L'élection présidentielle par Pascal Perrineau : retrait civique et protestations sociales

L'élection présidentielle par Pascal Perrineau : retrait civique et protestations sociales

Politologue et ancien directeur du Cevipof, Pascal Perrineau tire les grands enseignements de ce scrutin qui offre un paysage politique dévasté où les deux héritiers des grandes forces politiques traditionnelles, le Parti socialiste et Les Républicains, ont été mis hors-jeu.

Par Pascal Perrineau

La fatigue civique est à l’œuvre depuis de longues années et au cours de la dernière décennie, des records d’abstention ont été atteints dans les diverses élections, qu’elles soient locales ou nationales. Avec presque 13 millions d’électeurs abstentionnistes (26,3 % des inscrits), le premier tour de l’élection présidentielle s’inscrit dans cette tendance, puisque seul le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 avait dépassé ce niveau avec 28,4 % d’abstentionnistes. Si l’on ajoute les votes blancs et les votes nuls, ce sont plus de 13 600 000 électeurs (27,9 %) qui ne se sont pas retrouvés dans les 12 candidats soumis, le 10 avril dernier, au vote des Français. Cette pulsion abstentionniste s’est amplifiée au second tour avec 13 656 109 abstentionnistes (28,01 % des inscrits) et plus de trois millions de bulletins blancs et nuls (8,6 % des votants). 

Cette grève civique touche avant tout les jeunes, les personnes faiblement diplômées et les citoyens confrontés à des problèmes économiques : au premier tour, 41 % des 18-24 ans, 36 % des électeurs sans diplôme ou avec un CEP ou un BEPC, 37 % des chômeurs et 36 % des gens relevant de la catégorie des pauvres (moins de 900 euros de revenu mensuel par personne au foyer) se sont abstenus [1]. Le faible intérêt pour une campagne électorale sans relief, les effets d’un Covid-19 encore présent, la difficulté à admettre au soir du premier tour l’élimination de son « champion », le malaise persistant par rapport à l’offre politique ainsi que la remise en cause, dans certains milieux, de la centralité de l’acte de vote ont beaucoup contribué à l’atonie civique des électeurs. En revanche, aucun camp politique n’en a particulièrement pâti.

Décomposition du système des forces politiques

Les questions sociales ont été prédominantes dans ce scrutin puisque 71 % des personnes interrogées ont considéré la santé comme enjeu déterminant, 68 % retenant le relèvement des salaires et du pouvoir d’achat. La question de la santé a traversé tous les électorats de la même manière. Celle du pouvoir d’achat a avant tout préoccupé les électorats de gauche et celui de Marine Le Pen. Au-delà de la santé, l’électorat Macron est surtout préoccupé par les enjeux de l’éducation, de la lutte contre le terrorisme et de la guerre en Ukraine. Enfin, en ce qui concerne les critères de choix, ce sont les projets et programmes du candidat qui l’emportent partout, sauf pour les électeurs d’Emmanuel Macron, qui privilégient la personnalité du candidat. Les trois candidats arrivés en tête voient également leur « capacité à être présent au second tour » privilégiée dans le vote. Le « vote utile » a été décisif pour Emmanuel Macron vis-à-vis des électeurs de la droite modérée, pour Marine Le Pen vis-à-vis de ceux de la droite dure, pour Jean-Luc Mélenchon vis-à-vis des électeurs socialistes et écologistes.

“En une décennie, le paysage politique a été bouleversé pour donner lieu à un espace tripolaire.”

Cet étonnant mouvement de captation par les extrêmes du « vote utile » a accéléré la décomposition du système des forces politiques [2]. La réélection relativement facile du président-candidat n’efface pas ce processus de délitement et peut même contribuer à l’accélérer. Commencée en 2017, la disruption politique a poursuivi son œuvre en 2022 et offre un paysage politique dévasté où les héritiers des deux grandes forces (PS et LR) qui ont structuré la vie politique sous la Ve République représentent aujourd’hui moins de 7 % des voix. En revanche, les forces protestataires en tous genres capitalisent plus de 58 % des suffrages exprimés [3]. Il y a 10 ans, en 2012, c’était le cas des représentants du PS et de l’UMP (devenue LR), qui rassemblaient environ 56 % des suffrages (55,8 % pour François Hollande et Nicolas Sarkozy). 

En une décennie, le paysage politique a été bouleversé pour donner lieu à un espace tripolaire où un « extrême centre », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron, est enserré entre deux puissants blocs extrêmes (32,3 % pour l’ensemble de droite extrême constitué par Marine Le Pen, Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan ; 23,3 % pour l’ensemble de gauche extrême formé par Jean-Luc Mélenchon et les deux candidats trotskystes). 

Un clivage social et territorial

Le second tour, contrairement à ce qui s’était passé en 2017, n’a pas vraiment calmé la fièvre radicale : 13 297 760 électeurs ont choisi un bulletin en faveur de Marine Le Pen (41,46 % des suffrages exprimés contre 33,90 % cinq ans plus tôt), plus de trois millions un bulletin blanc ou nul. Ce second tour a confirmé les fractures sociales et territoriales qui donnent son âpreté au conflit politique. Si 75 % des personnes âgées de plus de 65 ans ont voté en faveur d’Emmanuel Macron, 59 % des 25-34 ans ont choisi Marine Le Pen. Et si 71 % des cadres et professions intellectuelles supérieures ont voté Emmanuel Macron, 68 % des ouvriers ont préféré Marine Le Pen. 

