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Emmanuel Hondré : "Quand on sauve l’opéra, on sauve la culture !" 

Dans un contexte de baisse des subventions publiques, d’injonctions contradictoires et de brouillage d’une ligne de politique culturelle officielle, la place de l’excellence et du patrimoine musical est interrogée. Flûtiste de formation et docteur en musicologie de l’Université de Tours, Emmanuel Hondré a passé la majeure partie de sa carrière dans de prestigieuses institutions parisiennes. Depuis 2021, il est le directeur général de l’Opéra national de Bordeaux et donne un cours à Sciences Po intitulé « Programmer la musique classique ». Pour Émile, il revient sur les enjeux de décentralisation et de démocratisation de la culture.

Propos recueillis par Anna Riolacci

Emmanuel Hondré (Crédits : Nora Houguenade)

Comment votre parcours professionnel vous a-t-il conduit à donner un cours sur la programmation de la musique classique à Sciences Po ?

Au début de mon parcours, rien ne me destinait à rencontrer Sciences Po. J’étais musicien et tout m’amenait à enseigner la musique au conservatoire, ce que j’ai fait. Cependant, je voulais également pratiquer dans différents groupes de musiques contemporaines en orchestre. 

Je sentais l’enfermement quand on devient spécialiste. J’ai donc passé une thèse sur l’histoire de la décentralisation de l’enseignement de la musique en France. De plus, j’étais un musicien qui souhaitait organiser des événements sans attendre que des « non-musiciens » le fassent pour lui. En effet, je sentais un fossé entre d’un côté, le monde de la musique – installé dans une assistance d’artistes incompris attendant beaucoup du système – et de l’autre, des personnes chargées de l’organisation de la vie musicale et qui ne connaissaient pas la musique de l’intérieur. 

Par exemple, quand j’étais à la Cité de la Musique ou à la Philharmonie de Paris, je n’engageais pas de stagiaires de Sciences Po. J’avais un très mauvais préjugé à leur égard : je les voyais comme des personnes ayant une lecture générale des systèmes, sans contenu et sans passion visible pour la musique. Pour dépasser cet a priori, j’ai proposé à l’administration de l’École d’affaires publiques des ateliers sur la programmation, un thème à mi-chemin entre la politique et le cœur de la vie musicale. Après un an d’essai, j’ai découvert que je m’étais trompé. Il y avait en fait beaucoup de culture, de musique et même de musiciens à Sciences Po. 

Depuis quatre ans, je sens un rapprochement possible entre la vie musicale et l’organisation générale et politique. Je vois changer des modes de réflexion et une priorité des sujets d’une année sur l’autre. J’écoute ces jeunes générations, qui sont pour moi la trace du monde qui change. 

Vous qui avez effectué l’essentiel de votre carrière à Paris, pourquoi avoir accepté un poste à Bordeaux ?

Je n’y serais pas allé si je n’avais pas senti un enjeu excitant. Je suis vendéen d’origine, j’ai fait mes études supérieures à Angers, mais je suis parisien d’adoption, car j’y ai vécu et travaillé à partir de 18 ans pour mon parcours musical. Aujourd’hui, j’y ai toujours mon domicile, car beaucoup de choses s’y passent, et je partage ma vie entre Paris et Bordeaux.

À la Philharmonie de Paris, j’avais des responsabilités importantes, car je dirigeais les concerts et donc toute une programmation, soit 500 levers de rideaux avec des artistes du monde entier. C’était très prestigieux, mais je me suis senti coupé du public et d’une vie quotidienne. Beaucoup de personnes m’ont dit : « Ne quitte pas Paris ! Ça n’a pas de sens par rapport à ta carrière. » Ce changement de poste – et de région – était un nouveau challenge. Il ne s’agissait plus simplement d’être enfermé dans son excellence, même si on adore la magie de la scène, il fallait réinventer des choses ; grâce au projet d’opéra citoyen que j’ai dessiné, j’ai renoué des relations avec la société dans un spectre plus large. On ne perd pas la magie quand on devient plus proche des gens qui nous entourent et qu’on essaye de faire humanité ensemble. 

Avez-vous un exemple de relations nouées avec un milieu a priori éloigné de la musique classique ?

Oui, j’ai par exemple découvert le domaine professionnel des avocats. À Bordeaux, ils sont bien organisés, engagés, et la magistrature et le bâtonnat dialoguent. À plusieurs reprises, avec des représentants du monde artistique et de la justice, nous avons évoqué de grandes questions, parfois communes. Je voulais connaître leurs grands enjeux du moment et les différentes formes d’engagement sur la question de la place de la femme, le scandale des féminicides, l’évolution des lois, etc. C’est ainsi que l’année prochaine, je lance un concours d’éloquence avec le barreau. Les jeunes avocats vont devoir défendre, comme lors d’un procès, les héroïnes et héros des opéras. Cet exercice permet de montrer qu’un sujet d’opéra peut être tout à fait contemporain.

