Fiction - Le Professeur Sogol

Fiction - Le Professeur Sogol

Si le réchauffement climatique vous fait froid dans le dos, plongez-vous dans cette nouvelle aux allures de conte des temps modernes. Le jeune écrivain Boris Bergmann nous emporte dans un futur inquiétant où le soleil ne faiblit jamais.

Par Boris Bergmann,  Illustrations : Moineau

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Le professeur Sogol est un homme bavard. Il n’est pas beau. Certains diraient même qu’il est assez laid. Les cheveux gras, les joues tombantes, de petites mains impuissantes, le nez comme le museau d’un rongeur. Je ne parlerai pas de sa calvitie qui de la simple auréole – pourtant l’homme n’a rien d’un saint, il est plutôt diabolique comme tous ceux de son espèce – a pris les dimensions d’un soleil qu’il porterait en permanence sur la tête – ce qui, en ces temps de réchauffement climatique critique, n’est pas bon signe, croyez-moi. Il porte chaque jour la même blouse blanche assez sale, apanage de sa profession. Il parle à voix basse. Il se tient le dos courbé. Je l’ai déjà vu se curer le nez. Il doit être accablé d’un célibat perpétuel, une abstinence qui n’a rien de volontaire, Dieu m’en garde. Mais le pire de ses défauts, à mes yeux, c’est qu’il a raison. Il est connu du grand public – et l’idée qu’un tel danger soit devenu on ne sait trop comment une sorte de référence, une autorité, m’effraie au plus haut point – grâce à son invention fameuse de la Machine à nuages. Sur ce coup-là, je le reconnais, il a bien joué.

Avec le Grand Réchauffement, le soleil a perpétuellement pris toute la place dans le ciel. Au début, les gens étaient contents : du beau temps tous les jours, une sorte de joie de vivre facile a envahi les corps et les esprits, tout le monde prenait le temps d’un verre en terrasse jusqu’à pas d’heure, c’était la dolce vita. Très vite, on a vu les inconvénients : absence de pluie, problèmes d’irrigation des cultures, disparition de certaines espèces communes (on a regretté le pigeon quand on s’est rendu compte de son rôle insoupçonné dans l’équilibre de la planète), augmentation des températures, raréfaction de l’eau. Je n’étais pas inquiet. J’essayais de tout faire pour calmer les foules, leur dire d’aller sur les bords de mer, de profiter de cet inespéré don du ciel : des UV à profusion.

Finalement, l’insolation a pris toute la planète. Et là, Sogol sort de nulle part, de son laboratoire inconnu, de sa Sorbonne, avec ses beaux diplômes, sa blouse repassée pour une fois, son petit sourire qui prétend sous-entendre qu’il a trouvé. Et à ses pieds : une drôle de machine. Comme une bouche, des poumons. Un bouton, tu le tournes. Et au lieu de gonfler des ballons, ces lèvres fictives lâchent comme une épaisse fumée. Quand j’ai vu ça, à la télé, j’ai pensé à un fou : sauver la planète avec de la fumée. Le type n’avait rien compris. Moi et le Syndicat étions tranquilles face à ce genre d’illuminés. Sauf que, une minute après s’être évaporée, la fumée en plein direct se transforme en petit nuage, blanc et innocent, comme la laine d’un mouton. On avait oublié, tous, à quel point c’était beau, un nuage. Il s’envole et va retrouver sa place, dans le ciel aride. Et Sogol continue, explique, prend la lumière : sa machine fonctionne à la bonne volonté, sans consommer, crée des nuages sur mesure, autant que faire se peut, avec même la possibilité de choisir entre cirrus tout apaisé, nimbostratus orageux, altocumulus bien élevé ou le grand classique, le favori des ménagères et des hommes de notre terroir : le cher et tendre cumulonimbus. Sogol n’a même pas voulu vendre sa machine. Il l’a donnée à la patrie tout entière. Il s’est sacrifié à l’humanité, comme il dit.

