Fiction - Le deuxième enterrement de Madeleine

Fiction - Le deuxième enterrement de Madeleine

L’histoire du roman Les Aquatiques, d’Osvalde Lewat, se déroule au Zambuena, pays fictif d’Afrique subsaharienne. Vingt ans après la mort de sa mère, Katmé Abbia, enseignante, apprend que la tombe doit être déplacée. Son mari, Tashun, préfet de la capitale, voit dans ce nouvel enterrement l’occasion providentielle de réparer les erreurs du passé et surtout, de donner un coup d’accélérateur à sa carrière politique. Ses ambitions entrent alors en collision avec la vie de sa femme, qui sera bientôt confrontée à un terrible choix. Le dialogue entre les deux époux illustre la tartufferie sociale qu’est leur vie, la sujétion de l’épouse, la domination du mari ; et enfin, le rapport ambigu qu’entretient le mari au passé colonial du pays. Extrait.

Par Oswalde Lewat (promo 2009)

Osvalde Lewat, l’auteure de “Les Aquatiques” (Crédits : Philippe Matsas).

Axelle et Alix firent semblant de soulever leur père ; il s’étala volontiers dans un éclat de rire sur le sol marbré. Ensemble, ils gravirent l’escalier en colimaçon menant aux chambres. Je les suivis des yeux. Nous avions achevé de dîner toutes les trois à la cuisine avant le retour de Tashun. Je mettais à nouveau la table pour lui, dans la salle à manger officielle. J’aimais dîner à la cuisine avec les filles quand il était absent. « Tu les habitues à manger au milieu des réchauds, des casseroles, je n’aime pas ça. »  Je préférais le cadre intime de la cuisine rustique, le mobilier en bois brut, pièces dégrossies d’un palissandre, qui offrait en hardiesse visuelle ce qu’elle marchandait de confort, à l’immense salle à manger conçue pendant la colonisation et destinée à accueillir les réceptions du gouverneur général. Un espace si grand, si solennel, si propre, si beige, au bon goût si affiché, revisité par un architecte d’intérieur venu d’Europe généreusement payé par le ministère de l’Habitat lorsqu’il fut acquis que le bâtiment colonial deviendrait la résidence du préfet de la capitale.

La résidence comptait une dizaine d’employés, dont deux cuisiniers ; pourtant, Tashun exigeait que je prépare et lui serve son repas. « La qualité du repas du maître de maison ne doit pas varier en fonction de l’humeur du personnel. » Jamais je ne me serais doutée, lorsqu’on s’était connus, moi en formation à l’école des enseignants et lui en dernière année à l’école des administrateurs civils, qu’un jour il m’exposerait très sérieusement sa vision de la vraie femme.  

« C’est prêt ? » Il se tenait dans l’encadrement de la porte.

« Donne-moi une minute. »

Je posai le folon sauté aux crevettes et le plantain mûr sur la table.

Pieds nus, chemise à moitié déboutonnée, il avait tombé la veste, enlevé la cravate. Je n’osais imaginer où je les retrouverais, l’endroit où il faudrait les ramasser. 

Il s’assit, avala goulûment la première bouchée de folon. 

« C’est tiède, Kat.

– Attends, je vais chauffer un peu plus. 

– Laisse tomber, ça va aller. »

Il attendait que j’insiste. J’insistai.

Je remis les casseroles au feu. Les légumes se mirent à crépiter, un fumet s’éleva. Tashun mangeait son repas très chaud. Le repas était presque brûlant quand je le déposai à nouveau devant lui. Il ôta le couvercle de l’assiette, et comme s’il découvrait le repas. « Ne devais-tu pas préparer le topsi banana aujourd’hui ? ». 

« Après la préfecture, je suis allée chez Samuel voir la préparation de l’expo. J’avais pas le temps de faire le topsi banana. » 

En dehors des jours où il recevait, Tashun se tenait à une liste très précise de plats qu’il mangeait. Le matin en guise de petit déjeuner, il se nourrissait des restes de la veille. « Pas de pain, de café ou de thé, comme les blancs, mais un solide repas qui tient au corps pour la journée. » Cuisiner pour lui me prenait deux à trois heures par jour. Dieu merci, Bambili, la bonne qui s’occupait des jumelles, m’aidait parfois, comme aujourd’hui. 

« C’est quand le vernissage déjà ? 

