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Michèle Ramis : "La France figure parmi les premiers pays à s'être dotés d'une politique étrangère féministe"

Dans un ordre mondial chamboulé, comment se déroule le combat pour les droits des femmes sur la scène internationale ? Quelle est la politique diplomatique de la France en la matière ? Rencontre avec Michèle Ramis, directrice des Amériques et des Caraïbes et haute fonctionnaire à l’égalité des droits femmes-hommes au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Anna Riolacci et Ryan Tfaily

Michèle Ramis (Crédits : Judith Litvine)

Où en sont les droits des femmes, sur le plan institutionnel, dans le monde ? 

Ils ont connu des progrès très importants à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Après l’avancée majeure de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ces droits et le principe de non-discrimination ont été inscrits dans des instruments internationaux contraignants, dont l’instrument fondateur est la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw) de 1979. D’autres conventions sont intervenues depuis, dont celle du Conseil de l’Europe de 2011 pour l’élimination des violences contre les femmes, qui fait de ces violences des infractions pénales et dont nous promouvons l’universalisation. Ces conventions comportent des mécanismes de suivi rigoureux qui permettent de vérifier leur mise en œuvre effective par les États-parties. La France a été évaluée le 17 octobre par le comité Cedaw.

Néanmoins, on constate depuis quelques années une remise en cause des acquis par des mouvements ou coalitions anti-droits ou par des évolutions internes. La Cour suprême américaine a aboli, en 2022, la protection fédérale du droit à l’avortement. Ces régressions s’expliquent par la montée de courants de pensée conservateurs, par des bouleversements politiques ou des conflits (retour des talibans en Afghanistan, situation en Iran, invasion de l’Ukraine par la Russie). Certains États refusent d’adhérer ou se retirent de conventions internationales au motif que ces instruments remettraient en cause leurs fondements sociaux. Il faut donc s’unir, créer des alliances pour résister à la montée des forces adverses.

Quelles sont les actions de la France à l’international pour promouvoir les droits des femmes ? 

Notre pays est clairement dans une période d’accélération et d’intensification de sa politique en matière de promotion des droits des femmes et des filles. Le président de la République a fait de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause nationale, et même mondiale, de ses deux quinquennats. Cela s’est traduit par l’adoption d’une diplomatie féministe en 2019. La France est un pays pionnier et a été le quatrième État à se doter d’une politique étrangère féministe. Avoir une diplomatie féministe signifie que dans tous les domaines de notre politique étrangère, nous agissons de manière volontariste pour faire progresser l’égalité comme un axe transversal, tant dans le champ multilatéral que via nos actions bilatérales. Et pour porter cette politique, nous promouvons les femmes sur des emplois diplomatiques de haut niveau. 

La lutte contre les inégalités, notamment entre les femmes et les hommes, a été le fil conducteur de notre présidence du G7, en 2019 : au sommet de Biarritz, nous avons lancé le Partenariat de Biarritz pour l’égalité entre les femmes et les hommes, en faveur de l’autonomisation des femmes. En 2021, nous avons, en lien avec le Mexique et sous l’égide d’ONU Femmes, organisé en France le Forum Génération Égalite, premier grand rassemblement mondial d’États et de sociétés civiles depuis la conférence de Pékin de 1995, qui a renouvelé les engagements de la communauté internationale à hauteur de 40 milliards de dollars et porté des coalitions d’action sur plusieurs thématiques clés.

La cause de l’égalité fait l’objet d’un portage politique fort. La ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Catherine Colonna a fait des annonces importantes, le 8 mars 2023 : lancement de la nouvelle stratégie de la France sur les droits et santé sexuels et reproductifs, augmentation de nos contributions au Fonds mondial pour les survivantes de violences sexuelles liées aux conflits et au Fonds des Nations unies pour la population afin de soutenir les policiers ukrainiens enquêtant sur les viols commis par les troupes russes, remise du prix Simone Veil de la République française à une organisation de la société civile salvadorienne luttant contre la pénalisation de l’avortement, proposition de nommer un émissaire auprès du secrétaire général des Nations unies pour accélérer les progrès en matière de participation des femmes à la vie politique et aux processus de décision. Lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies, la ministre Catherine Colonna a coprésidé une réunion des 18 ministres des Affaires étrangères des États dotés d’une politique étrangère féministe, groupe de pays affinitaires dont nous promouvons l’extension. Elle a par ailleurs annoncé le doublement du fonds français de soutien aux organisations féministes dans le monde pour le porter à 250 millions d’euros sur cinq ans. 