Prenez notre trésor national Carmen, tout le monde le connaît et pourtant, on ne le lie pas à ce que nous vivons aujourd’hui avec les féminicides. Depuis 150 ans, Carmen est la mise en scène d’un féminicide. Mais cet opéra nous a-t-il permis une meilleure prise de conscience ? Autre exemple : dans Dialogues des Carmélites, de Francis Poulenc, le sujet est la foi et la République. Quelle place a la liberté de croyance en République et quelle est la limite de cet exercice ? C’est une question qui se pose sans arrêt. Dans ces opéras, et de nombreux autres, la puissance de la musique s’associe à des questions quotidiennes d’histoire et de philosophie. Mon objectif, en tant que directeur d’opéra, est toujours de choisir des sujets contemporains. 

À quelle période et pour quelles raisons est apparue la volonté politique de décentraliser la culture ? 

Depuis la monarchie absolue, il y a plutôt eu un désir d’unification de la couronne, de la langue, de la religion et une difficulté à gérer la diversité. Dans ma thèse, je voulais analyser nos racines et voir comment le système français s’est construit, à partir de la Révolution française, en tentant de centraliser et d’unifier son enseignement. Elle a opéré une grande impulsion d’unification avec l’homogénéisation des départements et la maîtrise de tous les lieux d’enseignement contrôlés par l’ordre religieux. Le parachèvement de certains de ces idéaux républicains a surtout abouti avec l’Empire et le Code civil.

L’objet de ma thèse était de montrer que la décentralisation s’est mise en acte par défaut de centralisation. Il existe toujours un modèle et une représentation centralisatrice qui conditionnent nos échanges, notre vision du territoire et de l’action publique, mais il ne permet pas de voir la décentralisation qui existe. Ce courant d’unification, profond et constant, connaît un contre-courant, celui de la revendication et de la diversité. Les deux forces n’ont eu de cesse de dialoguer voire de s’opposer, d’où les régionalismes, les désirs d’indépendance ou d’autonomie de certains. C’est ainsi que s’explique l’essor des métropoles, qui veulent arrêter de se positionner sans cesse par rapport à Paris. Enfin, je pense que l’Union européenne a apporté une ouverture des modèles existants et un fonctionnement régional plus autonome avec un libre arbitre sur beaucoup de questions. 

Aujourd’hui, la conception nationale a beaucoup évolué. Elle est bien moins unificatrice et conduit à un compromis pour la culture. Nous avons finalement un système à deux visions : une vision régionale et une vision nationale. Les deux sont censées apporter une forme de cohérence. Par exemple, le système de déconcentration attribue une enveloppe aux Directions régionales des affaires culturelles (Drac), distribuée ensuite en détail région par région, tout en étant contrôlée et rapportée à une politique nationale.

Cette décentralisation et cette déconcentration se confrontent-elles à des limites ? 

En France, nous faisons face à un paradoxe : nous aimerions plus de différences entre les régions pour montrer que la décentralisation est mise en œuvre, en même temps, en tant que républicains, cette rupture d’égalité nous inquiète. L’État a donc un rôle de régulateur et une fonction de péréquation de manière à ne pas agrandir les fossés entre les régions, sans altérer des identités et des démarches différentes.

Je pense que l’État remplit son rôle. Néanmoins, les politiques régionales sont-elles toujours lisibles et, surtout, qui doit les lire ? Les autres régions devraient pouvoir les lire sans passer par l’État central. Je vous donne un exemple : la région Nouvelle-Aquitaine a sa propre politique, qui est le fruit des acteurs des différentes communautés territoriales comme les villes, l’État avec des Drac, mais aussi de la région elle-même. C’est cette combinaison qui crée l’identité régionale de la Nouvelle-Aquitaine et de ses citoyens. Mais il y a peu de moments où on met les méthodes en perspective. Le partage d’expérience entre régions n’existe pas et l’État ne va pas trop y aider. Il faudrait proposer l’idée d’un réseau culturel de régions qui puisse exister sans la tutelle de l’État. Ce réseau permettrait aux régions d’entrer en relation, de confronter leurs expériences, les difficultés comme les succès. 

Selon vous, quels sont les autres grands enjeux de politique culturelle à prendre en compte ?

