"Vu d'Estonie, ce qui se joue en Ukraine n'est pas seulement vital pour notre sécurité, mais pour tout le continent"

"Vu d'Estonie, ce qui se joue en Ukraine n'est pas seulement vital pour notre sécurité, mais pour tout le continent"

En Estonie, les dernières élections législatives se sont tenues le 5 mars 2023 dans un contexte profondément marqué par la guerre en Ukraine. La Première ministre Kaja Kallas et sa nouvelle coalition devront maintenant répondre à de nombreux enjeux. Comment la guerre a-t-elle influencé le scrutin ? Quelle est la place de la communauté russophone dans le pays ? L’Estonie craint-elle une invasion de son territoire ? Nommé ambassadeur d’Estonie en France en 2021, Lembit Uibo a accepté de s’entretenir avec la rédaction d’Émile pour décrypter les défis auxquels l’Estonie est aujourd’hui confrontée.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Anna Riolacci

L’ambassadeur estonien en France Lembit Uibo (Crédits: ambassade d’Estonie en France)

Les élections législatives estoniennes du 5 mars se sont déroulées dans un contexte inédit, celui de la guerre en Ukraine. Pouvez-vous nous en dire plus sur le positionnement de l’Estonie vis-à-vis de ce conflit ? Comment l’Estonie soutient-elle l’Ukraine ?

Le Parti de la réforme (ER), libéral, dirigé par la Première ministre sortante Kaja Kallas, est sorti largement victorieux des élections du 5 mars. Kaja Kallas a été, depuis le début de guerre le 24 février 2022, une des voix européennes les plus fortes en soutien de l'Ukraine. Grâce à son activisme, elle a acquis sur la scène européenne, voire mondiale, une stature et une autorité sans précédent. Le soutien de la population – exprimé par le plus grand nombre de votes jamais attribué à une seule candidate – est également un signe très fort du soutien à l’Ukraine.

Vu d'Estonie, ce qui se joue en Ukraine n'est pas seulement vital pour notre sécurité, mais pour tout le continent et l’ordre mondial. L’Europe doit continuer à défendre un ordre international basé sur les règles inscrites dans la Charte des Nations unies, dont une des conditions fondamentales est l’illégalité de l’agression. Si l’Europe et ses alliés échouent aujourd'hui à défendre ses valeurs, le continent connaîtra une régression importante et nous irons face à un avenir très difficile.

L’Estonie est le plus grand contributeur d’aide à l’Ukraine en termes de pourcentage du PIB, mais je crois que nous devons encore faire davantage. Nous sommes toujours à la recherche de solutions pour sortir de ce conflit, ce qui veut dire rétablir l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine ainsi que contribuer à sa reconstruction.

Pour arriver à cela, nous nous concentrons sur trois domaines principaux. Premièrement, augmenter le coût de cette agression pour le régime russe — par le biais de sanctions et d’un isolement politique, pour que la Russie elle-même se rende compte que la voie qu’elle emprunte est une impasse. Ici, le plafonnement des prix du pétrole est un élément clé, car les revenus du pétrole et du gaz servent directement à financer cette guerre meurtrière. Nous fournissons de l’aide humanitaire, économique et militaire à l’Ukraine. Troisième volet, le soutien politique à l’Ukraine pour qu’elle puisse suivre son chemin d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. Ce dernier n’est pas un chemin aisé, mais je crois que c’est à nous de faire comprendre au peuple ukrainien que, aussi difficile que cela puisse être, les deux portes sont ouvertes. Un autre élément très important pour nous c’est la lutte contre l’impunité, nous soutenons donc la création d’un tribunal spécial auprès des Nations unies pour empêcher l’impunité des auteurs des crimes les plus graves, y compris pour les chefs d’États et des gouvernements.

Quelle place la guerre en Ukraine a-t-elle pris dans le débat politique et pensez-vous que ce sujet a été déterminant pour le vote des Estoniens ?

