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Comment l’industrie du livre résiste à la crise du papier

Au moment de l’émergence du livre numérique, voilà dix ans, les cassandres littéraires s’émouvaient déjà de l’éclipse à venir du format papier. Entre inflation massive, hausse des délais d’approvisionnement et rentrée littéraire restreinte, l’année qui vient de s’écouler a reconduit les avis de décès prématurés du livre papier. Mais qu’en est-il vraiment ? État des livres, état des lieux.

Par Camille Ibos

Une librairie du quartier de Saint-Germain des Près à Paris (Crédits : Vera Prokhorova/Shutterstock)

Fin août 2022. Comme chaque année, les voitures s’entassent sur l’A89, les écoliers sur leurs pupitres neufs, et les nouveaux romans sur les étagères des libraires. C’est la rentrée littéraire, ce tir groupé de centaines de titres. Les éditeurs y font d’un livre deux coups. Il s’agit à la fois de préparer Noël, et de se positionner pour les prix littéraires d’automne — Académie Française, Femina, Goncourt — qui, quelques semaines plus tard, boosteront les ventes.

Mais en cette rentrée 2022, le parfum du papier sent le roussi. Cela fait des mois que les éditeurs tirent la sonnette d’alarme : en un an, la pâte à papier a pris 50 %. Les délais d’approvisionnement ont doublé et les éditeurs indépendants peinent à suivre. Le Syndicat National de l’Édition, doté d’une Commission Environnement et Fabrication, dénonce des raisons plurielles à cette pénurie : il y a d’abord la hausse du coût de l’énergie, le bond de la demande après les confinements, mais aussi la grève du papetier finlandais UPM, leader de la production en Europe. Résultat, c’est la première fois en 20 ans que la rentrée littéraire comptera moins de 500 titres.

Recul catastrophique ? Condamnation à l’oubli de la rentrée littéraire, cette exception française ? Pour Fabrice Bakhouche (promo 96), directeur général délégué de Hachette Livre, il n’en est rien. « La baisse du nombre de titres est une tendance des dernières années qui n’est pas directement liée à la hausse des coûts du papier. Elle est plutôt, à la fois une prise de conscience des éditeurs et une demande des libraires ». Devant le nombre de titres, ceux-ci peinaient à trouver, non seulement de la place sur leurs étagères mais aussi du temps, pour lire et conseiller ensuite. Quant aux éditeurs, « en publiant moins, en 2020 et 2021, sous l’influence du Covid, ils se sont aperçus que l’impact sur leur chiffre d’affaires restait assez modeste, et que les efforts de marketing pouvaient gagner à être concentrés sur un nombre réduit de titres », ajoute-t-il. Non que la hausse des coûts et les pénuries n’aient eu d’effet pervers sur le monde de l’édition, qui a dû revoir en profondeur sa manière de travailler. « Je n’ai pas dû repousser de parution, mais les délais d’impression des romans graphiques sont passés d’un à deux mois. La commande de papier doit être arrêtée quatre mois avant parution, à l’heure où nous n’avons pas d’idée précise du tirage qu’il nous faudra. On navigue donc à vue, et à risque », confie Sophie Caillat (promo 99), fondatrice des Éditions du Faubourg, qui publie tant des romans que des bandes dessinées. Afin de « préserver sa santé et celle de sa maison », l’éditrice a d’ailleurs décidé de faire l’impasse sur cette rentrée. Ni Noël, ni Goncourt, de toute façon trusté par les géants de l’édition : elle reviendra en janvier, en espérant une détente.

Le numérique à la rescousse du papier

En somme, face aux périls des derniers mois, le marché du livre s’ébranle mais ne sombre pas. Une situation qui n’est pas sans rappeler le séisme du livre numérique, dix ans auparavant. C’est en 2012 que le Journal Officiel évoque pour la première fois ce terme nouveau : entre auto-édition, ouvrages tombés dans le domaine public et avancées technologiques, le marché du livre dématérialisé est en pleine expansion. On se demande alors si, tel l’ordinateur avec le Minitel ou Spotify avec le CD, l’e-book ne va pas détrôner son comparse de papier. En 2012, Diane Fonsegrive est responsable de la coordination numérique et du développement chez Actes Sud. « Quand le livre numérique a émergé, nous avons pu tirer des enseignements de secteurs, comme celui de la musique, qui avaient connu des problèmes économiques conséquents après la digitalisation », se souvient-elle. « Nous avons notamment beaucoup travaillé à la protection de nos textes contre le piratage. » Dix ans plus tard, le livre numérique représente 8 % du chiffre d’affaires de l’industrie, selon le ministère de la Culture. Et pour Diane Fonsegrive, « il n’y a pas eu de phénomène de cannibalisation. Les lecteurs ayant apprécié un livre numérique auront tendance à aller l’acheter en format papier. Certains ouvrages, comme les beaux livres d’art, rendent également ce format indispensable. Il y aura toujours des livres papier. » 