Je pense qu’il serait nécessaire de lancer un débat sur les « droits culturels ». On a dit beaucoup de choses sur la démocratisation de la culture, il s’agit désormais de la mettre en œuvre. Sur ce point, un débat sur le fond est nécessaire pour aborder la définition des droits culturels. Ces derniers soulèvent encore des ambiguïtés, voire des malentendus, et apparaissent dans le programme de certains partis politiques ou dans une politique d’État-nation. Mais il y a un piège qui est de dire que le local a raison sur tout. Il faut faire attention à ce raisonnement, car il s’approche d’un « populisme culturel » qui consisterait à dire : « Tout le monde a raison et détient la forme qui nous permettrait de dessiner une cohérence globale. » Pour contourner ce danger, il faut valoriser le degré d’élaboration de la démarche de l’artiste, qu’on a appelé, à une époque, « le savant ». Si on considère que « le savant » peut être aussi bien dans le hip-hop, l’électro, les musiques traditionnelles ou classiques… sans hiérarchie, alors on peut faire dire quelque chose à cette somme de savants.

À ce propos, pensez-vous qu’il existe encore une hiérarchie entre culture savante et culture populaire ?

Jack Lang avait beaucoup défendu l’abandon de cette hiérarchie lors de son passage au ministère de la Culture. Une politique culturelle cherchant l’égalité des genres, des chances et la diversité au sens large s’accompagne d’un abandon des hiérarchies entre « culture savante » et « culture populaire ». Rappelons qu’au sein de la musique classique, il y a une culture classique populaire et à l’inverse, dans les musiques pop, il y a une partie expérimentale, recherchée et quelquefois institutionnelle que l’on peut qualifier de « savante ». Le clivage populaire/savant a longtemps été dur et a opposé des pratiques musicales « mineures » aux musiques « savantes » – jugées majeures et sous-entendues dominantes. Mais alors, faut-il définir ce qu’on entend par culture « populaire » ? 

On peut la comprendre comme la culture d’un public plus large en opposition à la culture « savante », qui serait la culture des connaisseurs. Mais les « connaisseurs » n’appartiennent pas forcément aux institutions et aux puissants ! Il faut les détecter dans tous les domaines, car pour moi, le sens de la musique « savante » est la musique poussée à un certain degré d’exigence. Ce n’est pas forcément de la musique classique. De plus, les musiques « populaires » ne sont pas les musiques des classes moins aisées et les musiques « savantes », celles des classes aisées. Ce cliché, dans lequel on est trop souvent tombé, a fait beaucoup de dégâts dans le dialogue social appliqué à la culture. 

Cette hiérarchie se manifeste-t-elle géographiquement ?

La culture s’accommode mal de la campagne, d’un point de vue géographique. On fait de la culture avec les autres, dans un lien social renforcé et donc plus spontanément en milieu urbain. La question de revitaliser la culture en zone rurale est toujours d’actualité. On ne sait pas voir, depuis la zone urbaine, les savants des zones rurales ou on les enferme dans un régionalisme qui rend myope. La solution serait d’abandonner les clichés pour fonctionner personne par personne, région par région, etc. Il faut avouer que cela prend du temps et qu’on ne fera peut-être qu’une petite partie de ce chemin.  

Les Opéras nationaux en région (ONR), ont-ils les moyens de répondre aux problématiques posées par les objectifs de démocratisation et de décentralisation ?

L’État délivre un label Opéra national en région au regard d’une feuille de mission par arrêté. Effectivement, il est difficile de remplir toutes ces missions au vu de ce que nous donne l’État pour le faire. L’actualisation de ces subventions n’existe pas aujourd’hui, car le montant est fixe, les moyens n’augmentent pas, voire baissent. Les opéras sont mis dans des situations de fragilité extrême, qui empêchent de présenter des budgets à l’équilibre à l’avenir. Actuellement, nous sommes sur des budgets de 31 millions avec des déficits qui s’élèvent autour de 1 à 2,5 millions d’euros. C’est inédit et toutes les maisons d’opéra vivent la même chose. Ces maisons ne peuvent plus s’adapter à des chocs comme une conjonction de l’augmentation des fonctionnaires, de l’inflation, des coûts de l’énergie avec, en face, une attente de plus de démocratisation, d’accès à la culture, d’inclusion ou de « hors les murs »…

Il faut éviter de renvoyer la responsabilité entre État et collectivités locales. Entre les deux, la région a aussi sa partie à jouer. Donc la solution, c’est le prorata, mais il y a des tiraillements, qui sont nés des appartenances politiques entre régions, collectivités territoriales, métropoles et État. Il faut réussir à pacifier le dialogue pour accompagner nos grandes structures. Par exemple, l’Opéra de Bordeaux est le premier employeur culturel de la région et le deuxième opéra de France en termes de personnel avec près de 380 salariés permanents, un orchestre, un chœur, un ballet, des ateliers, une grande équipe technique, des équipes administratives, 200 intermittents et 2 000 prestataires. C’est un modèle industriel et un acteur majeur de la culture, du tourisme, du social et de l’éducatif.