La guerre en Ukraine ainsi que les enjeux sécuritaires pour l’Estonie plus globalement occupent une place très importante dans le débat politique. Par exemple, le Parti de la Réforme a promis de porter les dépenses militaires à au moins 3 % du PIB lors de la campagne électorale. Le Parti de la Réforme est sorti largement victorieux de ces élections, ce qui montre clairement que les questions sécuritaires étaient au centre des dernières élections.

« Kaja Kallas a été, depuis le début de guerre, une des voix européennes les plus fortes en soutien de l’Ukraine. »

La guerre en Ukraine a-t-elle pris le pas sur d’autres enjeux domestiques ?

Je crois que la guerre en Ukraine et la situation sécuritaire actuelle influencent indirectement tous les autres enjeux domestiques en Estonie. Par exemple l’énergie, l’éducation et l’économie plus globalement. La guerre en Ukraine a obligé notre gouvernement (avant les élections) à faire passer des mesures plus rapidement. Nous avons, par exemple, pris la décision au niveau gouvernemental de ne plus acheter du gaz russe, ce qui nous a obligé à prévoir d’intégrer le gaz naturel liquéfié dans notre mix énergétique. Mais comme a dit notre Première ministre Kaja Kallas dans un entretien précèdent « Le gaz coute cher, mais la liberté n’a pas de prix ».

Un autre exemple pertinent de ce type d'influence indirecte est l’éducation, avec notamment la transition vers l'enseignement en langue estonienne. Ce dernier était prévu depuis 30 ans car c’est bien connu que l'enseignement en estonien aide les enfants et les jeunes à intégrer l'espace culturel et les valeurs de l'Estonie, afin qu'ils ne perdent pas leur identité, mais élargissent leurs options. Un espace éducatif unifié offre à tous les enfants, et à tous les jeunes indépendamment de leur origine, les mêmes opportunités pour poursuivre leurs études et trouver un emploi à l'avenir. La situation sécuritaire n'était donc pas la raison pour ces décisions, mais elle a confirmé qu'une transition est nécessaire et qu’il faudrait avancer sans attendre.

L’enseignement est-il actuellement en langue russe ? 

La seule langue officielle d’enseignement en Estonie était toujours l’estonien. Néanmoins, avant la décision prise par le gouvernement en octobre 2022, les gouvernements locaux avaient la possibilité d’offrir l´enseignement dans une autre langue (jusqu’au collègue). Cette option était largement utilisée dans des régions majoritairement russophones. Au niveau du lycée, l’enseignement est uniquement en estonien (60% des cours).  Des exceptions sont possibles, mais les dérogations doivent être validé au niveau gouvernemental. La transition du système éducatif vers un enseignement total en estonien devrait d’être finalisé d’ici au début de l’année scolaire 2029/2030.

La Première ministre estonienne Kaja Kallas arrive pour un sommet de l'UE, au siège de l'UE à Bruxelles, le 23 mars 2023. (Credits: alexandros michailidis/Shutterstock)

La prise en compte du risque sécuritaire a-t-elle représenté un avantage électoral pour le parti de Kaja Kallas ?

Les élections étaient largement dominées par les questions sécuritaires et étant donné que, depuis le début de la crise en Ukraine, Kaja Kallas a fait un choix de porter un soutien politique, économique et militaire inconditionnel à Kiev, et un discours de résistance à l’égard de la Russie, ça a sans doute joué à son avantage. À travers des histoires très personnelles sur la déportation en Sibérie de sa mère, de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère par le régime soviétique à la fin des années 1940, la Première ministre a touché profondément le pays. 

Quels étaient les autres enjeux de ces élections législatives ? La montée de l’extrême-droite était-elle une menace prégnante ?