Cette démographie et cette sociologie du vote débouchent aujourd’hui sur deux France électorales opposées : 70 % de l’électorat de Marine Le Pen sont constitués d’actifs, 50 % seulement de celui d’Emmanuel Macron. D’autre part, les territoires de la macronie sont souvent privilégiés : le président candidat dépasse les 80 % à Paris, Nantes, Rennes et Bordeaux, Marine Le Pen réunit plus de 60 % à Calais, Marignane ou Hénin-Beaumont. Les beaux quartiers et les territoires en difficulté connaissent des destins électoraux de plus en plus divergents. Un signal de cette divergence est le fait que Marine Le Pen obtient la majorité dans 18 156 communes alors que le président-candidat ne connaît une telle situation que dans 16 922 communes. Une majorité de petites communes rurales ou « rurbaines », ayant souvent le sentiment d’être abandonnées, ont voté en faveur de la candidate du Rassemblement national, qui s’est érigée en porte-voix de cette France invisible et émiettée.

“Il ne s’agit pas d’un combat entre « l’extrême centre » et « l’extrême droite », mais d’un conflit entre une France optimiste et une France pessimiste, une France ouverte et une France du recentrage national.”

Cette « extrêmisation » de la scène politique laisse présager des lendemains difficiles et doit être comparée à la fièvre qui s’était emparée de la France lors du mouvement des « gilets jaunes» [4]. Ce qui s’était passé sur le terrain social s’est déplacé dans les urnes et nous laisse découvrir une France inquiète et agitée [5]. Le caractère délétère de cette protestation politique est qu’elle recouvre un clivage social et territorial. Le cœur des électeurs d’Emmanuel Macron est plus âgé (39 % des 65 ans et plus ont voté pour le président-candidat, seuls 18 % ont fait de même pour Marine Le Pen), peu populaire (18 % des catégories ouvrières et employées ont choisi Emmanuel Macron, 34 % Marine Le Pen), aisé (43 % des personnes disposant d’un revenu de plus de 2 500 euros ont voté Emmanuel Macron, 12 % seulement Marine Le Pen), diplômé (36 % des diplômés du supérieur ont choisi Macron, 11 % Le Pen) et vit dans les grandes métropoles ouvertes sur l’Europe et le monde, mais pas forcément sur leur hinterland régional. La France de Marine Le Pen est sensiblement plus jeune, plus active, plus populaire, plus modeste et vit dans des territoires plus périphériques.

Au fond, 50 ans après la victoire de François Mitterrand, en 1981, où un bloc populaire de gauche l’avait emporté sur un bloc élitiste de droite, on a l’impression qu’un bloc populaire à la recherche d’une protection nationale affronte un bloc plus élitiste voué à l’insertion de la France dans le monde global [6]. Un tremblement de terre social a généré de nouveaux acteurs politiques dont les références de droite et de gauche sont obscurcies ou, au mieux, mélangées. Il ne s’agit pas d’un combat entre « l’extrême centre » et « l’extrême droite », mais d’un conflit entre une France optimiste et une France pessimiste, une France ouverte et une France du recentrage national [7]. Le défi principal pour les cinq ans qui viennent est que ces deux France se parlent, s’écoutent, s’entendent et que la première soit attentive aux demandes et aux inquiétudes de la seconde. 


{1} Sondage « Jour du vote » IFOP pour TF1, LCI, Paris Match et Sud Radio, réalisé le 10 avril auprès d’un échantillon de 3 784 personnes inscrites sur les listes électorales et interrogées en ligne.

{2} « Comprendre le vote au second tour de l’élection présidentielle », sondage « Jour du vote » Elabe pour BFM TV, RMC, L’Express et SFR réalisé le 24 avril 2022 auprès de 1 900 électeurs inscrits sur les listes électorales. 

{3} « La décomposition du système des forces politiques s’accélère », Gérard Grunberg, Telos, 19 avril 2022.

{4} Selon le sondage « Jour du vote » Elabe, 73 % des électeurs « gilets jaunes » ou qui les soutiennent ont voté le 24 avril pour Marine Le Pen ; 78 % de ceux qui ne le sont pas et n’ont jamais soutenu le mouvement ont choisi Emmanuel Macron. 

{5} Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée, Jérôme Sainte-Marie, Les Éditions du Cerf, 2021. 

{6} Le bloc électoral macronien n’est pas uniquement « élitiste » : 19 % de son électorat est constitué de couches populaires (41 % dans l’électorat lepéniste) ; 50 % est inactif (30 % dans l’électorat de Marine Le Pen) ; 28 % est constitué d’électeurs issus des couches supérieures (23 % dans l’électorat lepéniste). 

{7} « La logique des clivages politiques », Pascal Perrineau, p. 289-300 dans France : les révolutions invisibles, Daniel Cohen et al., Calmann-Lévy, 1998.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.

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