Changer son karma

Changer son karma

Une fois n’est pas coutume, Émile a choisi de vous embarquer dans l’univers du conte. Suivez la quête initiatique d’un jeune orphelin qui, pour fuir sa malchance, s’élance à la recherche d’un sage capable de répondre à ses questions. Sur son chemin, à travers de mystérieuses rencontres, il apprend l’abnégation, la compassion, la loyauté et la confiance…

Inspirée d’une légende thaïlandaise, cette histoire invite à une réflexion sur le sens de la vie et le fameux karma. Le conteur Pascal Fauliot nous emmène avec délice dans un univers où les tortues se métamorphosent en dragons, où les ascètes vivent mille ans et où une seule parole du Bouddha contient toute la sagesse du monde…

Statues de Bouddha dans un temple thaïlandais (crédits photo : Shutterstock)

Statues de Bouddha dans un temple thaïlandais (crédits photo : Shutterstock)


L’orphelin s’était assis à l’écart, à l’ombre d’un arbre vénérable, après avoir mendié des heures sur les places saturées d’une chaleur suffocante. Une bonne âme avait fini par lui faire l’aumône d’une poignée de riz gluant agrémenté de lait de coco et de mangue. Bien qu’affamé, il était sorti de la ville surpeuplée pour s’installer dans le giron bienfaisant d’un grand figuier des pagodes, entre ses racines noueuses, pareilles à des bras maternels, qui lui avaient tant manqué. Il désirait pouvoir savourer tranquillement chaque bouchée de ce dessert qu’il n’avait pas mangé depuis des lunes et qui titillait ses papilles. Sans doute épuisé, au bord de l’insolation, le jeune vagabond s’était assoupi alors qu’il allait porter la boulette odorante à sa bouche. Quand il se réveilla, il chercha à tâtons son repas du jour, sans parvenir à mettre la main dessus. Le soleil tirait sa révérence au bout de l’horizon, la nuit avançait à grands pas, effaçant les couleurs et les contours. Seul le sommet de l’arbre baignait encore dans la lumière mordorée du couchant qui le faisait flamboyer comme l’auréole d’une divinité. Et, à ses pieds, dans le clair-obscur du crépuscule, le vagabond distingua la silhouette d’une souris qui grignotait les restes de sa promesse de festin.

– Mon karma est-il si funeste, gémit-il entre ses lèvres exsangues, pour que même ma maigre pitance me soit ôtée de la bouche par les bêtes les plus insignifiantes ?! Qu’ai-je donc fait dans une vie antérieure pour mériter un sort aussi misérable ?!

Était-il dans un état second provoqué par le jeûne ou la canicule ? Il crut entendre parler la souris et il lui sembla comprendre la langue des rongeurs :

– Chacun a droit à sa part du monde selon ses mérites. Une bonne nouvelle a galopé sur les chemins. Loin vers l’ouest, sous un arbre comme celui-ci, un ficus religiosa, un homme est né à la Vérité suprême. Il est appelé L’Éveillé. Il a pénétré tous les mystères de l’existence et détient le secret du bonheur. Ayant découvert les causes de la souffrance, du mauvais karma, il connaît le moyen de s’en libérer, d’arrêter le cycle infernal des morts et des renaissances. Au lieu de te plaindre, lève-toi et mets-toi en marche pour le questionner. Tu vois, l’ami, par ce précieux conseil, je paye ma dette. Nous voilà quittes !

À l’aube, le jeune mendiant mit la route sous ses pieds nus et le soleil dans son dos. Il marcha sans relâche dans les vallées qui serpentaient entre les collines où s’étageaient des rizières. Il ne s’arrêtait que dans les villages pour y mendier sa nourriture. Comme il avait maintenant l’allure d’un pèlerin, de pieux donateurs se montraient généreux.

Dans une bourgade, il entendit des gémissements déchirants qui s’échappaient d’une riche demeure. Ému par tant de douleur, il se présenta à la porte, proposa son aide. Les maîtres de maison lui répondirent, entre leurs sanglots, que leur fille unique souffrait d’un mal incurable. Les meilleurs médecins, les plus grands chamanes n’avaient rien pu faire. La vie la fuyait sans espoir.

Bouddha dans le temple indonésien du temple Borobudur en Indonésie (crédits photo : Maïna Marjany)

Bouddha dans le temple indonésien du temple Borobudur en Indonésie (crédits photo : Maïna Marjany)

Ce n’était plus qu’une question de jours. Le vagabond, tout en essuyant de sa manche élimée les perles de compassion qui ruisselaient sur son visage, déclara qu’il allait rendre visite à un grand sage, un clairvoyant détenteur d’un savoir hors du commun. Il promit aux parents désespérés de lui demander un remède. Ceux-ci lui donnèrent un collier de sapèques et un sac de provisions pour hâter sa route.