Les dernières élections législatives sont remarquables pour plusieurs raisons. Tout d’abord formation d'extrême droite EKRE est arrivée en deuxième position aux élections (avec 16,1 % des votes), même si c’est la Première ministre sortante qui a finalement remporté haut la main les élections. Lors de la campagne électorale, EKRE a plaidé contre les livraisons supplémentaires d'armes à Kiev, affirmant que l'Estonie ne devait pas nuire à ses relations avec Moscou et a aussi milité pour « la protection » des travailleurs estoniens contre l'afflux des réfugiés ukrainiens et d'autres migrants. Lors de la campagne électorale, le parti EKRE était équivoque vis-à-vis du soutien pour l’Ukraine, le parti a également critiqué le développement des forces armées estoniennes. Avec ce discours, EKRE a espéré gagner les élections mais, à la place de cela, il a perdu deux sièges au Parlement par rapport aux élections de 2019. Nous pouvons ainsi conclure que ces dernières élections en Estonie étaient aussi une victoire sur le discours populiste. 

Ensuite, il y a eu un record du nombre de votes effectués en ligne. C’est la première fois depuis 2005 - quand nous avons commencé avec le « e-voting » - que plus de gens ont préféré voter en ligne plutôt que de se rendre aux urnes. C’est un signe fort que la population a confiance dans ce système, que c’est sécurisé et apprécié par les citoyens.

Troisième point remarquable, c’est le haut taux de participation qui s’est élevé à 63,7 %. Je crois que la situation sécuritaire actuelle fait que les gens se sont mobilisés davantage. 

Enfin, il y a eu un nombre record de femmes élues au Parlement estonien. Ce sont désormais 30 femmes qui siègent à Riigikogu, un record pour l’Estonie, dont je suis très fier.

Même si la Première ministre sortante, Kaja Kallas, a été confortée par le résultat des élections, elle doit tout de même former une coalition pour gouverner. Est-ce une situation habituelle en Estonie ?

Dans le système électoral national, les Estoniens élisent les 101 membres de leur parlement (Riigikogu) unicaméral tous les quatre ans, c’est un système de représentation proportionnelle. La majorité de 51 députés (sur 101) est difficile à obtenir, alors nous avons traditionnellement des gouvernements de coalition. Ils négocient leurs priorités et les formalisent dans un contrat de coalition qui sert de base et de plan d’action pour le gouvernement.

À l'issue du scrutin, le Parti de la réforme a formé une coalition avec Eesti 200, un parti libéral qui fait sa première entrée au Parlement et qui a récolté 13,3 % des suffrages. Le troisième partenaire est le Parti social-démocrate qui a récolté 9,3 % des suffrages. Les négociations pour former la coalition se sont achevées le week-end dernier. 

« La France est pour nous un partenaire très important et joue un rôle clé pour la sécurité de notre région. »

Le conflit en Ukraine a-t-il renforcé les projets de collaboration régionale de l’Estonie ?

L’Estonie étant un petit pays, je crois qu’à l’échelle mondiale, nous dépendons des alliances beaucoup plus que les grands États. Notre collaboration avec les autres pays baltes ainsi qu’au sein de NB8 (les Pays Nordiques et Baltes autour de la Mer Baltique) est très importante pour nous. D’ailleurs, après l’adhésion de la Suède à l’OTAN, le NB8 sera constitué d’États également membres de l’Alliance. Ceci est un exemple qui montre que le président russe a fait une erreur stratégique majeure en déclenchant la guerre avec l’Ukraine. Aujourd’hui, Poutine est devenu le commercial le plus puissant pour l’OTAN.

L’Estonie essaie toujours d’avancer ensemble avec les autres pays de l’UE et de proposer des solutions innovantes. C’est lors du Conseil Européen de février que notre Première ministre a fait une proposition d’achat de munition en commun avec l’Europe pour l’Ukraine. Une proposition qui aidera à avancer vers l’autonomie stratégique de l’Europe. 

L’OTAN forme également une pierre angulaire de notre politique étrangère et de la défense. Lors du sommet de Madrid en été dernier, les Alliés étaient déterminés à déployer des forces robustes et prêtes au combat sur le flanc est de l'Alliance. La France est pour nous un partenaire très important et joue un rôle clé pour la sécurité de notre région : le contingent militaire français Lynx engagé en Estonie au titre de l’eFP (enhanced Forward Presence) de l’OTAN contient environ 300 soldats. La France contribue également régulièrement à la surveillance de l’espace aérien balte.

