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Avec la disparition des MJC, la fin d’une utopie de gauche

Symbole communiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les MJC ont permis à des milliers de jeunes de s’émanciper par la culture. Mais entre la perte de vitesse de la gauche, les coupes dans les subventions et l’évolution des usages, ces structures sont en train de disparaître.

Par Louis Chahuneau

La MJC de Fresnes (Crédits : Louis Chahuneau)

En cet après-midi de début mai, les briques rouges de l’imposante MJC de Fresnes contrastent avec la grisaille du ciel. Installées dans des fauteuils de cinéma nichés dans le foyer, deux femmes discutent. Raquiel et Farah attendent la fin du cours de piscine de leurs enfants, celle-ci étant située à quelques encablures de la Maison des jeunes et de la culture de cette ville du Val-de-Marne. « Au lieu d’attendre sous la pluie, on vient ici pour prendre un café et discuter », expliquent les deux mères, adhérentes de la MJC depuis cinq ans. Leurs enfants sont inscrits au cours d’art et expression : « Le processus artistique des enfants est respecté, explique Raquiel. Ma fille est hyperactive et je sais que le cadre du conservatoire ne lui conviendrait pas, à cause des notes. Ici, il n’y a pas de jugement. » Et puis, la MJC a sa réputation : « À Fresnes, tout le monde connaît cet endroit, ce sont souvent les mêmes animateurs qui travaillent avec les enfants à l’école », ajoute Raquiel. On y vient pour une quarantaine d’activités, des arts martiaux à la poterie en passant par la danse ou le théâtre, pour des concerts, ou simplement pour discuter au chaud, entre amis.

Un cours de danse pour enfants à la MJC de Fresnes (Crédits : Louis Chahumeau)

Située à la lisière de la commune d’Antony (Hauts-de-Seine), la MJC Louise-Michel de Fresnes est une institution. Créée en 1964, cette association de loi 1901 revendique 1 200 adhérents, « dont un tiers d’Antoniens », détaille Laurent Andrieux, son directeur. À 59 ans, cet ancien opérateur dans le cinéma a repris la gestion de la MJC en 2021. Il nous accueille dans son bureau, en cours de déménagement. En guise de décoration, à sa droite, un double disque d’or du groupe Tryo remis à la MJC de Fresnes, où les membres du groupe se sont rencontrés en 1992. Placardé au-dessus de lui, un article du journal Le Parisien titre : « MJC, vers la fin d’une institution ? ».

Cheveux gris, lunettes carrées et voix grave, Laurent Andrieux soupire : « La situation financière est très tendue. Si on n’était pas tombés sur un directeur d’agence bancaire sympa, on serait déjà en cessation de paiement. » Récemment, l’association, qui emploie 13 équivalents temps plein, a dû licencier sa comptable pour faire des économies.

Laurent Andrieux, directeur de la MJC de Fresnes, tenant un double disque d’or du groupe Tryo dont les membres se sont rencontrés à la MJC. (Crédits : Louis Chahuneau)

Si la structure est en partie financée par les cotisations de ses adhérents, elle dépend fortement de la ville de Fresnes. En plus de lui avoir cédé le bâtiment et de payer les charges, la mairie lui verse 340 000 euros de subvention annuelle. Bastion de la gauche depuis les années 1930, la ville n’a jamais touché à ce budget. Mais Fresnes reste un cas isolé. « Aujourd’hui, les MJC qui se maintiennent sont plutôt celles des quartiers populaires, car elles ont une injonction du pouvoir à s’adresser à cette jeunesse », explique Laurent Besse, maître de conférences en histoire contemporaine à l’IUT de Tours. « En revanche, les MJC comme Fresnes, qui touchent moins ce public, sont en voie de disparition. » 

Les MJC soumises à l’austérité

Il suffit d’une rapide recherche Google pour prendre conscience de l’hécatombe. Ris-Orangis, Sens, Albi, Villeneuve-sur-Tarn… Partout, les MJC ferment leurs portes. Le phénomène s’est même aggravé depuis environ une décennie, quand la France s’est mise en tête de réduire son déficit public. Sur les 10 dernières années, la dotation de l’État aux collectivités territoriales est passée de 41,5 milliards d’euros en 2013 à 27 milliards d’euros en 2023. À Fresnes, par exemple, la part de la Dotation globale de fonctionnement (DGF) dans les recettes de la commune a baissé de 36 % entre 2013 et 2018. Or, ces mêmes collectivités sont les principales sources de financement de la culture dans les villes.