La France a aussi rejoint le Partenariat mondial contre le harcèlement et les abus en ligne fondés sur le genre et a proposé la constitution d’un laboratoire international pour les droits des femmes en ligne. Enfin, nous promouvons la construction d’un dialogue, dans le cadre de l’Organisation internationale de la francophonie, entre les organisations féministes francophones dans la perspective du sommet de la francophonie, que la France accueillera, en 2024, à Villers-Cotterêts. 

Sur le plan bilatéral, tant nos autorités politiques que nos ambassades conduisent des plaidoyers et des actions de coopération pour promouvoir les droits des femmes et des filles, et la part de notre politique d’aide au développement dite « sensible au genre » atteint aujourd’hui 50 %. Nous souhaitons promouvoir plus de mixité dans les sociétés, dans un objectif d’efficacité et de représentativité. 

Comme vous le voyez, la France est à l’initiative, car la diplomatie féministe est un instrument puissant au service d’une mondialisation plus juste, de sociétés pacifiées et d’une meilleure gestion des crises. 

D’un point de vue interne au Quai d’Orsay, comment s’applique cette politique féministe ? 

Le Quai d’Orsay a énormément progressé au cours des dernières années et se mobilise fortement pour nommer plus de femmes à des postes d’encadrement, tant à l’étranger qu’à Paris. Si la parité n’est pas encore atteinte, nous sommes aujourd’hui à un taux de 31 % de femmes occupant un poste d’ambassadrice parmi les 183 chefs de poste diplomatiques, soit plus du double de 2012, et 45 % des directeurs d’administration centrale sont des femmes. Ceci résulte d’un dispositif législatif coercitif (loi Sauvadet de 2012), mais aussi d’une politique volontariste du ministère et d’une forte culture de l’égalité. Nous avons besoin de tous les talents et de toutes les intelligences pour résoudre les équations complexes de la vie internationale. Les femmes ont toute leur place dans la diplomatie et leur contribution y est essentielle. 

Dans tous les départements ministériels existe un haut ou une haute fonctionnaire à l’égalité des droits chargé(e) de superviser la mise en œuvre des politiques publiques et de la politique de ressources humaines. Dans ce cadre, je travaille avec les différents services pour renforcer nos viviers féminins, désinhiber celles qui hésitent à se porter candidates.

Dans un métier supposant une mobilité géographique, nous avons beaucoup progressé en matière de conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, notamment en concluant 80 accords avec des pays étrangers pour faciliter l’emploi des conjoints de diplomates. Nous avons aussi lancé un programme intitulé « Tremplin » pour détecter les talents féminins, les former et les aider à postuler à des fonctions d’encadrement. Nous avons mis en place un dispositif robuste de lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes, basé sur une « cellule tolérance zéro » qui instruit les signalements.

Nous avons aussi le souci de promouvoir la nomination de femmes dans des domaines autrefois considérés comme « masculins ». Nous luttons contre les stéréotypes de genre et avons, pour la deuxième fois, une femme ambassadrice auprès de l’OTAN ; nous nommons des femmes ambassadrices dans les pays arabes, y compris dans les pays du Golfe. Il faut noter que nos ambassadrices dans ces pays y ont plus d’accès que leurs collègues masculins, car elles peuvent traiter non seulement avec les décideurs masculins, mais sont aussi admises dans des cercles de femmes influentes fermés aux hommes. Enfin, au sein de tous nos services et de toutes nos ambassades, un diplomate occupe les fonctions de référent ou référente égalité.

La ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Catherine Colonna copréside, durant l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 21 septembre 2023, une réunion des ministres des Affaires étrangères de 18 pays ayant adopté une diplomatie féministe. (Crédits : Jonathan Sarago / MEAE)

Et sur l’aspect salarial ? 

Les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes ont baissé de 25 % depuis 2016 et s’établissent désormais aux alentours de 13 %. Certes, sur le plan statutaire, à emploi égal, femmes et hommes perçoivent la même rémunération, mais c’est un fait : les hommes sont plus nombreux à occuper des fonctions de responsabilités ou des postes à risques à l’étranger, donc mieux rémunérés. Les charges de famille et d’éducation des enfants pèsent encore largement sur les femmes dans notre société et ceci a des répercussions sur les emplois occupés par les femmes.

Quel a été le moteur de votre engagement en faveur de cette diplomatie féministe ? 

Je suis entrée au Quai d’Orsay au début des années 1980, à ma sortie de Sciences Po. La liste des lauréats de mon concours était strictement paritaire, mais toutes les femmes n’ont pas fait carrière au Quai d’Orsay. Même si je n’y ai pas trouvé un milieu hostile à l’emploi des femmes, j’avais constaté certains réflexes, au moment des affectations de femmes dans des domaines régaliens ou à l’occasion de congés maternité, qui seraient impensables aujourd’hui. 

Ce qui a porté mon engagement, c’est probablement le sujet des violences contre les femmes, car elles sont un puissant frein à l’autonomisation de celles-ci et à leurs ambitions. Une fois nommée ambassadrice, j’ai pris conscience de la contribution que je pouvais apporter en rendant visible ce fléau et en cherchant des réponses internationales. J’ai également siégé au bureau de l’association Femmes et Diplomatie, qui a joué un rôle moteur dans l’évolution du Quai d’Orsay. Ma fonction de haute fonctionnaire à l’égalité, que j’exerce en parallèle à celle de directrice des Amériques, me permet de m’investir dans toutes les dimensions de la question. Sous l’autorité de notre ministre, nous avons une structure très engagée et je salue l’action de l’ambassadrice Delphine O [lire l’encadré ci-dessous, NDLR], secrétaire générale du Forum Génération Égalité, qui porte elle aussi la diplomatie féministe à l’extérieur. 

Avez-vous un message à faire passer aux étudiantes de Sciences Po ? 

Le Quai d’Orsay a besoin de talents féminins ! Que les jeunes femmes se présentent à nos concours, postulent à nos emplois contractuels, qu’elles n’hésitent pas à s’engager, à faire des stages, des apprentissages ou à prendre des postes de volontaires internationaux chez nous pour découvrir les métiers de la diplomatie, qui sont multiples et enthousiasmants pour celles et ceux qui aiment l’action.


Pour aller plus loin 

La diplomatie féministe est un sport de combat
Delphine O, Tallandier, 266 p., 2023 

Les femmes sont les plus impactées lors des conflits, des crises climatiques ou sanitaires et pourtant, elles sont toujours minoritaires dans les lieux de pouvoir. Alors que les idées féministes infusent nos sociétés, un phénomène de régression est à l’œuvre sur tous les continents.

Dans un monde où une femme sur trois est victime de violences et où elles comptent pour moins de 15 % des chefs d’État, il est urgent de faire de l’égalité de genre une priorité stratégique des politiques étrangères. Ce livre dévoile les coulisses de la lutte diplomatique de haute intensité qui se joue sur la scène internationale autour de la liberté des femmes. Quelles sont les stratégies et les alliances déployées par des États comme le Canada, le Mexique, la Suède ou la France ? Comment les militantes féministes se battent-elles pour défendre leurs droits et conquérir l’égalité réelle sur le terrain, au Salvador, en Libye, en Corée du Sud et ailleurs ? 

Delphine O est ambassadrice au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères depuis 2019. Diplômée de Normale Sup et de Harvard, ancienne députée, elle a dirigé en 2021 l’organisation du Forum Génération Égalité. Elle enseigne aujourd’hui à Sciences Po un cours intitulé « La géopolitique des droits des femmes ».