Grand écrit - Henri-Pierre Roché "Jules et Jim"

Grand écrit - Henri-Pierre Roché "Jules et Jim"

Sciences Po a accueilli nombre de futurs écrivains. Certains sont restés confidentiels, d’autres comme Jean Cocteau, Paul Claudel ou encore Marcel Proust se sont imposés sur la scène littéraire française. Dans le dernier numéro d’Émile, les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy retracent le parcours du collectionneur d’art et écrivain Henri-Pierre Roché. 

Henri-Pierre Roché, portrait multiple, 1917 (D.R.)

C’est autour d’un verre à La Closerie des Lilas que notre ami Cornélius nous a rappelé qu’Henri-Pierre Roché, un habitué des lieux, était passé par Sciences Po. Jeune Parisien de famille moyennement aisée, Roché, orphelin de père, est poussé par sa mère vers la carrière diplomatique : il fait son droit, voyage et s’inscrit à Sciences Po. Xavier Rockenstrocly, dans sa thèse consacrée à l’écrivain (consultable en ligne), indique le rôle déterminant d’Albert Sorel, son professeur rue Saint-Guillaume, qui lui recommande de ne surtout pas passer le concours du Quai d’Orsay, un épisode que l’écrivain raconte dans son roman autobiographique, Deux Anglaises et le continent.

Car si le nom d’Henri-Pierre Roché est aujourd’hui peu connu, le titre de ses œuvres l’est davantage. En 1955, le cinéaste François Truffaut a en effet un coup de foudre pour les romans que vient de publier Roché, déjà assez âgé puisqu’il est né en 1879 – et mourra en 1959. 

L’auteur n’a pourtant pas mené une vie très discrète ; aimable et mondain, l’homme qui aimait les femmes s’est consacré à la peinture, comme collectionneur et marchand d’art, et il a fréquenté, à la Belle Époque et pendant les Années folles, le Tout-Paris qui peint, écrit, pose et pense, de Marie Laurencin à Marcel Duchamp.

Mais sa plus belle amitié est peut-être celle qu’il a entretenue avec l’écrivain allemand Franz Hessel. Les deux hommes sont amoureux très jeunes de la même femme – ce sera le propos de Jules et Jim. Henri-Pierre Roché vivra plus tard avec l’ex-épouse de son meilleur ami, élevant en partie ses enfants. Il aura donc aussi pour beau-père Stéphane Hessel, Sciences Po comme lui, ambassadeur comme il ne l’a pas été et auteur du célèbre Indignez-vous !.

Jules et Jim, dès ses premières pages, offre un mélange étrange de tendresse et de cynisme, à l’image de l’amour tel que le conçoit Roché à 20 ou 25 ans, un âge qu’il n’a jamais voulu quitter. 


Extraits


Deux Anglaises et le Continent

Paris, Mars 1900 

« Je fais de l’escrime, de l’équitation, je joue à la pelote. Je suis à l’école plus de cours que ma section n’en comporte. Je vais au théâtre et au bal. Je lis avec passion. Me voici atteint d’insomnie : les idées tourbillonnent dans ma tête sans que je puisse les arrêter. Je rejoue en pensée ma dernière partie d’échecs, je me récite des textes que j’aime, je note tout ce que j’ai à dire à Muriel et à Anne. Ma fatigue ne m’est plus agréable. J’ai maigri, mes yeux se creusent. Je crains maintenant l’arrivée de la nuit que j’aimais tant.

(...) Mon professeur, Albert Sorel, m’a dit : “Vous avez bien travaillé deux ans et demi. Vous n’avez ni un nom, ni une fortune, ni une santé à toute épreuve. Vous êtes un idéaliste, un curieux. Renoncez aux concours. Voyagez, écrivez, traduisez. Apprenez à vivre partout. La France manque des informateurs qui sont une des forces de l’Angleterre. Commencez tout de suite.” »


Jules et Jim

« Le lendemain ils eurent leur première vraie conversation. Jules n’avait pas de femme dans sa vie parisienne et il en souhaitait une. Jim en avait plusieurs. Il lui fit rencontrer une jeune musicienne. Le début sembla favorable. Jules fut un peu amoureux une semaine, et elle aussi. Puis Jules la trouva trop cérébrale, et elle le trouva ironique et placide.

Jules et Jim se virent tous les jours. Chacun enseignait à l’autre, jusque tard dans la nuit, sa langue et sa littérature. Ils se montraient leurs poèmes, et ils traduisaient ensemble. 

(...) Jim introduisit Jules dans des cafés littéraires où fréquentaient des célébrités. Jules y fut apprécié et Jim en fut content. Jim avait une camarade, dans un de ces cafés, une jolie petite femme désinvolte, qui tenait le coup aux Halles mieux que les poètes, jusqu’à six heures du matin. Elle distribuait, de haut, ses faveurs brèves. Elle conservait, à travers tout, une liberté hors la loi et un esprit rapide qui frappait juste. Ils eurent des sorties à trois. Elle déconcertait Jules, qu’elle trouvait gentil, mais ballot. Il la jugeait remarquable, mais terrible. Elle amena pour Jules une amie bonasse, mais Jules la trouva bonasse. 

Jim ne put donc rien pour Jules. Il l’engagea à chercher seul. Jules, peut-être gêné par son français encore imparfait, échouait toujours. Jim dit à Jules : Ce n’est pas une question de langue. Et il lui exposa des principes.

– Autant me prêter vos souliers, ou vos gants de boxe, dit Jules, tout cela est trop grand pour moi.

Jules, malgré l’avis de Jim, prit contact avec des professionnelles, sans y trouver satisfaction. Ils se rabattirent sur leurs traductions et sur leurs entretiens. »

Grand écrit initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.



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