Laurent Stefanini : "Être chef du protocole, c’est savoir faire preuve d’équilibre et de réactivité"

Laurent Stefanini : "Être chef du protocole, c’est savoir faire preuve d’équilibre et de réactivité"

Étrange paradoxe que celui du protocole, que l’on voit partout sans en avoir conscience. De l’interprétariat aux décorations remises aux personnalités étrangères, des privilèges diplomatiques au planning d’un déplacement par-delà les frontières en passant par les parfois si embarrassants cadeaux, ce service important et méconnu rassemble une centaine de collaborateurs. Il existe depuis Henri III mais a de multiples fois changé de forme, au gré des évolutions de la technologie et autres pandémies. Chef du protocole de la République de 2010 à 2016, Laurent Stefanini s’en fait l’ambassadeur.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Camille Ibos

Laurent Stefanini et Kim Sung-hwan, ministre sud-coréen des Affaires étrangères, à la Conférence Internationale de soutien à la Libye en 2011 (Crédits : Wikimedia Commons)

Laurent Stefanini et Kim Sung-hwan, ministre sud-coréen des Affaires étrangères, à la Conférence Internationale de soutien à la Libye en 2011 (Crédits : Wikimedia Commons)

Vous êtes ambassadeur de France à Monaco et avez été chef du protocole, de 2010 à 2016. Qu’avez-vous retenu de ces années dans les coulisses de l’Élysée ?

L’Élysée est un lieu assez peu adapté à l’exercice suprême du pouvoir politique et exécutif. À l’origine, c’est un bel hôtel particulier relativement petit où l’on a aménagé de nouveaux espaces au fil des années. Même s’il est le siège de l’exécutif depuis 145 ans et qu’il accueillait déjà des chefs d’État étrangers ou des personnalités sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire, il n’est pas très commode. L’Élysée est un lieu étroit par rapport au palais de Buckingham ou à la Chancellerie allemande, de sorte qu’aujourd’hui et depuis une dizaine d’années, l’hôtel de Marigny, voisin de l’Élysée et longtemps réservé aux chefs d’État étrangers en visite d’État, héberge des services, des conférences de presse et certains sommets. Le Palais demeure cependant une véritable fourmilière : environ 800 personnes travaillent autour du cabinet du président, de l’état-major particulier et de tous les services support tels que la communication, la sécurité ou l’intendance.

Quel est le rôle du service protocolaire au sein de cette fourmilière ?

Il faut préciser que le protocole est un service du ministère des Affaires étrangères qui n’est pas dédié uniquement au président, mais à l’exécutif. Il s’occupe principalement de l’organisation des visites et des sommets internationaux, mais aussi, par exemple, de l’organisation de la présidence de l’Union européenne, que nous connaîtrons à nouveau début 2022.

« Le protocole s’occupe principalement de l’organisation des visites et des sommets internationaux, mais aussi de l’organisation de la présidence de l’Union européenne. »

Le bureau principal du chef du protocole, devenu depuis 2018 directeur du protocole et des événements internationaux, est situé au Quai d’Orsay, comme d’ailleurs ceux de la plupart de ses collaborateurs. Le protocole est divisé en quatre services. En premier lieu, la sous-direction des privilèges et immunités diplomatiques et consulaires qui gère l’accueil, en France, de 10 000 personnes à statut diplomatique et de 30 000 personnes à statut consulaire ou de fonctionnaire d’Organisations internationales, nombreuses en France. Une deuxième sous-direction a la charge de la logistique et de l’interprétation-traduction. Elle organise les sommets internationaux, plus importants encore que les visites bilatérales dans le monde d’aujourd’hui. Elle fournit une interprétation et une traduction de haut niveau essentielle, car le président de la République s’exprime toujours en français. Un autre bureau du protocole se consacre aux distinctions honorifiques, au premier rang desquelles se trouve la Légion d’honneur, pour les personnalités étrangères et françaises résidant à l’étranger. Enfin et surtout, la sous-direction du cérémonial s’occupe d’organiser les déplacements du président et du Premier ministre à l’étranger, comme des hautes personnalités étrangères en France.

Depuis quand ce service existe-t-il sous cette forme ?