Et puis, il y a eu le tournant des élections législatives de 2014, qui ont vu la droite prendre une centaine de villes à la gauche, traditionnellement plus encline à protéger ces bastions de l’éducation populaire. À Aubagne, ancien fief communiste des Bouches-du-Rhône, le maire LR Gérard Gazay a divisé par deux les subventions à la MJC locale entre 2014 et 2016. Criblée de dettes, l’association a fermé en 2017 et a été remplacée par un Espace Art & Jeunesse, géré par la municipalité. « Avec trois fois moins de budget, on fait trois fois plus de choses », s’est-il félicité auprès du média local Marsactu, quand son opposante Sylvia Barthélémy (UDI) affirme au contraire qu’« il ne s’y passe plus rien ».

Humoriste et ancienne chroniqueuse sur France Inter, Nicole Ferroni avait pourtant tenté d’empêcher la fermeture de la MJC. Celle qui a grandi à Aubagne avait même interpellé dans une vidéo la ministre de la Culture socialiste de l’époque, Audrey Azoulay, pour l’alerter sur le sujet. « La MJC a été une formidable porte d’entrée vers le théâtre pour moi. Il y avait de tout : des étudiants, des travailleurs, des retraités et des personnes en situation de handicap et ça permettait à des publics qui ne se seraient jamais rencontrés de se croiser », raconte cette ancienne professeure de SVT. « C’est en grande partie à ma prof de théâtre de la MJC que je dois ma reconversion. C’est elle qui a insisté pour que je m’inscrive à l’émission télé On n’demande qu’à en rire, sur France 2, il y a 12 ans. » Nicole Ferroni reconnaît aussi que la structure coûtait cher : « Certes, les subventions étaient importantes, autour de 400 000 euros par an. Mais c’était un choix de politique sociale, car on sait que derrière, on va économiser sur la délinquance et le décrochage scolaire. »

L’humoriste n’est pas la seule artiste à avoir fait ses armes dans la MJC de sa ville. Tryo à Fresnes, Kery James à Orly (Val-de-Marne), Deen Burbigo au Pradet (Var), Laurent Voulzy à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne)… Beaucoup d’artistes ont écrit leurs premiers textes dans ces structures conçues pour occuper et émanciper la jeunesse. Dans les années 1980, elles étaient même un repaire pour dénicher les nouvelles pépites musicales. Qui se doute aujourd’hui que l’emblématique groupe de grunge Nirvana a donné son premier concert français à la MJC d’Issy-les-Moulineaux, le 1er décembre 1989, devant 214 personnes ? 

Encadrer la jeunesse d’après-guerre

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la Résistance (CNR) veut à tout prix lutter contre les risques d’embrigadement de la jeunesse observés sous le régime de Vichy. C’est dans cet esprit qu’il crée ces Maisons, avec comme objectif d’émanciper les jeunes par la culture. Entre 1958 et 1968, le nombre de MJC est multiplié par 10 et à leur apogée, on compte environ 3 000 MJC dans toute la France. « Ce qui facilite cet essor, c’est le contexte de ce qu’Alfred Sauvy nomme “la montée des jeunes”. En 1960, les baby-boomers arrivent à l’adolescence et il y a une polarisation de la société sur les questions autour de la jeunesse et les dangers que représentent les bandes de jeunes, notamment avec l’épisode des blousons noirs, à l’été 1959 », explique l’historien Laurent Besse. C’est pourquoi le gouvernement gaulliste soutient la création des MJC, pourtant clairement marquées à gauche, qui semblent répondre aux besoins de cette jeunesse abondante.

Mais le temps où les chanteurs de variété française se précipitaient pour y faire des concerts est désormais révolu. Aujourd’hui, la France ne compterait plus qu’un gros millier de Maisons des jeunes et de la culture. Début 2021, la Fédération française des MJC a été placée en liquidation judiciaire. Quelques années plus tôt, les fédérations régionales Rhône-Alpes, Picardie et Île-de-France avaient déjà été placées en redressement judiciaire.

