Fiction : un centimètre d'espoir

Fiction : un centimètre d'espoir

Émile vous projette en 2050, dans un monde où le réchauffement climatique et la fonte des glaces n’ont pu être jugulés à temps. La Réunion des Grands, ultime sommet pour sauver l’espèce humaine, aboutira-t-elle à un accord ? La jeune Andy Fray, militante acharnée, a la lourde tâche de convaincre les grandes puissances de laisser une place « au reste du monde ». Vaste programme !

Cette nouvelle inédite a été publiée dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020. 

© piqsel

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Andy posa son stylo, un filet d’encre noire coula sur la feuille. On pouvait y lire : « Réunion des Grands, 2 janvier 2050 ». Ça y est : elle y était parvenue. Enfin… Et il était temps. Ou était-il déjà trop tard ?

Car cela faisait des années que l’on craignait l’arrivée de ce moment, nombreux l’avaient prédit et certains avaient même tout fait pour alerter du danger que notre monde encourait. Et pourtant, rien. Mêmes visages, mêmes discours. Aucune réaction. À croire que la réalité ne faisait plus peur, qu’elle était devenue invisible aux yeux des Grands.

Heureusement qu’Andy Fray était là. Du haut de ses 37 ans, elle aurait tout fait pour sauver le monde. Du bout des doigts, elle fit glisser une cigarette hors de sa boîte dorée, l’alluma d’un geste gracieux, tira un bon coup et se laissa aller à la contemplation de cette nuit infinie teintée d’étoiles.

Ce serait donc demain. Les Grands, à savoir le président américain, la présidente européenne, le président russe, le président chinois et Andy elle-même allaient tous se retrouver autour d’une même table. Fait rare qui survenait en des temps conflictuels et qui supposait de se mettre d’accord sur la manière de réagir face à cette catastrophe.

D’ailleurs, le Canada, qui faisait aussi partie des Grands, avait décliné l’invitation car les États-Unis avaient, quant à eux, accepté. Cela faisait une dizaine d’années que les deux pays étaient en guerre. Ce n’était donc pas du tout gagné d’avance… d’autant plus qu’il fallait se mettre d’accord sur la répartition des ressources que la fonte de l’Arctique engendrait, à savoir des tonnes et des tonnes de réserves de gaz et de pétrole.

© Shutterstock

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L’Arctique avait perdu aujourd’hui son dernier centimètre de glace, signant officiellement l’entrée dans une ère nouvelle, une ère qui s’annonçait littéralement glaciale. Jusque-là, deux milliards et demi de personnes avaient été gravement touchées par les inondations. La majorité avait migré. Vers où ? Partout où c’était possible, car la planète manquait aussi cruellement de place.

Bref, la Terre allait mal – non, elle agonisait. Et les espoirs d’une amélioration étaient rares – il fallait être fou pour y croire. Mais Andy y croyait encore. C’est d’ailleurs sûrement cela qui lui avait valu le surnom de « diplomate avec les pieds sur terre et la tête dans les étoiles »…

« Encore personne »

De douces lueurs pénétrèrent la chambre d’Andy et lui caressèrent les paupières. Elle ouvrit doucement les yeux et, d’un geste machinal, se vêtit, toujours dans la finesse et l’exactitude qui lui étaient si singulières. Puis elle descendit, chevaucha son vélo et, en l’espace de quelques minutes, elle se retrouva devant la grande table des négociations. « Encore personne », se dit-elle, inquiète. Mais à peine eut-elle le temps de se le dire que la porte s’ouvrit.

La première à faire son entrée fut Angelica Warm, la présidente européenne, fait qui ne surprit pas Andy, qui connaissait sa ponctualité. Elle ôta son béret rouge, arrangea ses cheveux en y glissant quelques doigts, puis s’approcha d’Andy pour lui serrer la main. Elle jeta enfin un coup d’œil rapide sur la table pour y repérer son nom et s’installa. Elle était calme, mais d’un calme quasi alarmant.

Quelques minutes plus tard, Mao Jinping, le président chinois, fit son apparition. Un sourire se dessina sur ses lèvres en guise de salutation. Mais c’était un de ces sourires qui cachaient des angoisses profondes. Et dire que l’on se trouvait face à celui qui, il y a quelques mois encore, était à la tête de la première puissance mondiale ! Mais cela, c’était avant la disparition complète de Shanghai sous les eaux… Il s’assit en face d’Angelica Warm et plongea aussitôt son regard dans ses papiers.

« Clac » ! La porte blindée cogna le mur. Les regards se tournèrent et atterrirent sur quatre hommes vêtus de noir. Au centre, on le voyait, assis sur son fauteuil roulant. Vladimir Poutine était là. Toujours le même air, toujours le même regard. Malgré ses 97 ans passés, il tenait bon et il était hors de question de laisser les autres décider du sort de la Russie et du joyau que constituait l’Arctique. Sans chercher la place qui lui était assignée, il se plaça au côté du président chinois. Cela tombait bien : c’était la chaise qu’Andy lui avait réservée.

Il ne manquait plus que le président américain, Jared Kushner. À tous les sommets – il faut dire qu’ils se faisaient rares ces derniers temps – il arrivait en dernier : c’était devenu une habitude. C’est donc seulement 15 minutes plus tard que la porte s’ouvrit. Et là… On le vit.

La salle se figea. Ce n’était pas Jared Kushner qui se tenait droit, c’était… « Donald ! », s’écria Angelica Warm, n’en croyant pas ses yeux. « Mais comment est-ce-possible ?! » Donald Trump se tenait là, debout et fier.

