Fiction - La lucarne enchantée

Fiction - La lucarne enchantée

À quoi ressemble l’ascension express d’un jeune prodige du football ? Dans cette nouvelle inédite, Keivan Helmi, communicant spécialiste de la gestion d’image de joueurs de football professionnels, nous conte l’histoire de Ladjy Wague, six ans et de l’or dans les pieds. 

Par Keivan Helmi (promo 14)

Photo d’illustration (Crédits : Natee K Jindakum/Shutterstock)

C’était une petite fenêtre de la rue Jules-Vallès. Un carré d’une dizaine de centimètres taillé dans un mur déjauni. L’aération d’un local poubelles. Et puis un jour, Gaye l’ancien a pris un ballon, l’a placé sur les pavés de l’autre côté de la rue et l’a expédié à travers la fenêtre. Du premier coup. Il a réajusté sa doudoune avant de fendre l’hilarité générale d’un pas nonchalant. La vidéo de l’exploit est devenue virale. Elle était la preuve éclatante que dans les quartiers, on sait faire entrer des ronds dans des carrés. 

Les jours s’égrenaient au fil des nouvelles tentatives. Les candidats affluaient à Évry pour relever le défi. Il y avait des journalistes, des humoristes, des rappeurs, des élus en campagne et même d’anciens joueurs pros. Devant la lucarne, on était tous égaux. Un tir dévissé pouvait valoir à son auteur un surnom qui le suivrait pour le restant de ses jours. Hakim « Merguez » peut en témoigner. Warren aussi. Il était devenu aux yeux de tous « Troposphère 5 » lorsque son tir décrivit une trajectoire tragi-comique poche de celle du prototype de fusée congolaise.

Surnommée la « lucarne d’Évry » ou encore la « lucarne enchantée », cette petite fenêtre d’un local poubelle situé rue Jules-Vallès à Évry-Courcouronnes, est l’objet d’un défi : faire entrer un ballon de football dans son embrasure depuis le trottoir d’en face.

(Capture d’écran 20 Minutes )

Ce joyeux bazar était géré d’une main de maître par les grands du quartier. Ils avaient établi les règles du challenge, défini les « horaires d’ouverture » de la lucarne et documentaient chaque passage. Ils tenaient ainsi le livre des records. Quelque part entre « la première fille » et « le plus grand nombre de tirs réussis consécutivement », on pouvait lire « le plus jeune candidat ». Et à côté, mon nom écrit en lettres détachées : Ladjy Wague. 

J’avais 6 ans et je crevais de timidité. Engoncé dans un ensemble FILA qui avait été usé par la fratrie, j’avais déposé ma candidature du bout des lèvres. Les sarcasmes avaient fusé de toutes parts : 

- Ah cousin, tu vas pas laisser frapper le ptit ? Y’a une racli qui m’attend, j’ai pas son temps !

- Oh Male, il sait même pas prendre son goûter tout seul, il a une trace de Nutella sur la joue wesh. Et encore, faut voir si c’est vraiment du Nutella !

- Demande-lui s’il a un mot de sa mère pour être là au moins ! Imagine il glisse et il mange le sol, on fait quoi ? Hein Male, on fait quoi ?

Male avait levé une main pour faire taire la tempête de protestations. Devant la lucarne, on était tous égaux. Il m’avait pris par l’épaule et distillé quelques conseils au creux de l’oreille. Je ne saurais vous les répéter car je n’avais rien écouté. J’avais les yeux rivés sur la fenêtre et je repensais à l’exposé de mécanique quantique de mon père. Il enseignait la physique-chimie au collège Jean-Lurçat. Un soir, il avait voulu m’expliquer les lois du monde sous-atomique avec l’expérience du chat de Schrödinger. La seule pensée que ce pauvre chat pouvait être mort dans une boîte sous l’effet d’un gaz toxique avait déclenché une crise de larmes. Dans la panique, mon père avait changé son fusil d’épaule : 

- Ce que je veux te dire, c’est qu’avec la physique quantique, un même objet peut se trouver en théorie au même moment dans deux endroits différents, sous deux états différents. Tu nous bassines toute la journée avec ton foot, ton foot, ton foot. Eh bien lorsque tu marques un but, imagine que le ballon, après avoir passé la ligne, ne fait pas trembler les filets du City Stade, mais ceux de Bernabéu. 

Une petite foulée, la tête baissée, les jambes arquées. Un coup de pied fouetté. Le bruit mat des pavés. Le ballon qui file droit dans la lucarne et qui termine dans les filets de Bernabéu. 