J’ai été le quarante-sixième chef du protocole. On possède un livre qui permet de garder la trace de mes prédécesseurs : le premier a pris ses fonctions en 1588 ! Il administrait néanmoins beaucoup moins de déplacements de personnalités étrangères. Les expositions universelles, à partir de 1855, ont été parmi les premières occasions de déplacement de chefs d’État à l’étranger. Le service s’inscrit donc dans une durée, mais avec de nombreuses évolutions : c’est en 2007 qu’a été défini pour la première fois le statut du chef du protocole, révisé ensuite en 2018.

« Le premier chef du protocole a pris ses fonctions en 1588. »
— Quote Source

Est-ce une spécificité française ou retrouve-t-on ce service sous la même forme à l’étranger ?

Globalement, la fonction est la même partout. Beaucoup de pays européens ont toutefois une particularité : la différence faite entre un chef d’État purement représentatif et un chef de gouvernement qui exerce le pouvoir exécutif. Je pense par exemple à la Grande-Bretagne, à l’Italie ou à l’Allemagne, où le service du protocole du Premier ministre est distinct de celui du chef de l’État. Cela pose quelquefois des problèmes de coordination et je me suis toujours félicité d’être à la tête d’un unique service du protocole.

Les services du protocole et de la protection font-ils bon ménage ?

C’est indispensable. Il existe une forme de symbiose avec le service de la protection, comme avec la Garde républicaine. On travaille ensemble, car ces excellents professionnels ont un rôle tant de protection de personnalités que de sécurisation des déplacements. Puisque nous sommes toujours soumis à une contrainte de temps très grande, nos services doivent surtout faire en sorte qu’un déplacement soit fluide. Ce qui n’est pas toujours évident, car on compte de plus en plus d’activités à placer au cours des voyages officiels, qui ont tendance à être de plus en plus brefs. Nous devons ainsi toujours gérer le problème des retards inévitables quand les programmes sont trop chargés. Tout s’accélère dans le monde actuel, sous le regard critique d’une presse et de réseaux sociaux bien souvent impitoyables.

Quelle est la nature des interactions avec les services du protocole de l’Assemblée et du Sénat ?

Leurs fonctions sont différentes, ils gèrent surtout un lieu et ils travaillent sous la houlette de davantage de patrons que le chef du protocole de l’exécutif : le président de l’Assemblée ou du Sénat, les parlementaires, les présidents de commission… Mais pour ce que nous faisons en commun, notamment en termes de visites, nous avons besoin de travailler ensemble et nous l’avons toujours très bien fait.

Le service du protocole s’occupe-t-il également des époux et des épouses ?

Oui. Cependant, de moins en moins de conjoints accompagnent les chefs d’État ou de gouvernement dans les visites qui sont souvent « de travail ». S’ils les accompagnent, nous prévoyons également un programme pour eux.

Les chefs d’État se tutoient-ils et s’appellent-ils par leurs prénoms ?

Tout d’abord, il faut souligner qu’ils demeurent en permanence investis de leurs hautes responsabilités. Ainsi, ce n’est pas seulement le président Emmanuel Macron qui rencontre la chancelière Angela Merkel, mais la France qui rencontre l’Allemagne et les deux pays travaillent étroitement ensemble. Si des chefs d’État montrent ostensiblement une sympathie particulière, par exemple en se prenant par le bras, ce n’est pas un calcul du protocole, c’est leur choix politique et d’image. Certains se voient si fréquemment qu’ils finissent par s’appeler par leur prénom, mais comme chacun parle sa langue, ils discutent souvent par le truchement d’un interprète… de sorte qu’ils ne vont jamais très loin dans la familiarité.

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« Si des chefs d’État montrent ostensiblement une sympathie particulière, par exemple en se prenant par le bras, ce n’est pas un calcul du protocole, c’est leur choix politique et d’image. »

Qu’en est-il des cadeaux ?

Il y a une vingtaine d’années, ils étaient gérés par le protocole. Depuis, ils le sont principalement par la chefferie de cabinet. Il est difficile désormais de recevoir des cadeaux, tout autant que d’en offrir : j’ai dû dire de nombreuses fois à des chefs d’État étrangers que leurs cadeaux étaient trop coûteux. On souffre également de problèmes de stockage : que fait-on des cadeaux ? Les revend-on, au risque de vexer ? Ouvre-t-on un musée du quinquennat, au risque que cela n’intéresse pas grand monde ? De ce fait, les cadeaux sont beaucoup plus modestes, à part pour les visites les plus solennelles.

Avec le recul, quelles sont selon vous les compétences dont doit disposer un chef du protocole ?