Il faut dire que la donne a changé dans les villes moyennes. « Dans les années 1960, on était la seule structure à proposer des activités socioculturelles, alors qu’aujourd’hui, des dizaines d’associations nous concurrencent sur le territoire », pointe Laurent Andrieux, le directeur de la MJC de Fresnes. En organisant régulièrement des projections de films dans sa grande salle de spectacle de 240 places, l’association est par exemple concurrencée par le cinéma Le Sélect, sur la commune voisine d’Antony. 

Certaines MJC ont aussi payé le prix des choix incohérents de leur direction : « Faire un festival de hip-hop en pleine cité pavillonnaire, ce n’est sans doute pas la meilleure idée, peut-être qu’il faut plutôt imaginer un jardin partagé », commente Carole Sprang, présidente de la Fédération régionale des MJC d’Île- de-France. Elle pointe aussi l’amateurisme de certains directeurs : « À partir du moment où vous sautez deux déclarations à l’Urssaf parce que ça vous embête de les faire, vous allez tout droit à la liquidation. »

Enfin, près d’un siècle après leur création, les MJC ne se sont plus forcément adaptées aux nouveaux usages de la culture. À Fresnes, la plupart des adhérents sont des enfants ou des seniors, mais la structure n’est plus fréquentée par les jeunes adultes ni par les jeunes de cité : « Les MJC, qui orientaient à l’origine les jeunes vers les pratiques culturelles ont été remplacées par internet, qui est devenu l’un des principaux prescripteurs en la matière », constate le sociologue de la culture Frédéric Gimello-Mesplomb. Ce qui fait dire à Laurent Andrieux : « De la même façon que la télévision a tué le cinéma, les réseaux sociaux ont tué le lien social. »

Perte d’identité

Pour autant, rendre l’époque seule responsable de la disparition des MJC serait un peu facile. Pour Frédéric Gimello-Mesplomb, ces structures ont surtout perdu leur identité de départ : « La doctrine de l’émancipation via l’éducation populaire a progressivement été reprise par l’Éducation nationale et le ministère de la Culture. » Pire, les élus ne sauraient plus définir ce qu’est l’éducation populaire : « À chaque fois, je suis choquée de voir à quel point bon nombre de maires ne savent pas ce que c’est. Comment voulez-vous subventionner un concept que vous ne connaissez pas ? », s’agace Carole Sprang.

Le plus simple serait peut-être de revenir en arrière. Pour la présidente de la fédération d’Île-de-France, « “éducation populaire”, ça ne veut pas dire qu’on s’adresse au peuple, mais plutôt que le peuple travaille avec lui-même ». Carole Sprang prend l’exemple de la citoyenneté : « Même si on l’acquiert à la naissance, on n’a pas forcément les outils pour y participer. Dans les MJC, on permet aux gens de s’en emparer. Quand on participe à une commission dans une MJC, on participe à l’expression de la citoyenneté. » Avec un taux d’abstention record chez les jeunes aux dernières élections (38,8 % des 18-24 ans au second tour de la présidentielle), certains partis politiques commencent d’ailleurs à comprendre ce que l’éducation populaire pourrait leur apporter. À l’Assemblée nationale, plusieurs députés LFI ont alerté le gouvernement ces dernières années sur le risque d’extinction des MJC.

Le parti a même créé le pôle « Militer sans tracts », dédié aux pratiques d’éducation populaire politique. Au-delà de la vie politique, Carole Sprang est convaincue que la société aurait beaucoup à perdre avec la disparition de ce modèle : « Il serait naïf de penser qu’on peut être au sommet de la vague tout le temps, mais je suis convaincue qu’on peut encore apporter quelque chose à la société, à condition de se poser les vraies questions sur l’identité des MJC. » À Fresnes, Laurent Andrieux espère redresser les finances de sa structure. En plus des nouveaux cours, comme le yoga, qui seront proposés à la rentrée 2024, il réfléchit à une activité « Apprendre à lire un budget ». De quoi attirer de nouveaux adhérents et qui sait, peut-être, permettre à la MJC de Fresnes de retrouver l’équilibre financier. 


Cet article a été initialement publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.