Le buzz a retenti fort. Très fort. Gaye l’ancien a même boudé quand il a su que ma vidéo avait dépassé la sienne en nombre de vues et de réactions. Mais c’est ma mère qui a de loin été la plus fâchée. La première fois qu’un recruteur avait appelé sur le téléphone de la maison, elle avait cru à une blague : 

- Oui, vous êtes recruteur à l’Olympique de Marseille, oui c’est cela même. D’accord et moi je suis Aminata Wague et je suis en retard pour prendre le café avec le président de la République. Arrêtez de me déranger avec vos sornettes !

Le tchip qui avait précédé le raccrochage du combiné était si long qu’il aurait pu figurer dans le livre des records de Male. Pour autant, les recruteurs ne s’étaient pas découragés. Ils avaient fait le pied de grue devant la porte jusqu’à ce que maman se décide à les accueillir. Deux jours plus tard, nous recevions des émissaires du Paris Saint-Germain et trois jours après, de Manchester City. Les visites ont continué et j’étais invité à rester dans ma chambre tandis que les adultes discutaient de mon avenir. En écoutant à la dérobée, j’avais surpris un recruteur promettre le dernier modèle de BMW X6 à ma mère en échange de la signature d’un accord de non-sollicitation lorsque j’aurais atteint mes 13 ans. Ma mère avait tchipé. Le 414 s’arrêtait devant chez elle et ce carrosse surpassait tous les SUV. 

Un soir, en rentrant de l’école, mon père et ma mère m’annoncèrent qu’ils avaient pris une décision concernant mon avenir. Si je travaillais bien à l’école, ils m’autoriseraient à rejoindre le centre de formation de Sochaux, à l’aube de mes 10 ans. Le sang me montait à la tête. La réaction à avoir me parut évidente, je me roulai par terre et hurlai :

- Mais je veux pas à aller à Sochaux, ils sont nuls, trop nuls !  Leur meilleur joueur il a 63 dans le jeu FIFA ! Et puis c’est où Sochaux, d’abord ? On peut y aller avec le RER ? 

Ma mère m’avait pris dans ses bras. Sa voix se fit douce et elle parlait tout bas, sur le ton du secret. Elle me promit qu’elle ferait tout pour m’aider à réaliser mes rêves. Elle me dit aussi que le football était un monde très particulier et qu’il fallait qu’on fasse très attention. Sochaux était le seul club qui s’était adressé à elle comme on était supposé parler à la maman d’un enfant de six ans, tout prodigieux joueur de football qu’il fût. 

Le jour de mes 10 ans, toute la famille déménagea dans le Doubs. On dit que tout va très vite dans le football. C’est d’autant plus vrai pour les joueurs « programmés ». Je fus surclassé dans toutes les catégories et j’écumais en quelques années toutes les sélections jeunes en équipe de France. Ma mère veillait à ce que je garde les pieds sur terre et elle suivait mon parcours scolaire avec une rigueur militaire. J’eus toutes les peines du monde à expliquer au coach des U17 que je ne serais pas du voyage à Marbella pour un tournoi international car je n’avais pas eu la moyenne à un devoir surveillé de SVT. Le coach avait frisé l’apoplexie. Ma mère était restée inflexible. 

À 18 ans et trois mois, je décrochai un bac S avec la mention « assez bien ». J’intégrai dans la foulée le groupe professionnel du club. Le premier match de la saison se disputait par une chaude nuit du mois d’août. Ma famille et la moitié de mon quartier avaient pris place dans les gradins du stade Bonal. Je rongeais mon frein sur le banc de touche. Le coach me fit entrer en jeu à 10 minutes du terme. Pour ne pas le décevoir, je crus bon d’inscrire un doublé. 

Au centre de formation, on avait appris à se blinder psychologiquement. Il ne suffisait pas d’être fort, il fallait être le meilleur. On devait accepter de voir partir en fin d’année des amis car ils n’avaient pas été conservés. Il fallait encaisser les critiques, même si elles sortaient n’importe comment de la bouche des éducateurs. On était aussi préparé à accueillir la célébrité, à gérer nos réseaux sociaux comme des pros. 

Je n’étais donc pas surpris de me retrouver porté aux nues sur Twitter un jour pour être descendu en flammes le week-end suivant. Mon entourage avait plus de mal à s’y faire. Mes parents ne pouvaient pas s’empêcher de lire tout ce qui se disait sur moi, en bien comme en mal. Au lendemain d’une piteuse élimination en Coupe de France, ma mère m’avait appelé, affolée : 

- Ladjy, tu as lu ? 