La suite est connue : prix Nobel pour Sogol, les plus grands labos se l’arrachent, les nuages reviennent en troupeaux, on se plaint à nouveau de la pluie, mais les plantations, comme les hirondelles, ressuscitent. « Inespéré », titraient en chœur les plus grands journaux de la planète. J’avais pris un coup. En tant que directeur de la communication du Syndicat de la confiance, j’étais directement visé par le succès de la Machine à nuages. Ça faisait des mois que, sur tous les plateaux télé, les réseaux sociaux, les comptes des plus grandes stars, les live-tweets les plus suivis, je répétais face au soleil menaçant : « Ne changeons rien. Tout va bien se passer. Gardons le cap. La planète s’adapte à nous. C’est normal. Nous sommes extraordinaires. Laissons-lui le temps, à la planète. Bientôt, tout rentrera dans un nouvel ordre. Consommons. Produisons. Respirons. Ne changeons rien. Nous sommes ce que nous sommes. » Mon message était écouté, respecté. J’étais vu comme l’expert. Celui qui sait. Celui auquel on croit. Et là, Sogol, représentant la race des inquiets, des douteurs professionnels, des scientifiques sûrs d’eux-mêmes, débarque avec sa machine, ses chiffres, ses statistiques, redonne au ciel ses couleurs d’antan et m’envoie au fond du trou.

« Consommons. Produisons. Ne changeons rien.»
— Syndicat de la confiance

Les dirigeants du Syndicat ont commencé à douter de mes capacités à communiquer en leur nom. Plusieurs fois, j’ai affronté Sogol aux heures de grande écoute, j’ai même proposé un tête-à-tête sans règles en direct live sur un ring Instagram. À chaque fois, c’était la même chose. Sogol, mal rasé, bafouille, face à mon flot doux, mes costumes à la mode, mon sourire. Sogol se brise. Mais, alors que je pense conquérir les cœurs (et les cerveaux), Sogol sort la machine, demande à un enfant dans le public de descendre, d’appuyer dessus et prouve que n’importe qui peut désormais contribuer au sauvetage de l’environnement en produisant de sa chambre, de son lit superposé, de son école, de son grenier, de son métro, un nuage qui, à l’autre bout du monde, sauvera un agriculteur, un pingouin ou un océan. J’étais foutu. Je le suis encore. Sogol ne travaille pas pour le Syndicat. Il se fiche du capitalisme et de ses règles qui, pourtant, pendant quelques siècles, ont été bien utiles. Il se moque de la concurrence déloyale : il offre sa machine. Il le dit lui-même : « Je ne fais pas ça pour l’argent. » Les gens qui prononcent cette phrase m’ont toujours paru suspects. On raconte que Sogol vit dans une chambre d’étudiant, au plus près de son labo. Qu’il se moque des bons restaurants, des grosses voitures, de tout ce qui a toujours composé les signes extérieurs de richesse. Il veut juste se concentrer sur l’essentiel, préparer en secret sa nouvelle machine. Quand je pense à elle, je tremble. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir nous inventer ? Une usine à océans ? Une chaussure qui ralentit la fonte des glaces ? Une maison qui ne consomme pas ? Un arbre qui pousse sans eau ? J’ai peur. Je sens qu’il va sortir quelque chose de gros. Et de gratuit. Ce qui signifiera pour moi, probablement, la mise au ban du Syndicat, la perte de mon travail, de mon emploi et de ma réputation. Ma mort, quoi.

Alors quand le téléphone retentit au milieu de la nuit, que mal réveillé j’arrive à décrocher, que j’entends la voix de Sogol – je peux la reconnaître entre mille, elle hante mes rêves à chaque instant – qui me demande de venir à lui, j’ai qu’une envie : l’envoyer chier. Mais Sogol insiste. Il dit qu’il a besoin de moi. Lui ? Besoin de moi ? Je ne suis pas scientifique. Au contraire. Je ne crois qu’en mon instinct. Et en mon porte-monnaie. En quoi pourrais-je l’aider ? Mais il ne veut rien me dire au téléphone, il faut que je vienne voir. J’enfile un pantalon, commande un chauffeur. Je remarque qu’il fait presque jour. Aucun nuage dans le ciel. C’est un bon présage. Les machines de Sogol doivent dormir, comme leurs propriétaires. J’ai indiqué dans l’application l’adresse, mais le chauffeur me demande quand même de confirmer la destination. Il doit m’avoir reconnu et ne peut pas imaginer que moi, porte-parole du Syndicat des climato-sceptiques (enfin, j’ose prononcer le mot qui fâche), je puisse me rendre en pareil endroit. « Oui, c’est bien là que je vais, à l’Observatoire. »