Quel est le poids politique de la communauté russophone estonienne et considérez-vous que son comportement électoral a changé depuis la guerre et lors de ces élections ? 

La communauté russophone d’Estonie représente environ 25% de notre population, mais ce n’est pas une communauté homogène. Nous n’avons pas de parti politique qui représente spécifiquement leurs intérêts ; ce qui montre très bien que les russophones d’Estonie font partie et sont globalement bien intégrés dans la vie politique estonienne. La communauté russophone n’est pas non plus homogène par rapport à son comportement électoral. Lors de ces dernières élections, nous avons vu que les préférences de régions majoritairement russophones n’étaient pas forcément les mêmes avec le reste du pays.     

Depuis de le début de la guerre, on observe une divergence dans l’opinion publique estonienne et russophone par rapport au soutien militaire pour l’Ukraine. Si je devais faire une estimation, je dirais qu’environ 20 % des russophones en Estonie sont des sympathisants des politiques menés par Poutine. Mais tous les russophones en Estonie ne soutiennent pas l’agression de la Russie ! Nous avons également observé depuis la guerre que, par exemple, le nombre de demandes de citoyenneté estonienne a considérablement augmenté.  

« J’ai remarqué un soutien formidable et infaillible à la population ukrainienne, car je crois que cette guerre nous la ressentons aussi comme la nôtre. »

Existe-t-il une angoisse sociale en Estonie, quant à la perspective d’une potentielle invasion russe ? 

La Russie est notre voisine depuis que notre État existe. Nous avons, depuis les années 2000, assisté à une évolution extrêmement préoccupante de Poutine lui-même, de son entourage et de la manière dont ils définissent le rôle que joue la Russie dans la sécurité internationale et européenne. Mais face à ces changements dans la politique intérieure et extérieure russe, que pouvons-nous faire ? Dans notre politique étrangère, nous devrons nous focaliser d’autant plus sur le travail au sein de l’OTAN et de l’UE et dans les organisations internationales pour créer des alliances durables avec les partenaires qui partagent nos valeurs. Nous mettons tout en œuvre ensemble avec nos partenaires pour que ces organisations soient plus fortes et plus efficaces. Nous devrons également trouver des moyens d’approcher les pays du Sud et les convaincre que l’action de la Russie est contraire aux principes de la Charte de Nations unies et du droit international.

Plus concrètement, cela fait déjà des années que nos dépenses militaires atteignaient 2,0 % du PIB (seuil demandé par l’OTAN). En 2022, nous avons consacré 2,3 % de notre PIB à notre budget de défense et maintenant l’objectif est plutôt d’arriver vers 3 % de PIB. Nous travaillons également avec nos alliés pour mieux mettre en œuvre les décisions prises lors du sommet de Madrid, notamment concernant le renforcement des groupements tactiques multinationaux, dont la taille passera du bataillon à la brigade. Nous travaillons également pour la création des éléments de défense renforçant notre sécurité, notamment défense sol-air.

En ce qui concerne la population estonienne, j’ai remarqué un soutien formidable et infaillible à la population ukrainienne, car je crois que cette guerre nous la ressentons aussi comme la nôtre. Nous avons reçu 60 000 refugiés, c’est-à-dire que 4 % de la population d’Estonie est maintenant d’origine ukrainienne. Je crois qu’il est aussi dans la nature estonienne d’être très fixé sur les objectifs à atteindre. Au lieu d’être angoissé, je vois des gens et des entreprises qui s’engagent pour soutenir l’Ukraine, il y a des initiatives formidables dans ce sens. Nous avons vu une augmentation de membres de Kaitseliit, organisation bénévole d’entraînement militaire. Je pense qu’il n’y a pas d’angoisse, mais plutôt une confiance des citoyens dans les institutions de leur pays.

Serey Chea : "Nous avons parié à fond sur les nouvelles technologies"

Serey Chea : "Nous avons parié à fond sur les nouvelles technologies"

Le droit à l’épreuve de l’évolution de la famille

Le droit à l’épreuve de l’évolution de la famille