– Début mars. Balbine l’a noté dans ton agenda. Je te préviens, c’est un peu politique ce qu’il prépare.  

– Ce ne sera pas la première fois.  

– C’est vrai, reconnus-je, en me disant que je mentais sans vraiment mentir. Samy était allé beaucoup plus loin cette fois, Tashun aurait le temps de le découvrir. 

– On est en démocratie, c’est bien que des gens comme lui expriment une opinion différente. Avec tout ce qu’on a déjà, on ne va pas encore lui en acheter, hein ?  

– On ne va rien lui acheter !?

– Si, je suppose que si… Mais enfin, nous sommes les plus gros collectionneurs des œuvres de Samuel Pankeu. Si c’est bien, il en vendra à d’autres… Il ne peut pas nous avoir comme principal et exclusif client.  

– Enfin, il n’a pas que nous comme client ! Qu’est-ce que tu racontes ?  

– Oui, bon… Ça reste à prouver. Je ne suis pas complètement stupide. » 

Tashun parlait, enfournait les bouchées, mâchait, avalait comme s’il craignait qu’on lui arrache le plat. En vivant avec lui, j’avais noté que sa propension à dévorer, ingérer, se repaître avec célérité, s’étendait au-delà du registre alimentaire. 

Entre deux bouchées, il voulut savoir si j’avais réfléchi à sa proposition du matin. « Oui, Tashun. C’est non. »

Il reposa sur la nappe, le couteau d’abord, la fourchette ensuite. Se redressa sur son séant, avança légèrement son torse vers moi, planta son regard dans le mien. « Katmé, l’enterrement d’une mère, fût-elle sous terre depuis 20 ans, lorsqu’on est l’épouse du préfet de la capitale, de surcroît futur membre du comité central, ne peut pas être un détail de ton emploi du temps. » Sa voix trahissait une irritation mal contenue. « Ce nouvel enterrement de ta mère, ma belle-mère au cas où tu l’oublierais, nous arrive comme un signe. Ne me dis pas que tu ne t’en rends pas compte ! ».

Transformer le changement de tombe de Madeleine en foire du parti. Un nouvel enterrement avec honneur et dignité, avait-il fanfaronné en me remettant le courrier annonçant que la tombe de Madeleine, située sur le tracé de l’autoroute qui relierait bientôt le Haut-Fènn à Akriba, devait être déplacée de toute urgence sous peine d’être rasée. Honneur, dignité… Si on ajoutait paix, on avait la devise du Zambuena. Grotesque. Totalement grotesque. Ailleurs, on luttait pour faire reculer la mort, ici on passait sa vie à la préparer. Célébrer les morts s’avérait plus impératif que prendre soin des vivants. À l’aune du gaspillage consenti on était respecté, admiré ou méprisé. On travaillait, économisait dur pour construire au village une maison qui en impose, en prévision des deuils à venir. Après la mort de Madeleine, j’avais revu mon père deux fois. La première, à l’enterrement de ma grand-mère. La mère de mon père, qui avait vécu toute sa vie dans la dèche, eut droit à un enterrement venez voir, un faste tais-toi. Rainures du cercueil dorées à l’or fin, mausolée en marbre noir du Zimbabwe, champagne, vins, bières, débauche de nourriture, pleureuses recherchées, groupes de danses traditionnelles de renom, invités connus et reconnus. Tout le monde félicita mon père. Ce jour-là, ce que j’avais confusément perçu à l’enterrement de Madeleine s’éclaira dans mon esprit. Un enterrement pouvait être un succès ou un échec. Celui de Madeleine, malgré la présence de mon père, le riche homme d’affaires Innocent Patong, avait été un échec sur toute la ligne. 

Tashun avait terminé le folon, il savourait le sorbet au corossol.

« Tu ne peux pas expédier l’enterrement de ta mère de cette façon. C’est comme si tu fuyais quelque chose. 

– C’est plutôt toi qui cours après quelque chose, non ? »

Il darda sur moi un regard sauvage. « Évite de faire de l’esprit, tu veux ? C’est pas en étant spirituelle qu’on fait bouillir la marmite. 

– La marmite, tu as décidé de la faire bouillir tout seul, je te rappelle ! 