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Sogol m’attend sur le perron de cet Observatoire que je déteste tant et qui, à cette heure, dans la lumière du matin, ressemble à un chou à la crème périmée. Il me serre machinalement la main comme si nous étions du même bord. Il me fait entrer. Dans la salle, je me sens espion dans la grotte de l’ennemi. J’observe les machines en train d’être construites, les plans, j’essaye de tout retenir, je n’ose pas sortir mon téléphone pour photographier ce que je vois mais je me dis que si par chance j’arrive à garder des traces de mon passage, les boss du Syndicat seraient bien contents de voir mes trouvailles. Devancer Sogol. C’est inespéré. Mais lui ne dit toujours rien. Ma présence semble ne pas le déranger. Il me fait comprendre que je dois avancer, coller mon œil au télescope géant qui, étrangement, n’est pas pointé vers le ciel mais vers la terre, à même le sol. Sogol colle la lunette à mon œil comme s’il me pointait un revolver sous la gorge.

Au début je ne vois rien. Sogol s’impatiente. Trépigne. « Faites un effort. » Ça y est. Au loin, une petite tache grise. Qui scintille. La statue de la Liberté. New York. Je ne comprends pas. Je hausse les épaules. Sogol hurle dans mon oreille : « Vous ne comprenez donc pas ? » Je fais non de la tête. « Voir New York de Paris est inimaginable, une incongruité, une illusion, une erreur scientifique. Cela ne signifie qu’une seule chose. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Est-ce la faute de votre mode de vie capitaliste et autodestructeur ? Est-ce le résultat de votre aveuglement ? De l’entêtement du Syndicat ? Du réchauffement irrévocable de la planète ? Ou bien, je ne le pense pas mais il faut être ouvert à toutes les hypothèses, une conséquence inattendue des effets de ma machine ? Je n’ai pas la réponse. Mais je suis certain d’une chose : la Terre n’est plus ronde, mon vieux, la Terre est plate. Plate. »

Je lâche la lunette. Je me tourne vers Sogol qui, tout blême, ressemble à un enfant malade. « Personne, à part vous, n’est encore au courant. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Peut-être que la calotte terrestre, fatiguée d’être surchauffée, mal protégée par mes nuages, s’est craquée en deux faces irréversibles, comme une chips qui passerait au four à trop haute température, comme une pièce de monnaie qu’on laisse tomber… » Sogol se met lentement à pleurer. « Vous ne comprenez donc pas… C’est la fin… Les hommes ne vont plus croire en nous, la science. C’est le retour des sectes. Le Syndicat va prendre le contrôle total. Plus personne n’aura raison. Alors on se fondera sur de nouvelles cérémonies, on ira se jeter des bords de la Terre plate. On moquera Galilée, Newton, tous has been, démodés. Et moi ? Ma Machine à nuages n’intéressera plus personne. Ce sera le Moyen-Âge. La Grande Inquiétude. On ne sera plus sûrs de rien. Plus sûrs de nous… » Mais Sogol ne peut plus parler. Les sanglots l’étouffent. Il se jette dans mes bras, à moi, son pire ennemi, il se met à mes pieds. Mais je ne regarde pas mon adversaire abdiquer pour de bon. Je ne prends pas le temps de contempler cette vision pourtant sublime. Je regarde le ciel sans nuages. Le ciel sans orage d’une Terre à tout jamais plate. Comme dit Sogol, nous entrons dans l’âge où nous ne sommes plus sûrs de rien. Où la science, comme toute autre pensée, est vouée à perdre son monopole. L’âge où tout commence, tout repart de zéro. Il me reste néanmoins une seule vérité, et je sais que Sogol malgré ses pleurs la partage avec moi, ne pense qu’à elle, vérité unique : j’avais gagné.



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