- Hmmm. Lu quoi, m’man ?

- Le tweet de Popolox876. Il dit que Ladjy Wague est éclaté au sol et qu’il rate tout ce qu’il tente, que c’est même un miracle qu’il ait trouvé le chemin pour sortir de la ****** à sa mère, énonça-t-elle, scandalisée.

- Hmm, fis-je en me versant un café. 

- Mais ça ne te choque pas toi, demanda-t-elle, un brin soupçonneuse.

- Si, si ! Je suis hyper-choqué ! Il aurait dû écrire « c’est même un miracle qu’il ait trouvé le chemin pour sortir de la ***** DE sa mère », lui fis-je remarquer.

Elle soupira et poursuivit sa revue en ligne : 

- Et celui-là, regarde : « Je suis YOMB, mon combiné à 500 qui passe pas à cause de ce FDP de Wague, je sais où sa famille habite, je vais tous les monter un par un j’ai juré !!!!! »

- T’embête pas avec ça, m’man. C’est juste un couillon qui a perdu un pari sportif. J’en reçois plein en messages privés. Il a juste besoin de se défouler, ça n’ira pas plus loin. 

-Mais il ne peut pas parler de toi comme ça, je vais me créer un compte Twitter et lui répondre, annonça-t-elle.

- Maman, on a déjà eu une discussion là-dessus. Si tu veux m’aider, continue à m’envoyer sur WhatsApp des citations bien philosophiques avec en fond des images de fleurs, de plages et de petits chats. Ça va aller, tu verras !

Après deux belles saisons, je fus transféré à l’AS Monaco. Ma famille débordait de fierté, mais un choix difficile menaçait de nous diviser. Je reçus la même semaine une pré-convocation de la Fédération française de football pour disputer les matchs de qualification à la Coupe du Monde et une autre de la Fédération sénégalaise. Les nouvelles vont vite par chez nous et mon oncle Mahdy appelait de Dakar : 

- Rooaaaaaaar, cracha-t-il 

- Tonton, tu tousses ou bien ? 

- Ohhh Ladjy ! Ladjy Wague ! Je t’ai accueilli comme tu seras accueilli au pays ! Comme un lion de la Terranga ! Roaaaaaaar ! 

- C’est gentil tonton, mais tu sais, j’ai pas donné ma réponse encore. 

- Comment ça ? Passe-moi le numéro du président de la fédération, je vais lui donner ta réponse même ! proposa-t-il.

- Tonton, faut pas que tu le prennes mal mais… j’ai grandi ici, j’ai été éduqué ici, formé ici, j’ai porté le maillot de l’équipe de France dans toutes les catégories jeunes. Je me vois pas jouer pour un autre pays…  

- Comment ça, un autre pays ? Mais le Sénégal, c’est ton pays ! Tu crois que tu es accepté ? Tu n’as pas entendu ce que disait Samuel Eto’o fils ? Et quand tu as joué et qu’ils ont fait les cris de singe ?  Ouh ouh ouh ! Tu étais français, tu penses ? Et quand ils disent que c’est la faute des Noirs quand l’équipe perd, tu es français, tu penses ? Allez, arrête tes bêtises, viens jouer pour le Sénégal, on battra la France comme la fessée qu’on leur a mis en 2002 !

De rage, j’avais écourté l’appel. Mes parents étaient venus me trouver et ma mère avait planté ses yeux dans les miens : 

- Ladjy, promets-moi juste une chose.

- Quoi m’man ?

- Quand tu gagneras la Coupe du monde avec la France, je veux voir le drapeau du Sénégal à la télé.

Le chemin menant à la finale de la Coupe du monde n’avait pas été une partie de plaisir. Le tableau était difficile et il m’avait fallu ignorer la vingtaine de messages quotidiens de mon oncle qui se délectait des polémiques des plateaux télé, avec des éditorialistes qui analysaient le mouvement de mes lèvres pour vérifier que j’avais bien chanté La Marseillaise. 

Mais au bout du chemin, je savais que je trouverais ce moment. Au stade Bernabéu, à la 91e minute face au Brésil, avec un score de parité. Un coup franc pour décider du vainqueur. Un coup franc pour permettre à ma mère de prendre le café avec le président de la République. En posant le ballon à 30 mètres des buts, je savais très précisément où il irait mourir. Là où tout a commencé. Là où la physique quantique dicte sa loi. Là où nous sommes tous égaux. Dans la lucarne enchantée. 

Cette nouvelle a initialement été publiée dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.



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