Réjane Sénac : "Le principe d’égalité est un processus historique toujours en mouvement et en tension"

Réjane Sénac : "Le principe d’égalité est un processus historique toujours en mouvement et en tension"

Au centre des débats ces dernières années, le « wokisme » n’en finit pas de diviser le monde enseignant. Que recouvre ce mouvement qui polarise les échanges autour des questions du racisme, de la « cancel culture », du genre et de l’identité ? Émile propose une réflexion sur le sujet en plusieurs volets. Dans ce deuxième entretien, nous interrogeons Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Cevipof où elle enseigne, directrice du département de science politique et membre du comité de direction du Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (Presage). 

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau et Maïna Marjany

Réjane Sénac (Crédits : Magali Bragard)

Dans une tribune publiée dans Libération, vous écrivez que « le prétendu wokisme est brandi comme l’ennemi politique principal afin de disqualifier l’analyse et la dénonciation du sexisme, de l’homophobie et du racisme en les rendant gravement subversives, car taxées d’anti-républicanisme ». L’inquiétude de certaines personnes quant à « une vision binaire » de la société, pour reprendre les mots de Pierre-Henri Tavoillot, serait donc infondée ? 

Pour rappel, le champ sémantique du « wokisme » renvoie historiquement à l’éveil aux inégalités et aux injustices, en particulier face à la ségrégation raciale aux États-Unis dans les années 1950. Il a été réinvesti, d’abord aux États-Unis, puis en France, pour disqualifier les travaux universitaires et les mobilisations ne réduisant les inégalités ni à leur dimension économique et sociale, ni à des histoires ou des responsabilités individuelles. Leur association à une « vision binaire » est paradoxale dans la mesure où leur approche vise à dépasser l’opposition artificielle entre l’égalité de droit proclamée et les inégalités de fait, en prenant en compte les différents critères de discrimination, notamment ceux liés au sexe, à l’origine, à la religion, à l’apparence physique ou au lieu de résidence. Leur objectif n’est pas d’effacer le passé, mais de prendre au sérieux les liens entre le présent et l’histoire en interrogeant l’évolution de la signification du principe d’égalité, de son périmètre et de ses modalités d’application. Le principe d’égalité est en effet un processus historique toujours en mouvement et en tension.

« Stigmatiser ceux qui analysent et dénoncent les injustices en les accusant de fortifier, voire de créer les catégories de discrimination, c’est faire écran à la fois à la compréhension et à la remise en cause de ces injustices. »

Les procès en « wokisme » prétendent défendre la liberté d’expression et le débat alors qu’ils participent d’une résistance à la discussion sur les conditions de possibilité pour que la France soit réellement le pays des droits de l’homme et de l’égalité. Au lieu de brandir des épouvantails, osons discuter du véritable défi : construire une société égalitaire à partir d’un héritage inégalitaire. Il est légitime de considérer que les catégories d’analyse des inégalités sont trop rigides, voire « binaires », mais comme l’analyse Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié, nous sommes contraints d’utiliser les catégories existantes (sexe, âge, profil socioprofessionnel, revenus, origines…) pour faire le diagnostic des discriminations et mettre en place des politiques d’égalité. Cela n’est pas contradictoire avec l’objectif qui consiste à tendre vers une société émancipée aussi de ces catégories, où les individus ne seront plus assignés et discriminés. Stigmatiser ceux qui analysent et dénoncent les injustices en les accusant de fortifier, voire de créer les catégories de discrimination, c’est faire écran à la fois à la compréhension et à la remise en cause de ces injustices. Ces accusations occultent en effet la question centrale : comment faire en sorte que la République française soit à la hauteur des principes qu’elle proclame, en particulier à travers sa devise « liberté, égalité, fraternité » ?  

Pensez-vous qu’une grille de lecture anglo-saxonne a été importée en France et qu’elle s’est adaptée à nos enjeux politiques et sociétaux ou, au contraire, que l’influence des luttes américaines et anglaises est assez réduite ?

L’image utilisée pour dénoncer les effets destructeurs du prétendu « wokisme », celle d’un cheval de Troie aux allures d’« invasion anglo-saxonne » essayant de rentrer dans la forteresse France, est très parlante. Elle réduit notre pays à une identité figée à préserver et ne voit que sous un jour négatif les influences réciproques avec les États-Unis, dont témoignent notamment les discussions franco-américaines autour d’auteurs dits de la French Theory comme Althusser, Cixous, Deleuze, Foucault ou Rancière. Est-ce la dimension fondamentalement internationale des débats scientifiques et intellectuels qui est remise en cause ? Je ne pense pas. Il s’agit plutôt d’une posture militante de défense d’une République française, dépeinte comme idéale, face à une série d’ennemis venant d’outre-Atlantique, du politiquement correct au « wokisme » en passant par le « communautarisme à l’américaine ». Sous couvert de neutralité scientifique, il s’agit de discréditer et d’occulter des recherches mettant au jour les insuffisances, voire les failles, d’une République française ayant justifié l’exclusion de la citoyenneté active des femmes (droit de vote, droit de contracter librement, de choisir son métier…) et des « indigènes » dans les pays colonisés. La recherche militante n’est-elle pas avant tout celle qui fait le récit d’une exemplarité française à préserver des influences et des dérives étrangères, et qui nie pour cela les contradictions entre les principes républicains et leurs applications ?