Il doit faire preuve d’équilibre, être rapide et réactif. Il ne doit être ni stressé, ni stressant. Il est là pour rassurer et quand une organisation dérape, il doit calmement faire en sorte que la situation rentre dans l’ordre autant que possible. Il doit avoir le sens de l’observation et voir si une personnalité n’est pas satisfaite, si quelque chose ne va pas. Des qualités de négociateur sont également requises, raison pour laquelle on fait appel à des diplomates. Le programme d’un voyage ou d’un sommet à l’étranger, c’est une négociation avec une partie étrangère. Il faut également avoir de la curiosité d’esprit. C’est très important dans cette activité qui procure finalement beaucoup de satisfaction.

En 2016, vous avez cosigné l’ouvrage À la table des diplomates. Quelle en a été l’inspiration ?

L’idée de ce livre est venue du ministre Laurent Fabius après l’inscription du « Repas gastronomique des Français » au patrimoine mondial de l’Unesco, en 2010. Le repas à la française est un élément d’attractivité et d’originalité de notre pays. Cet ouvrage a été rédigé par une vingtaine de personnalités, ainsi que par une vingtaine de chefs qui ont réinterprété les repas servis dans de très grandes occasions importantes pour l’histoire de la France et du monde de 1520 à 2015.

Dans ce cadre, un repas a-t-il changé le cours des relations internationales selon vous ?

Plus qu’un repas, je parlerais d’une série de repas, lors du Congrès de Vienne, en 1815 [qui faisait suite à la défaite de Napoléon, NDLR]. Se sachant dans une position de faiblesse, Talleyrand en a rajouté dans l’ostentation, pensant que séduire par la table était une belle manière de se faire accepter comme une grande puissance qui, certes avait été vaincue, mais demeurait la première d’Europe. 

« Lors du Congrès de Vienne, en 1815, se sachant dans une position de faiblesse, Talleyrand en a rajouté dans l’ostentation, pensant que séduire par la table était une belle manière de se faire accepter comme une grande puissance. »

Constate-t-on une évolution significative dans le protocole au gré des époques ?

Nous ne vivons plus du tout dans un monde de cour, au cérémonial clos, dans une situation où tous les acteurs sont réunis dans un même lieu et où chaque personne est à la fois actrice et spectatrice. Maintenant, tout se fait sous l’œil de la caméra, celle des grandes chaînes d’information en continu, mais aussi de tout un chacun – j’ai souvent été surpris par le nombre de personnes qui filmaient avec leur portable pendant un événement ! Cela nous oblige à être d’autant plus exigeants, car toute erreur prend de l’importance et peut être immédiatement interprétée. Cela nous ramène au danger du cadeau protocolaire. Voilà quelques années, entre un entretien et une réunion avec les autres ministres, le président kazakh a emmené le président français [c’était alors François Hollande, NDLR] dans une autre salle pour lui offrir une tenue traditionnelle, avec la chapka, la fourrure… Le président Hollande, pour lui faire plaisir, a endossé la tenue. Il n’y avait avec lui que le photographe officiel du président kazakh, mais sa photo a fait le tour des rédactions et a été mal reçue. Le président s’en est trouvé un peu ridiculisé alors qu’il avait fait ce geste par amitié.

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« Maintenant, tout se fait sous l’œil de la caméra [...]. Cela nous oblige à être d’autant plus exigeants, car toute erreur prend de l’importance et peut être immédiatement interprétée. »

À l’heure de la crise sanitaire, que reste-t-il de la dimension prestigieuse du protocole ? Comment voyez-vous son évolution dans les années à venir ?

Encore une fois, le protocole c’est d’abord de l’organisation d’événements et de sommets, donc évidemment, il s’adapte en permanence à la situation politique sanitaire et internationale du moment.

J’espère que nous allons sortir très vite de cette crise pandémique, mais elle aura un certain nombre de conséquences que nous ne sommes actuellement pas en mesure d’évaluer dans leur totalité. Le président voyage moins et participe à énormément de visio-conférences ; beaucoup de sommets ont été reportés, d’autres ont lieu de manière mixte. Dans un récent sommet franco-espagnol, seul le Premier ministre espagnol est venu à Montauban tandis que les ministres se réunissaient en visio-conférence. La crise débouchera certainement sur une réduction du nombre de visites, coûteuses en temps et en logistique… Mais cela ne veut pas dire que les visites officielles et les repas de gala et d’amitié disparaîtront  !

Cette interview a initialement été publiée dans le numéro 22 du magazine Émile.



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