– Merde alors ! On va pas sans arrêt revenir là-dessus. À ta place, certaines brûleraient des cierges d’action de grâce d’être la femme du préfet d’Akriba. » 

Je me sentis hydrocéphale. La tête remplie de suie sombre, gélatineuse. Je n’étais jamais retournée sur la tombe de Madeleine. N’y avais jamais apporté son repas préféré, de l’huile de palme, du sel ou une cruche de vin de raphia. Madeleine, pour autant que je m’en souvienne, préférait le vin rouge. Mais enfin, le vin de raphia, c’est ce que l’on déposait sur la tombe des morts dans le Haut-Fènn. Je n’osais imaginer l’état de sa tombe ; ce que penseraient de moi les gens, les amis, s’ils étaient au courant de cette histoire de tombe jamais visitée, jamais nourrie, jamais nettoyée ; que ne diraient-ils pas en découvrant la disproportion entre le désintérêt pour la tombe de Madeleine – et donc pour la défunte elle-même, concluraient-ils à juste titre – et une fête indécente pour son deuxième enterrement ? Personne ne comprendrait. À raison ! Moi-même, je ne comprendrais pas. Tashun demandait de considérer sous un autre angle, un jour nouveau, une perspective différente. Rarement il menaçait mais ça pouvait arriver ; et moi, je m’offusquais, résistais et bien souvent à la fin, m’inclinais. Ainsi en était-il de nos relations depuis notre mariage. Ainsi en avait-il été de ma mise en disponibilité de l’Éducation nationale pour jouer à plein temps les Madame Préfète. Si je cédais cette fois encore, je ne serais pas différente de mon père qui avait utilisé la mort de sa mère comme faire-valoir. Non et non, plus j’y songeais, plus en moi quelque chose se raidissait. 

« Tonton Ambroise trouve excellente l’idée d’offrir un enterrement statement à ta mère. 

– Tu as parlé de l’enterrement de Madeleine à Tonton Ambroise ? dis-je d’une voix atone. Quand ? Le courrier est arrivé ce matin. 

– Je le vois tous les jours, Kat. Je suis passé le saluer au siège du parti avant de rentrer. Je n’allais pas lui cacher ça ! Il a demandé que tu l’appelles. Fais-le demain, ne perds pas de temps. Djama et lui t’invitent à déjeuner chez eux la semaine prochaine. Il veut nous aider, tu sais comment il est. Djama se rendra disponible pour toi. Tu auras besoin d’elle. » 

Contre Tashun, je pouvais résister. Contre Tonton Ambroise, le parrain tout-puissant, protecteur de mon mari, il ne fallait pas y songer. Nous le savions tous deux. Amateur de chasse au gibier sauvage, le père de Tashun avait transmis sa passion à son fils. Du temps de la prospérité familiale, avant la relégation sociale, quand le père était encore un ministre envié et respecté du gouvernement, il prenait des congés pendant les vacances scolaires pour apprendre à ses fils, Tashun et son frère Henri, à chasser. Il leur avait appris à manier les fusils, à mener des battues, à dénicher biches, sangliers, pangolins, porcs-épics, lièvres, serpents, et même parfois crocodiles. Il arrivait qu’ils passent la nuit dans la brousse à pister le gibier. Tashun racontait, avec nostalgie, les parties de chasse mémorables qu’ils eurent avec leur père. Henri, le frère, en était devenu végétarien et présidait une association de protection de coléoptères avant d’être embauché par le World Wild Fund et de s’envoler avec sa femme pour le Kenya puis la France où il vivait actuellement. Tashun, lui, en avait gardé le goût des métaphores guerrières et l’instinct du moment opportun ; ni trop tôt, ni trop tard, autrement on rate son coup et on rentre bredouille. Si Tonton Ambroise se mêlait de l’enterrement de Madeleine, la question était réglée. En brandissant l’invitation à déjeuner, en évoquant Djama sa femme, la présidente du Caz, le Club sélect des amies du Zambuena, Tashun n’avait pas dégainé un fusil à double canon, le banal fusil de chasse ; il avait dégainé un fusil à barillet. Un six coups. Toute riposte, à moins de choisir un hara-kiri social et conjugal, était impossible. Moi j’entendais vivre. Je méprisais à la fois ceux qui se suicidaient et ceux qui mouraient trop tôt comme Madeleine. La vie d’abord, le plus longtemps possible. Tashun avait flairé que cette fois la partie serait difficile à remporter, il avait sorti un joker. 