Il n’avait pas pris une seule ride depuis la dernière fois qu’on l’avait aperçu, en 2025, au lendemain de son deuxième mandat. Un jour, il avait simplement été porté disparu. Les rumeurs avaient fusé : était-il mort ? S’était-il retiré pour finir ses jours seul, quelque part dans le Vermont ? Pourtant, cela ne lui ressemblait pas… Les enquêtes sur sa disparition avaient duré cinq ans, mais comme elles n’avançaient pas, tous, CIA, NSA et FBI avaient abandonné les recherches. En tout cas, il avait bien pris le soin de s’assurer que son gendre Jared Kushner allait reprendre la tête des États-Unis.

Et c’est seulement aujourd’hui, le 2 janvier 2050, qu’il réapparaissait : il n’était ni mort, ni reclus, ni même vieilli !  « All Hail Cryonics in the United States of America ! [Vive la cryogénie aux États-Unis !] Voilà l’occasion parfaite pour faire mon retour ! », lança-t-il avec cette voix si caractéristique. Puis, faisant comme s’il était attendu, il s’assit sur la chaise vide, au côté d’Angelica Warm et en face de Vladimir Poutine qui n’avait pas l’air si ébahi que cela. Il avait réussi son entrée fracassante.

Andy, encore sous le choc, se leva et ouvrit maladroitement la chemise qui recouvrait toutes ses recherches et toutes ses propositions. Tout le monde était présent, la séance pouvait désormais commencer. Cependant, il fallait qu’elle se ressaisisse, car si les Grands étaient là pour répartir les ressources de l’Arctique, ils n’en avaient peu ou rien à faire du sort des habitants du reste de la planète. C’était à elle de les défendre, tout en s’assurant que les Grands parviennent à un accord à la clôture de cette réunion.

« La pire catastrophe environnementale et humanitaire »

Tirant la première feuille de la chemise jaune, Andy lut : « Réunion des Grands, 2 janvier 2050. Dossier : fonte de l’Arctique. Positions des Grands. »

« Messieurs, Madame, en ma qualité de diplomate itinérante du Conseil de l’Arctique, je vous remercie d’avoir accepté ma proposition de vous réunir aujourd’hui. Je ne vous apprends rien en vous disant que nous faisons actuellement face à la pire catastrophe environnementale et humanitaire que nous ayons connue depuis des siècles. Je ne vous cache pas non plus que sans accord conclu à la sortie de cette réunion, des villes entières vont encore être inondées et des millions de personnes en subiront les conséquences. Je vous prie donc de bien vouloir clarifier vos positions. »

Les interlocuteurs répondirent avec un hochement de tête. L’un après l’autre, ils défendirent leur position, exposant des arguments tantôt solides, tantôt farfelus, comme s’ils étaient complètement déconnectés de la réalité…

En fin de compte, un équilibre dans les négociations fut atteint. La feuille sur laquelle Andy avait résumé les interventions ressemblait à cela :

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Mais Andy n’était pas satisfaite. Dans leurs interventions, s’ils avaient défendu leurs intérêts et leurs populations respectives, ils avaient tous oublié le reste du monde. En même temps, elle s’y attendait un peu. Elle décida alors de se lancer :

« Avec la fonte de l’Arctique, déjà deux milliards de personnes ont dû quitter leur ville pour d’autres pays, en plus des millions qui ont perdu la vie dans les inondations. Ce n’est pas acceptable. Je propose que l’on réfléchisse ensemble à la manière de les loger. Sinon, en plus de leurs vies, ce seront vos États qui vont devoir les accueillir et je ne suis pas certaine que cela vous arrange, vu que vous avez déjà vos propres compatriotes à loger… »

Les quatre présidents la fixaient mais ne semblaient pas la prendre au sérieux. Angelica Warm fut la seule à réagir :

- Et que proposez-vous ?

- Des villes sous-marines !

En entendant ces mots, ils éclatèrent de rire. « Des villes sous-marines ! », répétèrent-ils en chœur, avant de repartir pour de longues minutes de raillerie. Andy Fray fit mine de ne pas prendre en compte leur attitude. Elle attendit qu’ils se calment, accentua son air sérieux, avant de poursuivre :

« Des modèles très élaborés existent déjà dans chacun de vos pays, à commencer par l’État de France, madame Warm. Vous avez déjà déployé, en Atlantique, l’abri sous-marin Aquabulle en 1978, l’Hippocampe en 1981, ou encore l’habitat-laboratoire sous-marin Ocean Observer en 1998. Aujourd’hui, nous sommes en 2050… 2050 ! Vos architectes ont imaginé tellement de choses depuis, ils ont imaginé les villes de demain ! Si on ne les met pas à profit aujourd’hui alors que les inondations menacent tant de personnes, alors quand ? Vous imaginez le nombre de personnes que l’on pourrait y loger ? »

Avec les exemples qu’Andy avait cités, les quatre présidents avaient repris leurs esprits. Des villes sous-marines ? Il fallait quand même y penser…

« L’avenir se niche dans l’eau. Le sol ne suffit plus, il est devenu dangereux et on connaît encore très peu l’espace. Ça pourrait être une page vierge, cofinancée par vous tous ici présents, à la manière d’une fédération. »

Andy sourit, on commençait à y voir plus clair. On tenait là le début de quelque chose. Après tout, l’idée n’était pas si bête que cela, au contraire ! Il fallait seulement y penser. La journée allait être encore longue. 



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