est mort, que voulez-vous ? Les éditeurs ont peu à peu passé la main. Fayard, qui me jugeait banal, puis Gallimard avant les Presses de la Cité. Après les éditeurs, j’ai vu défiler chez Simenon une légion de producteurs attirés par son œuvre. De nos jours, les héritiers gèrent l’affaire d’une main sûre. Les formats changent, mais la fiction demeure. Est-ce mieux ainsi ? Regrettable ? Est-ce différent ? Indifférent ? Comprendre et ne pas juger. Implicitement inscrite au fronton de ses romans, la devise de Simenon vaut bien la sagesse du Grand Siècle. Alors, pour aujourd’hui, tirant sans hâte une bouffée de ma pipe en savourant ce grésillement parfumé des brins de tabac repliés sous la braise, je m’en tiendrai à la formule de mon auteur. L’incertitude est le devoir des romanciers. C’est aussi le privilège des personnages. Une dernière chose : une rumeur solidement installée prétend que Gérard Depardieu devrait prochainement me donner corps dans une adaptation de Patrice Leconte. Après Jean Gabin et Michel Simon, voilà une carrure qui a tout pour flatter mon ego. Si les conditions le permettent – car tout devient hypothétique –, le tournage est prévu pour 2021. Alors, soyez gentils, Depardieu n’est pas fait pour le petit écran. Il partage avec Simenon cette gourmandise gargantuesque qui tient du monstre autant que du géant, des types avec lesquels tout prend une proportion mythologique. Je nous vois assez mal, lui et moi, moi en lui, rapetissés sur un écran de téléphone ou le cadre exigu d’un ordinateur de 20 pouces. La vantardise n’est pas mon fort, mais il faut savoir faire exception à ses propres principes lorsque la cause le justifie. Tant que le roman policier gardera ses légendes et le cinéma des icônes à l’image de Depardieu, Netflix et consorts pourront toujours œuvrer à leur échelle et avec leurs moyens. Dans la tempête, on tiendra ferme, héroïquement, avec cette ambition suprême que Gégé déclama sublimement dans un rôle antérieur : le panache. Et puis si vous êtes là, devant mes confidences, c’est qu’on peut encore lire à l’époque des plateformes et des flux permanents. Je vous laisse. D’autres lecteurs m’attendent. 

Cette nouvelle inédite a été publiée dans le n°20 d'Émile, paru en décembre 2020.