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Daniel Schneidermann : Pourquoi nous ne voyons pas arriver les guerres ?

Aurait-on pu prédire la Seconde Guerre Mondiale au vu de la violence des attaques portées dans les journaux français des années 30 ? Comment la violence des mots peut-elle préparer les esprits à la guerre ? Après s’être intéressé au quotidien des reporters internationaux à Berlin en 1933 lorsque Adolf Hitler devient chancelier, Daniel Schneidermann, journaliste, écrivain, fondateur et président du site d’analyse des médias, Arrêt sur images, poursuit sa plongée dans les archives. Il publie La Guerre avant la guerre (Seuil, 2022) et s’intéresse cette fois-ci aux débats des journaux français entre 1936 et 1939. Une sortie littéraire qui coïncide avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, où le poids des mots a, une fois de plus, eu toute son importance. Entretien.

Propos recueillis par Louis Chahuneau, Selma Chougar et Laure Sabatier

Les vitrines d’une imprimerie de Berlin détruites après la Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre 1938. (Crédits : Everett Collection/Shutterstock)

Votre précédent livre analyse la couverture, par les reporters étrangers, de l’accession d’Hitler au pouvoir. Qu'est-ce qui vous fascine dans cette période de l’Histoire ?  

Ce qui me fascine avant tout, c’est la proximité et l’incrédulité face au danger qui règne dans la presse à cette époque. Ce sentiment général que le pire ne peut arriver, comme je l’ai rencontré dans les récits des correspondants occidentaux à Berlin en 1933. Ils avaient eu beaucoup de mal à raconter ce qu’ils avaient sous les yeux, à savoir les premières brutalisations des juifs, qui étaient pourtant sensibles dans les rues. Cette crédulité marque les débuts de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. 

À partir des années 1936, nous ne sommes plus dans une période de déni et de crédulité, nous entrons dans une période de peur. C’est ce que montre la presse dans ces années-là, la peur de fâcher Hitler. Il y a très peu de journalistes qui ont la lucidité de mettre en garde contre la guerre, sauf Henri de Kérillis [journaliste et fondateur du journal L’Époque] qui est d’une lucidité parfaite en 1938 et 1939, mais il est le seul à le dire avec cette netteté. Jusqu’au dernier moment, y compris lors des accords de Munich en 1938, la majorité des Français pense que la guerre peut être évitée, tout comme les journalistes. Mes confrères de cette période avaient toutes les informations en main, mais n’ont pas été capables de les mettre bout à bout pour en tirer la conclusion, qui s’imposait pourtant, que la guerre était inévitable.

Vous avancez dans votre livre l’hypothèse selon laquelle la guerre d’Espagne a constitué un préambule à la Seconde Guerre mondiale. Pourriez-vous nous expliquer cette idée ? 

C’est bien plus qu’un simple préambule. À l’époque, la guerre d'Espagne (1936 à 1939) est obsédante et colore l’entièreté de l’atmosphère politique française. À l’époque, ce n’est pas Hitler qui fait la une des journaux tous les jours, mais la guerre d’Espagne. C’était l'événement qui structurait le débat politique en France comme un discours de guerre, avec des camps. Dès 1936, les camps se divisent, les partisans des Franquistes d’un côté, les partisans du gouvernement républicain de l’autre. Ce qui m’a interrogé dans ce livre, c’est la manière dont se structure un discours de guerre dans une presse nationale.

Justement, vous faites un parallèle entre l’actuel discours d’extrême droite, notamment tenu par Eric Zemmour, et celui porté par certains journaux d’extrême droite dans les années 1930, comme L’Action française de Charles Maurras. Qu’est-ce qui différencie et rapproche ces deux hommes ? Peut-on parler d’héritage ?

Outre une filiation intellectuelle évidente sur l’ultranationalisme, ces deux personnages exercent une influence comparable sur les scènes politiques et médiatiques de leurs époques respectives. Leurs idées dépassent largement les médias dans lesquels ils collaborent, et finissent par colorer l’ensemble des débats. De la même manière que Zemmour, l’influence de Maurras allait bien au-delà de l’Action française, qui restait un petit journal parisien. Malgré le faible tirage de son journal, Charles Maurras donnait le ton et forçait tout le monde à se situer par rapport à lui. C’est ce que fait aussi Eric Zemmour avec CNews, une chaîne somme toute modeste par rapport aux audiences de France Inter ou d’une grande chaîne de télévision, mais qui le place au centre des préoccupations. 