Le pèlerin, n’ayant plus à mendier, se retrouva bientôt face à une immense étendue d’eau. Alors qu’il marchait sur la plage déserte, se demandant comment traverser cet océan que le soleil couchant embrasait, il aperçut un étrange rocher tout arrondi, recouvert de mousses et d’algues, qui se déplaçait en glissant sur le sable. Intrigué, il s’en approcha et se trouva nez à nez avec une tortue géante dont l’énorme carapace témoignait de son âge canonique.

– Alors, mon garçon, que cherches-tu ici ?

– Je désire aller sur l’autre rive, là où un grand sage est apparu. Je souhaite lui demander un remède pour une mourante et comment me libérer de mon mauvais karma.

– Monte sur mon dos, je te ferai traverser. En échange, je te prie de lui poser aussi ma question. La tradition prétend qu’une tortue qui a atteint l’âge de 500 ans peut se métamorphoser en dragon. Pourquoi le miracle n’a-t-il pas encore eu lieu pour moi ?

L’orphelin lui promit de lui apporter la réponse à son retour et elle se fit sa monture pour chevaucher l’océan.

Notre pèlerin eut ensuite l’horizon barré par une chaîne de hautes montagnes qui paraissait infranchissable. Sans se décourager, il monta à l’assaut d’un col escarpé. Une tempête de neige s’abattit soudain sur lui. Aveuglé par les flocons qui tombaient dru, il se perdit et buta contre une paroi vertigineuse. C’est alors qu’apparut un ermite, à demi nu, semblant sortir de nulle part. Il arborait une longue chevelure nouée sur son crâne, une barbe qui lui descendait jusqu’au nombril et il tenait un bâton torsadé comme si un serpent s’était enroulé autour.

Une statue de démon dans l’enceinte du Palais Royal de Bangkok en Thaïlande (crédits photo : Maïna Marjany)

Une statue de démon dans l’enceinte du Palais Royal de Bangkok en Thaïlande (crédits photo : Maïna Marjany)

– Tu es dans une mauvaise passe, mon garçon. Si tu ne m’avais pas croisé, tu aurais sans doute gelé sur place ou glissé dans une crevasse. Où vas-tu donc par un temps pareil ?

Le pèlerin lui expliqua le but de son voyage.

– Ah oui, dit le yogi, le vent m’a déjà murmuré la nouvelle. Grâce à mon bâton magique, je vais te faire passer par-dessus le Toit du monde. En échange, je te prie de poser aussi ma question à cet Omniscient. Voilà mille ans que je pratique sans relâche le yoga. Mes pouvoirs sont sans limites. Je peux faire fondre la glace par ma chaleur interne, prendre des braises à pleine main et voler dans les airs. Ni la maladie ni la mort n’ont de prise sur moi, pourtant je ne peux toujours pas quitter ce monde impermanent et m’envoler jusqu’au paradis. Pourquoi ?

Le yogi enfourcha sa canne de magicien, fit monter le pèlerin derrière lui et ils s’élevèrent dans les airs. Après avoir survolé la chaîne de montagnes à la vitesse d’un vol de grues et avant d’avoir eu le temps de compter jusqu’à 100, les voyageurs atterrirent sur l’autre versant. Le mendiant salua l’ermite, dévala la pente en courant et ne tarda pas à se retrouver dans une prairie où une foule immense était rassemblée pour boire le nectar des paroles du Bouddha.

Ayant fini d’exposer les Quatre Nobles Vérités, le Libéré vivant déclara:

– Aujourd’hui, il y a parmi vous quelqu’un qui a fait un très long chemin pour me questionner. Qu’il approche !

Le jeune mendiant, impressionné par la lumière qui émanait du Bouddha, s’avança avec déférence et se prosterna à ses pieds.

– J’ai déjà beaucoup parlé, reprit le sage. Je ne répondrai qu’à trois questions.

Le visiteur était interloqué. Il en avait pourtant quatre à poser. Il voulait protester, mais le regard du sage était si pénétrant et son sourire si éloquent, qu’il vit clairement au-dedans de lui-même. La jeune fille était à deux doigts de la mort, la tortue attendait depuis 500 ans, le yogi depuis 1 000 ans. Que pesait sa propre question ? Il la sacrifia pour poser celles des autres.

Le cœur léger, le pèlerin avait pris le chemin du retour. Il ne tarda pas à voir apparaître l’ermite, brûlant d’avoir la réponse à la question qui le taraudait.