Nos maisons ne sont plus en capacité d’agir comme un moteur. Aujourd’hui, certaines sont fermées pour plusieurs mois ou renoncent à la création en ne faisant que des reprises ou en fermant leurs ateliers. Cette situation peut faire disparaître des métiers en fragilité, notamment les artisans d’art, qui dépendent de notre bonne santé économique : soudeurs, peintres, costumiers, habilleurs, maquilleurs, gantiers… Quand on sauve l’opéra, on sauve la culture !

Au-delà des subventions publiques, quelles sont les autres sources de rentrée d’argent ?

Dans le modèle économique des opéras, il faut aussi inclure le mécénat, les locations aux entreprises, les partenariats en tous genres pouvant générer des recettes propres, en plus de la capacité plus ou moins grande à faire de la billetterie. À Bordeaux, cette dernière constitue une recette importante, car il existe une salle de concert avec une capacité d’autofinancement plus forte. Dans notre modèle économique, chaque événement est davantage déficitaire dans le cadre d’un spectacle que d’un concert. Le spectacle est en petite partie absorbé par certains bénéfices obtenus avec les concerts, les locations et le mécénat. 

La présence d’investisseurs privés est-elle nécessaire à l’équilibre économique des ONR ?

Je pense qu’aucune institution publique ne peut s’en passer aujourd’hui. La difficulté est de faire comprendre aux mécènes que l’argent privé peut trouver sa place aux côtés de la subvention publique. Dans le modèle anglo-saxon, il existe une tradition de l’investissement de l’argent privé ancrée dans une société où l’État intervient peu dans les grandes institutions culturelles. En France, un mécène peut craindre que son soutien vienne remplacer celui de l’État. Pourtant, l’investissement aide à remplir des missions modernes, sociales et inclusives, comparé à des subventions qui vont être liées à l’absorption du coût d’un théâtre en ordre de marche.

La France est connue dans le monde pour son « exception culturelle » : son généreux modèle de politiques publiques, qui soutient à la fois les institutions et les artistes. Selon vous, existe-t-elle toujours ? 

Ce que nous, Français, nous plaisons à qualifier d’« exception culturelle » demeure une réalité, mais qui est en perte de vitesse. Il existe toujours cette idée que le volontarisme politique pourrait servir à réguler des inégalités dans le monde culturel et préserver une sorte de seuil minimum. Voici pourquoi le 1 % culturel est devenu un totem chez nous. Toutefois, quand on compare les chiffres réels, certains pays sont plus volontaristes que nous ! 

Pouvez-vous citer quelques exemples inspirants de gestion culturelle à l’international ?

La Suède et la Finlande ont des modèles inspirants, tout comme le Canada, dont le fonctionnement confie aux artistes des missions plus proches du citoyen. Les pays d’Amérique latine aussi, pour leurs capacités à comprendre la musique comme un élément du lien social. Le modèle du Sistema vénézuélien [un programme d’éducation musicale, notamment par des fonds publics, NDLR], qui a essaimé au Brésil, en Argentine et au Chili est incroyablement puissant et va devenir la carte de visite de tout un sous-continent.

En Chine, un pays qu’on a tendance à définir par sa dictature de la pensée, on observe la création d’un nombre incroyable de lieux de concerts et de spectacles qui permettent d’autres modèles de vie artistique locale. L’exception culturelle ne signifie pas défendre l’existant, mais plutôt se réinventer pour être fiers et collectivement stimulés par notre désir de faire quelque chose ensemble. En France, nous sommes trop sûrs de nos modèles et n’osons pas les remettre en question. Mon discours est le suivant : « Repensons nos moyens. » 

Selon vous, les élites politiques de notre pays sont-elles coupées du terrain ?

Peut-être. Et dans ce « peut-être », il y a « certainement ». Néanmoins, il est important de ne pas jeter la pierre, car notre mission est de rapprocher les politiques des réalités artistiques et culturelles. La présence des élites est fondamentale et elles doivent comprendre que la culture est essentielle. Selon moi, la culture est la définition de l’être humain et donc notre bien le plus précieux. En 1947, après la guerre et la Shoah, on a essayé de repenser l’humanité – en définissant l’humain et ses droits – pour la protéger contre elle-même. Pour la première fois, il était exprimé clairement que s’attaquer à la culture d’une communauté était pire que de s’attaquer à son enveloppe physique. La culture est la manière de nous définir et d’apprécier l’étrangeté de l’autre. Pour moi, et j’espère pour beaucoup d’entre nous, c’est en défendant cette vision de la culture qu’on a le sentiment d’être humains ensemble. 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.