Vous avez terminé d’écrire votre livre bien avant le début de la guerre en Ukraine. Auriez-vous aimé ajouter un chapitre dans votre livre sur le sujet ?

En effet, si j’avais dû rajouter un chapitre au livre, mon objet de curiosité aurait été de savoir si les intentions de Poutine étaient anticipables. De la même façon que l’on disait que tout était dans Mein Kampf, pourquoi n’a t’on pas anticipé Hitler ? On pourrait se poser la même question avec Poutine, avec des bons arguments des deux côtés. Depuis 2014 tout laissait entendre ce qu’il se passerait le 24 février [date de l’invasion de l’Ukraine, NDLR]. Un autre argument consiste à dire que Poutine a considérablement changé, qu’il est passé d’une logique d’évaluation des coûts et bénéfices à une logique de mission. De la même manière, Hitler mettait souvent en avant son âge en disant qu’il fallait qu’il accomplisse sa mission avant de devenir vieux.

La Commission européenne a récemment banni les deux médias d’État russes, Russia Today et Sputnik, de l’Union européenne. Est-ce selon vous une bonne façon de limiter la propagande russe en Europe, ou une erreur stratégique ?

Je pense plutôt que c’est une erreur. RT France avait l'apparence du pluralisme, ce qui est très insidieux, en disant qu’elle donne la parole à tous ceux qui ne l’ont pas dans les médias classiques, ce qui est assez habile puisque ce n’est pas faux. Cependant, au premier jour de la guerre, la chaîne ne parlait absolument pas de guerre ou d’invasion de l’Ukraine. 

À présent, nous allons continuer d’être touchés par la propagande russe mais par des canaux qui seront beaucoup plus difficiles à détecter. Je pense notamment à la journaliste Anne-Laure Bonnel qui a fait un plateau sur CNews en se présentant comme une journaliste de terrain sans opinion politique, mais qui nous passe exactement le message de Poutine. Et pourtant, la source est beaucoup moins identifiable. Je ne vais pas aller signer des pétitions pour RT ou Sputnik qui restent des instruments de propagande étrangère, mais je pense que ce n’est pas une bonne solution d’avoir fermé ces médias. Si l’on veut arriver à décoder la propagande de l’ennemi - car nous sommes bien ici dans une guerre de communication - il faut arriver à décoder son discours. Il était donc utile d’avoir une vitrine de la propagande de l’adversaire à travers ces chaînes.

Le camp ukrainien, notamment par son président Volodymyr Zelensky, a pour l’instant l’avantage sur la guerre d’image qui se joue entre l’Ukraine et la Russie. Cela peut-il avoir une influence sur l'avancée du conflit ?

Ce n’est pas avec ses vidéos Instagram que le président Zelensky va arrêter les chars russes, certes, mais dans ce conflit de longue durée, le soutien international à l’Ukraine sera déterminant dans la conduite de la guerre. Ce soutien international repose notamment sur le capital de sympathie que va avoir l’Ukraine dans les opinions occidentales. Le personnage de Zelensky engrange un capital de sympathie considérable, car c’est un héros. On se souviendra de sa réplique : « Je n’ai pas besoin de taxi, j’ai besoin de munitions » [lorsque les Américains lui ont proposé une exfiltration, NDLR], c’est une phrase historique.


La Guerre avant la guerre, quand la presse prépare au pire

Daniel Schneidermann, Seuil, 224 pages, 20 euros

Dans cet ouvrage, le journaliste et écrivain Daniel Schneidermann revisite le rôle des médias dans les années 1936 et 1939 dans l’escalade de la violence. Le président du site d’analyse des médias Arrêt sur images, interpelle ainsi le lecteur : comment les mots, et la presse qui les édite, annoncent-ils et préparent-ils à la guerre ?