– Le Bouddha m’a expliqué qu’il faut savoir lâcher prise, ne s’attacher à rien, couper la racine du désir. Le yogi désigna de sa main libre son corps vêtu d’un simple pagne qui témoignait de son extrême renoncement. L’orphelin sourit tristement en lui indiquant le bâton qu’il avait dans l’autre main. Le magicien soupira. Il le tenait de son maître, ne s’en séparait jamais, de peur de perdre ses pouvoirs. Il hocha pensivement la tête. Réalisant enfin que son attachement à cet objet sacré lui fermait la porte du paradis, il l’offrit au jeune homme. Ce faisant, il s’envola dans un grand éclat de rire. Il n’avait plus besoin de son instrument pour enfourcher le cheval de vent qui le déposa sur le seuil du paradis.

Muni du bâton de magicien, le pèlerin franchit d’un seul bond l’Himalaya et se retrouva face à l’océan, sur la plage où l’attendait l’antique tortue, impatiente de savoir ce qui entravait sa métamorphose.

– Le Bouddha a dit qu’au fil des années chacun se forme une carapace qui le protège du monde. Par peur, il s’enferme à l’intérieur de son ego, se coupe de la vie et des autres.

La tortue hocha la tête et, pour la première fois, se glissa hors de son refuge d’écailles, prenant le risque de se dénuder, de se dépouiller. Comme un nouveau-né, libérée de son armure, elle renaissait à une autre vie. Sous les yeux médusés du pèlerin, elle se métamorphosa en Roi-dragon. Elle plongea aussitôt dans l’eau pour rejoindre son palais de cristal qui l’attendait au fond de l’océan, là où il fait bon vivre éternellement.

Drapeaux de prière bouddhistes dans l’enceinte du Palais Royal de Bangkok en Thaïlande (crédits photo : Maïna Marjany)

Drapeaux de prière bouddhistes dans l’enceinte du Palais Royal de Bangkok en Thaïlande (crédits photo : Maïna Marjany)

À l’intérieur de la carapace, le mendiant vit étinceler une brassée de perles d’une taille hors du commun et d’une valeur inestimable. Il en remplit sa besace et s’envola pour franchir l’immense étendue d’eau. Quand l’orphelin arriva devant la demeure de la jeune malade, personne ne vint à sa rencontre. Il entra et fut accueilli par un silence de mort. Les parents veillaient leur fille qui allait rendre son dernier souffle. Le pèlerin la toucha avec le bâton du magicien et elle ouvrit les paupières alors qu’il était encore penché sur elle. Elle soupira, esquissa un sourire. Il ne pouvait plus détacher ses yeux des siens qui étaient semblables à deux cristaux de magnétite.

Une puissante force vitale redonna subitement vie à la jeune fille. Sa beauté illumina de nouveau son visage. Refusant tous les prétendants qui se pressaient à sa porte, désespérée de n’avoir pu rencontrer l’âme sœur, elle était tombée gravement malade. Elle ne fut guérie qu’en voyant celui que son cœur reconnut, l’époux qui lui était destiné de toute éternité.

Le mendiant, qui avait sacrifié sa question pour les autres, en renonçant à son propre bonheur, avait finalement été récompensé au-delà de ses espérances. ●


Buddha Drawing.png

Si vous allumez une lampe pour quelqu’un,

Elle illuminera aussi votre chemin.

— Bouddha


Bio de l’auteur

Pascal Fauliot

Pascal Fauliot

Pascal Fauliot est l’un des pionniers du renouveau du conte en France. Sa vocation de conteur naît de la rencontre avec son maître d’arts martiaux japonais qui lui transmet, dès l’adolescence, des histoires zen et des légendes de samouraïs. Devenu grand spécialiste des récits asiatiques, il publie au Seuil plus d’une douzaine d’ouvrages dont les Contes des sages bouddhistes et les Contes des sages samouraïs. Dès 1981, il rejoint le tout nouveau Centre de littérature orale (CLIO) fondé par Bruno de La Salle et Abbi Patrix avec qui il signe des récits musicaux produits par le Festival d’Avignon et France Culture. Il crée ensuite, avec la chorégraphe Martine Salmon, la Compagnie Hamsa qui propose des spectacles de contes musicaux et gestuels qui tourneront aussi bien dans les médiathèques, les musées que les Scènes nationales. Il est également le directeur du Légendaire, festival du Conte & de l’Imaginaire, dont la prochaine édition se déroulera, du 13 octobre au 28 novembre 2018, en Eure-et-Loir, avec un temps fort au château de Maintenon. Le récit Changer son karma a été écrit à l’occasion de la sortie du 50ᵉ volume de la collection « Contes des sages » aux éditions du Seuil, Quand la sagesse nous est contée. Un coffret collector cosigné par sept auteurs-conteurs, dont Patrick Chamoiseau.



Le Louvre & Sciences Po : mêmes combats !

Le Louvre & Sciences Po : mêmes combats !

Humour et politique : une histoire de maux… et de mots

Humour et politique : une histoire de maux… et de mots