L’effet de surprise passé, j’envisageai de me mettre en colère. Pour la forme. J’y renonçai. Au fond, je n’avais jamais sérieusement cru l’emporter contre Tashun, au moins je ne bataillerais pas inutilement. Tonton Ambroise m’aidait à sauver la face. Je déjeunerais chez eux et prendrais mes ordres. Je ne me faisais aucune illusion, Tonton Ambroise ne suggérait pas, il ne proposait pas. Il ordonnait. Mon mari tenait moins de son géniteur, ce père bon vivant et conciliant mort peu après notre mariage, que de cet oncle éloigné, parrain revenu opportunément vers son filleul après qu’il eut aidé le parti du président à reprendre à l’opposition la mairie de la ville de province où il officiait comme préfet adjoint. Son parrain, père de huit filles, s’était depuis lors installé dans notre vie et voyait à l’évidence en Tashun le fils que ne lui avait pas accordé la destinée. Cassant sous des dehors affables, rusé, chauve, ventripotent, ami d’enfance et proche parmi les proches du président de la République, secrétaire général du parti, Tonton Ambroise représentait le deus ex machina, le sésame pour ceux qui aspiraient à gravir quelque échelon majeur du pays. Chaque fois que je le rencontrais, je ne pouvais m’empêcher de frémir à l’idée que Tashun, qui singeait son mentor – il en avait adopté le chapeau de feutre poil, les tics de langage, une partie de la gestuelle – en devienne bientôt la caricature. D’ailleurs, comme lui, Tashun n’était pas grand et perdait ses cheveux. Depuis qu’il était préfet, il avait pris du ventre et s’était mis à grisonner légèrement sur les tempes. Trente-quatre ans, le visage rond, presque poupin, le regard prématurément vieilli, mon mari avait l’air d’un jeune homme ayant commis une effraction physique dans le monde des seniors. 

Une sensation familière au fond de mon slip m’alerta. Lorsque Tashun me tannait, m’asticotait au point que, lasse d’argumenter, je plie et dise les mots de ma capitulation ; mon corps, lui, très souvent, refusait d’abdiquer. C’est de mon bas-ventre contracté, de ma culotte poisseuse que s’élevait la vaine clameur de protestation. Un enterrement statement pour Madeleine, par simple calcul. De quoi m’étonnais-je ? Je sentis la coulée fine, visqueuse descendre le long de ma jambe. Je quittai la table, me ruai à la salle de bains. L’entrée de Tonton Ambroise dans notre vie avait libéré de sa chrysalide un Tashun nouveau. Pas si nouveau que ça en réalité. Je revis l’incrédulité dessinée sur le visage glabre de Samy le jour où je lui avais annoncé que je me mariais. « Tu vas l’épouser ? Lui !? C’est une blague ? Arrête avec tes bêtises de catho, on n’épouse pas quelqu’un simplement parce qu’on “l’a fait avec lui”. »

 Après l’accouchement des filles aux forceps, le médecin avait déclaré que je n’aurais plus d’enfants. Pas de garçon, donc, pour Tashun qui disait en avoir pris son parti et ne prêtait pas le flanc aux propositions qui lui étaient faites de se trouver un héritier à côté. « C’est Dieu qui donne les enfants, répondait-il invariablement, il a décidé que nous aurions deux filles, alors nous aurons deux filles. » Sans doute utilisait-il un préservatif avec les autres. Je ne faisais donc pas attention au calendrier ; mais, quelque part, dans un coin de ma tête, je savais que le fluide rougeâtre qui tachait mon slip et formait à présent une petite flaque sur le carrelage moucheté de la salle de bains arrivait une dizaine de jours trop tôt. Je plongeai la main dans le panier où je rangeais mes serviettes hygiéniques. 

Demain, je téléphonerai à Tonton Ambroise.


Bio express

“Les Aquatiques”, d’Osvalde Lewat, éditions Les Escales.

Osvalde Lewat, est une photographe, documentariste et écrivaine franco-camerounaise. Née à Garoua, au Cameroun, elle fait ses études à Sciences Po Paris et à l'École supérieure des sciences et techniques de l'information et de communication de Yaoundé (ESSTIC) avant de se lancer dans le documentaire dans les années 2000.

En 2021, elle signe son premier roman Les Aquatiques aux éditions Les Escales, et remporte le Grand Prix panafricain de la littérature. Elle prépare actuellement son prochain roman et un film pour Arte sur la branche armée de l’ANC créée par Nelson Mandela.


Cette fiction a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.

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