Guerre contre le Covid-19 : les raisons d'un échec

Guerre contre le Covid-19 : les raisons d'un échec

Six. C’est le nombre de fois où Emmanuel Macron a prononcé les mots « nous sommes en guerre » durant son allocution du 16 mars, annonçant le renforcement des mesures de confinement. La lutte contre la diffusion de l’épidémie de Covid-19 nous emmènerait donc « en guerre ». Étions-nous préparés pour cette bataille ? À la lumière de l’ouvrage de Marc Bloch, L’Étrange défaite, analysant la débâcle de 1940, le journaliste Laurence Bekk-Day (promo 18) pointe du doigt les manquements du système français. Comme un air de déjà-vu…

Allocution à la télévision d’Emmanuel Macron le 16 mars 2020, pour annoncer le renforcement des mesures de confinement afin de freiner la diffusion de l’épidémie de Covid-19. (Capture d’écran)

Allocution à la télévision d’Emmanuel Macron le 16 mars 2020, pour annoncer le renforcement des mesures de confinement afin de freiner la diffusion de l’épidémie de Covid-19. (Capture d’écran)


Quelle drôle de guerre. Pas celle que la France a menée face à l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale, mais plutôt celle annoncée par le président Macron en mars dernier. Face à un ennemi invisible, la nation tout entière allait livrer bataille : on allait voir ce qu’on allait voir. Deux mois plus tard, à l’orée du déconfinement, se dessine déjà un champ de ruines. La France se situe au 22ᵉ rang mondial en termes de population, mais au 5ᵉ rang en termes de décès liés au coronavirus. Cocorico ! Quelle étrange défaite !

L'étrange défaite

L’Étrange défaite : c’est également le titre d’un ouvrage de l’historien Marc Bloch, rédigé au lendemain de la défaite française face à l’armée allemande de mai 1940. Nous avions alors la « meilleure armée du monde ». Il aura suffi de six semaines pour que nous revenions douloureusement de cette grande illusion. La France aura été comme sidérée, paralysée par son inefficacité, face au « dynamisme » allemand. Mais qu’importe : en 2020, nous avons le « meilleur système de santé au monde », d’après nos huiles et nos ouailles. Et pourtant, face au Covid-19, l’Allemagne pleure quatre fois moins de morts que nous.

L’analyse de Marc Bloch, 80 ans plus tard, n’a rien perdu de sa pertinence sur la psyché française. L’historien martyr, tombé en résistant en 1944, savait que la France serait un jour libérée : il n’a jamais cru à la Révolution nationale du Maréchal Pétain. Mais il savait qu’il fallait analyser notre défaillance pour ne pas la reproduire. Son diagnostic : des « administrations somnolentes », un centralisme bureaucratique et inefficace, une autosatisfaction délétère, « l’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme », et une « machinerie de partis qui exhalait un parfum moisi (…) d’obscurs bureaux d’affaires ».

Marc Bloch (Crédits : Wikimedia Commons)

Marc Bloch (Crédits : Wikimedia Commons)

L’historien nous mettait en garde contre un gouvernement « de plus en plus loin du peuple ». Avant même la création de l’ENA, il soulignait son doute face à la mise en place d’une « École d’administration » qui, selon lui, n’atteindrait en rien « le monopole des Sciences Po ». Il pointait du doigt les décisionnaires pétris de contradictions, « prisonniers de dogmes qu’ils savaient périmés », les chefs qui faisaient régner passivité et « crainte de toute initiative », tout en obligeant leurs subordonnés à s’adonner à des « besognes paperassières ». Il s’alarmait d’un manque de vision à long terme : « La tactique prend une importance de plus en plus grande au point de réduire presque à néant la stratégie. »

Les propos de Marc Bloch ne se voulaient pas visionnaires. S’ils résonnent aujourd’hui avec une telle pertinence, c’est que nous n’avons pas changé. Nous avons toujours une guerre de retard.

80 ans plus tard, quelle aura été l’issue de la bataille face au Covid-19 ? Côté allemand : dépistage massif, lits et masques disponibles, fabricants de respirateurs sur le pied de guerre, gestion adaptée région par région, confiance de la population. Côté français : désorganisation, impréparation, improvisation, incurie. « Ce jour-là, instruits par une expérience chèrement acquise », admonestait Marc Bloch, « ne songerez-vous pas à changer quelque chose aux leçons que vous professiez hier ? » L’historien ferait-il état de notre désindustrialisation, qui nous a durement coûté à l’heure d’une pénurie de masques et de respirateurs ? Non, car ses propos ne se voulaient pas visionnaires. S’ils résonnent aujourd’hui avec une telle pertinence, c’est que nous n’avons pas changé. Nous avons toujours une guerre de retard ; nous nous accrochons toujours à une doctrine obsolète, à une ligne Maginot qui se retourne contre nous.

En janvier dernier, Agnès Buzyn, encore ministre de la Santé, affirmait que « notre système de santé est bien préparé : les professionnels de santé et les établissements de santé ont été informés ». Le bilan provisoire de cette guerre sanitaire sur le sol français s'élève à 25 000 morts, face à 7 000 outre-Rhin. Mais tous les bilans du monde ne mènent à rien s’ils ne servent pas de point de départ à des solutions. Celles de Marc Bloch – réorganisation, esprit d’initiative, décentralisation – paraîtront familières. 30 ans plus tard, le général de Gaulle formulera les mêmes remèdes. Les Français lui diront non par référendum.

Réfugiés français sur la route de l’exode, le 19 juin 1940. (Crédits : Wikimedia Commons)

Réfugiés français sur la route de l’exode, le 19 juin 1940. (Crédits : Wikimedia Commons)

Faisant son autocritique, Marc Bloch ne met pas uniquement en lumière la faute des chefs, de la hiérarchie, des gouvernements, mais également les échecs qui nous sont imputables. Car que s’est-il produit pendant le confinement ? Comme un déplaisant écho de 1940, avec un exode des citadins ; des appels de délation ; une glorification bien tardive des paysans ; et des Ausweis de déplacement, contrôlés par des forces de l’ordre vétilleuses. Peut-être que la faute n'est pas dans nos étoiles, mais en nous-mêmes. Pour redresser nos torts, l'historien espérait au sortir de la guerre une « réforme intellectuelle et morale ». Elle n’est pas arrivée : bien des régimes politiques se sont succédés, tandis que le tropisme français est resté entier. À l'heure du déconfinement, horizon de tous les possibles, que pouvons-nous espérer ? « Nous serons perdus », nous avertit Marc Bloch, « si nous nous replions sur nous-mêmes ; sauvés, seulement à condition de travailler durement de nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite. » Pour y parvenir, un chemin de croix nous restera à parcourir. ●

Marc Bloch (1886-1944)

Historien français, normalien et professeur à la Sorbonne, il est l'auteur du classique Les Rois thaumaturges et le cofondateur des Annales d’histoire économique et sociale avec son vieux compère Lucien Febvre. Il a participé aux deux guerres mondiales, la seconde en tant que « plus vieux capitaine de l’armée », comme il le disait lui-même. Résistant de la première heure, il est exécuté par les sbires de Klaus Barbie.


Comment continuer à informer en pleine crise du Covid-19 ?

Comment continuer à informer en pleine crise du Covid-19 ?

Covid-19 : une crise dévastatrice en Équateur ?

Covid-19 : une crise dévastatrice en Équateur ?