D’autant plus quand, en lieu et place de « cannibaliser » le papier, le numérique peut également le promouvoir, et dans des proportions extraordinaires. Car, en littérature comme dans la philosophie de Nietzsche, ce qui ne tue pas rend plus fort. Depuis quelques années déjà, les canaux numériques — au premier rang desquels les réseaux sociaux — font office de puissants prescripteurs littéraires. « Cette année, pour la première fois, nos deux bestsellers en Angleterre et aux États-Unis sont des livres qui ont été recommandés sur TikTok », précise Fabrice Bakhouche. « L’un d’eux est une romance pour jeunes adultes, écoulée à plus de deux millions d’exemplaires aux États-Unis. Elle était passée sous les radars lors de sa parution mais a explosé grâce à TikTok ». Au même titre que d’autres secteurs commerciaux, comme celui du luxe, de la mode ou de la beauté, l’industrie littéraire découvre progressivement la manne que peut représenter le monde de l’influence. Chacun des réseaux sociaux les plus courus aujourd’hui possède d’ailleurs sa communauté littéraire.

La devanture d’une librairie à Reims, en 2017 (Crédits : Massimo Santi/Shutterstock)

Démocratisation de la littérature

Ce dernier est, pour Fabrice Bakhouche, devenu en six ans le « premier prescripteur littéraire ». Il est particulièrement efficace pour « les romances et les thrillers, à destination des jeunes adultes entre 18 et 30 ans ». C’est à eux que s’adressent principalement les vidéos pleines d’émotion, souvent spontanées et à cœur ouvert, des créateurs de contenu. Cela fait des années que ceux-ci, notamment sur YouTube, ont adopté un ton très personnel pour « chroniquer » leurs coups de cœur. La filière s’est développée sur une relation gagnant-gagnant entre éditeurs et « influenceurs » : à une époque où on ne les appelait pas encore de cette manière, il suffisait à un éditeur d’envoyer un service de presse gratuit pour voir un ouvrage chroniqué par un créateur. Aujourd’hui, leur activité s’est professionnalisée : ces nouveaux critiques gagnent leur vie et sont rémunérés jusqu’à plusieurs milliers d’euros par vidéo. Parmi eux, Audrey de la chaîne du « Souffle des mots » est devenue en septembre la première Booktubeuse française à atteindre les 100 000 abonnés sur YouTube. Elle vit désormais de son activité, après dix ans face caméra — et n’hésite pas à évoquer la beauté d’une couverture ou l’odeur d’une colle, en somme le livre papier, pour justifier un achat.

Les réseaux sociaux sont finalement devenus un vivier de choix où dénicher les futurs talents et best sellers. « TikTok nous sert pour une veille auprès des auteurs déjà publiés », révèle Fabrice Bakhouche. « On y découvre des livres déjà sélectionnés, déjà publiés, qui deviennent des phénomènes d’édition du jour au lendemain. Cela peut être intéressant, au moment où ils commencent à émerger, de capter ces auteurs en vue de publier leur prochain roman. ». Au-delà de ces auteurs révélés sur les réseaux, d’autres l’ont même été par les réseaux. On a ainsi vu, ces dernières années, fleurir sur les étagères les livres d’influenceurs, contactés par des maisons d’édition comme Robert Laffont ou Harper Collins. Leurs ouvrages sont des autobiographies, des guides de développement personnel, ou encore des romans. Louise Aubery, alumna de Sciences Po et suivie par 500 000 abonnés sur Instagram, a ainsi sorti son premier essai en mars 2022. Léna Situations, suivie par 4 millions de personnes sur ce même réseau, a écoulé 350 000 exemplaires de son ouvrage Toujours plus, selon Edistat. Rien de moins que la moyenne d’un Goncourt. Son livre est parmi les plus acquis à l’aide d’un Pass Culture, ce dispositif qui offre 300 euros de dépenses culturelles aux jeunes entre 15 et 18 ans. Alors, règne du vide, comme l’estimait Frédéric Beigbeder (promo 87), qui écrivait dans Le Figaro que Toujours plus était « la preuve que le système éducatif avait perdu la bataille contre Facebook » ou manière d’amener à la littérature des jeunes qui, sans cela, ne liraient pas ?

À l’heure où les Français passent en moyenne 60 % de leur temps libre devant un écran, selon une étude Vertigo Research de décembre dernier, il est plutôt rassurant de penser que celui-ci peut les conduire jusqu’au papier. D’autant qu'il possède, en France, une aura toujours un peu sacrée. Les livres bénéficient notamment de la TVA (5,5%) normalement réservée aux « besoins primaires », à l’image des denrées alimentaires ou des médicaments. Aux crises successives, l’industrie du livre a su opposer de nouvelles techniques, du Click & Collect aux booktubeurs, démontrant au passage une résilience exemplaire. Verba volant, libra manent : le livre papier n’est pas mort, et vive sa rentrée !


L’industrie du livre en quelques chiffres

  • 80 000 emplois

  • 2 500 auteurs vivant de leur plume

  • 20 % des emplois du secteur culturel

  • 2 740 millions d’euros de chiffre d’affaire en 2020

  • 52 % des Français ont acheté au moins un livre en 2019

Sources : Ministère de la Culture et SNE


Cette enquête a initialement été publiée dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.