Le débat sur le « wokisme » cristallise-t-il, plus largement, un débat entre les approches universalistes et intersectionnelles ? 

Formuler ainsi cette question laisse entendre que l’analyse des inégalités dans une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire en tenant compte de la multiplicité et de l’imbrication des causes des inégalités, est antirépublicaine. Il est plus juste de la qualifier de républicaniste critique dans la mesure où elle met la République au défi d’appliquer ses principes sans discrimination, c’est-à-dire en respectant leur portée universaliste.

« Plutôt que de diviser en camps irréconciliables en distribuant bons points et anathèmes, ne devrions-nous pas plutôt engager avec humilité le débat sur ce qu’a été, est et devrait être la République française ? »

Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre les approches universalistes et intersectionnelles. En sortant de la discussion politique les injustices et les violences liées aux discriminations (notamment sexistes et racistes), les accusations en « wokisme » limitent la discussion sur l’égalité aux enjeux de justice sociale. Plutôt que de diviser en camps irréconciliables en distribuant bons points et anathèmes, ne devrions-nous pas plutôt engager avec humilité le débat sur ce qu’a été, est et devrait être la République française ?

Au nom d’une vision « woke » et intersectionnelle, ne risque-t-on pas de faire passer l’antiracisme avant la dénonciation des dogmes religieux et des violences sexistes et sexuelles (dénonciation de la loi de 2004, cyberharcèlement de la jeune Mila, agressions de Cologne) ?

Cette question repose sur le postulat que les mobilisations contre les inégalités, les violences, sont en concurrence, voire qu’elles s’excluent mutuellement. Ce postulat empêche de penser la complexité de leurs causes et de leurs expressions. C’est un procédé habile pour discréditer les analyses et les mobilisations pour l’égalité en les accusant de lâcheté, de cécité, voire d’alliance, naïve ou cynique, avec les extrémistes religieux. Bien que les féministes et les antiracistes dénoncent unanimement l’extrémisme religieux comme fondamentalement sexiste et raciste, ils sont suspectés de tolérance et de complicité vis-à-vis de celui-ci, surtout lorsqu’ils dénoncent les discriminations envers les personnes de religion musulmane ou perçues comme telles. S’exprime par là une « panique morale », comme l’analysent Francis Dupuis-Déri et Alex Mahoudeau, un « backlash », selon Joan W. Scott, en réaction à une évolution vers plus de visibilité et de dénonciation des inégalités. 

Dans votre dernier ouvrage, Radicales et fluides, vous analysez les mobilisations contemporaines. Quelles en sont les principales caractéristiques ? 

Les mobilisations contemporaines contre les injustices sont souvent analysées comme une dépolitisation imbriquant trois niveaux : la défiance vis-à-vis des modes classiques d’engagement politique, dont le vote et l’affiliation partisane ; l’importance prise par l’expression des émotions – dont la colère – dans les luttes ; une division, voire une individualisation des revendications via la multiplication des causes portées. Ce qui émerge des entretiens que j’ai effectués en 2019-2020, soit avant et pendant la crise sanitaire de Covid-19, auprès de 130 responsables d’associations ou de collectifs féministes, antiracistes, écologistes, antispécistes et/ou de lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale, c’est que la compréhension des causes des injustices est considérée comme un préalable nécessaire pour agir de manière efficace. À partir de ce diagnostic – qui est radical au sens étymologique d’aborder les problèmes par leurs racines –, leurs engagements privilégient la diversité des tactiques. 

« À l’opposé des approches autoritaires et intégristes, il s’agit de construire le commun dans un faire (en) commun appréhendant l’égalité et la liberté comme des principes générateurs de la démocratie. »

La désobéissance civile est en effet abordée comme complémentaire à la réappropriation du droit à travers des plaidoyers et des recours en justice, car elle permet d’alerter l’opinion publique et de faire pression sur les décideurs. Face au contexte de crise globale, au sens à la fois de mondialisée et de transversale, entrecroisant les dimensions économique, sociale, politique, écologique et sanitaire, les responsables et activistes interviewés soulignent l’importance de faire vivre la démocratie afin qu’elle ne soit pas seulement représentative des 1 % les plus favorisés et de leurs intérêts. À l’opposé des approches autoritaires et intégristes, il s’agit de construire le commun dans un faire (en) commun appréhendant l’égalité et la liberté comme des principes générateurs de la démocratie, pour reprendre Claude Lefort. Cette réappropriation de la démocratie repose sur le dépassement de son appréhension comme un régime figé pour en faire une utopie en actes. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.



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