"Pour nous, chrétiens, aujourd’hui, la famille, c’est la cellule qui devrait soutenir la vocation personnelle de chacun"

"Pour nous, chrétiens, aujourd’hui, la famille, c’est la cellule qui devrait soutenir la vocation personnelle de chacun"

République laïque de tradition chrétienne, la France entretient un rapport singulier avec la religion. Dans les sondages effectués auprès de la population, le christianisme reste la première confession du pays, malgré une baisse significative depuis les années 1980. Dans ce contexte, la « famille chrétienne » existe-t-elle toujours ? Et quelles sont ses caractéristiques ? Éléments de réponse avec Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort (promo 83), archevêque de Reims, président de la Conférence des évêques de France.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul

Qu’est-ce que la famille chrétienne ? Comment est-ce que vous la définiriez et quelles en sont les caractéristiques ?

Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort (Crédits : Guillaume Poli)

J’aurais beaucoup de mal à définir ce qu’est une famille chrétienne type ou idéale ; je peux donc peut-être dire plutôt comment nous, chrétiens, comprenons ce qu’est la famille. La seule caractéristique de la famille chrétienne, quelle que soit la société depuis l’Empire romain, c’est de vivre la réalité de la famille sur la base du sacrement du mariage, l’union de deux époux voulue et consentie comme un signe de l’engagement de Dieu pour l’humanité. Mais dans une société comme la nôtre en France, peut-être que des familles se reconnaîtront comme chrétiennes simplement parce qu’il existe une tradition chrétienne. C’est néanmoins sur la base de ce sacrement que nous pouvons peut-être réfléchir comment nous pouvons vivre la réalité familiale, qui se transforme énormément à travers l’Histoire.

Considérez-vous qu’à travers l’Histoire, justement, il y a eu un rôle traditionnel de la famille chrétienne et qu’aujourd’hui, nous sommes dans quelque chose de différent ?

Ma thèse est plutôt que, bizarrement, le christianisme bouleverse beaucoup l’idée de la famille. Il la transforme parce qu’il met le couple de l’homme et de la femme au centre même de la vie de la famille. La famille chrétienne, c’est moins le fait d’avoir des enfants que la rencontre des deux époux. Cette idée bouleversante, toute neuve quand elle apparaît, a dû s’insérer dans les réalités qui existaient : dans la famille romaine, la famille franque, la famille arménienne, peu importe, partout où le christianisme s’est développé, et cela pendant des siècles. Par certains aspects, on n’a jamais aussi bien vécu la réalité chrétienne de la famille qu’aujourd’hui et par d’autres, c’est plus compliqué que jamais.

La place de la rencontre est donc fondamentale. Et quelle est celle de la transmission au sein de la famille chrétienne ?

Tout d’abord, il faut bien se rendre compte qu’il y a très peu de philosophie et de théologie de la famille. On a pris la famille comme un fait, presque une fatalité. Jusque dans les années 1930, on y voit surtout une société hiérarchique, avec des parents ayant autorité sur les enfants qu’ils engendrent. Comme on était dans des mondes de la transmission, le souci d’une famille, c’était que les enfants reprennent ce que les parents faisaient. Ce qui est nouveau ensuite, et qui est très chrétien, c’est de concevoir la famille comme une communauté de personnes où tout le monde est à égalité. Et je dirais que pour nous, chrétiens, aujourd’hui, la famille, c’est le lieu, la cellule qui devrait soutenir la vocation personnelle de chacun. C’est là où la famille chrétienne et l’état actuel de la société se rejoignent assez bien, parce que nous ne sommes plus dans une société de la transmission comme reproduction. Chacun fait désormais ce qu’il veut. La famille devrait être le lieu où tout cela peut mûrir et où chacun peut se trouver toujours soutenu.

Y a-t-il aujourd’hui des caractéristiques qui vous permettraient d’identifier « les familles chrétiennes » en France, leur poids démographique, leur nombre moyen d’enfants, etc. ? 

Non, parce que ce serait de la sociologie. Ce qui existe en revanche, c’est l’émergence de la famille nucléaire au XXe siècle et jusqu’en 1968, c’est-à-dire le père, la mère, les enfants, en lien avec les grands-parents, les oncles, les tantes, inscrits dans une constellation familiale identifiée comme telle, ce qui est assez nouveau. Cette civilisation, que l’on peut qualifier de bourgeoise, a connu son apogée dans les années 1950-1960, avec une famille scellée par l’alliance d’un homme et d’une femme, et une forte probabilité que leurs enfants vivent mieux qu’eux. Les parents étaient capables de faire beaucoup d’efforts pour permettre à leurs enfants de vivre encore mieux, eux-mêmes vivant parfois un peu mieux que la génération précédente. C’est cela qui habite l’imaginaire français et qui fait la grande nostalgie de la famille. On a l’impression que c’était la famille depuis toujours, mais pas du tout ! La famille aristocratique dans l’Ancien Régime ne fonctionne pas du tout comme cela. La famille paysanne s’inscrivait, elle, dans une communauté villageoise marquée par l’interpénétration du social, de la famille et de l’économie.

Quand vous dites dans votre ouvrage L’Église face à ses défis (CLD, 2020) que la famille est mise sous tension par « une société technicisée, mondialisée et démocratisée », que voulez-vous dire ?

On voit bien que la famille mononucléaire est sous tension. Le principe d’égalité et la recherche de l’épanouissement personnel de chacun font que la capacité des époux à supporter les désillusions de la vie s’est beaucoup affaiblie. L’idéal social qui est présenté – que chacun soit autonome – s’accorde mal avec cette dépendance mutuelle qu’implique la vie familiale. Aujourd’hui, les deux parents travaillent et cela crée des concurrences de carrières que l’on ne sait pas très bien comment arbitrer. Jusqu’à une période assez récente, la carrière du mari l’emportait fatalement. Aujourd’hui, il n’est plus possible de vivre comme cela. Chrétiennement, je dirais que c’est plutôt un bien. La question demeure de savoir de quelles ressources nous disposons pour vivre une vraie vie familiale. Je pense que les chrétiens les ont, ils peuvent habiter ces tensions de manière positive. Mais cela demande un effort, un engagement de chacun.

« On voit bien que la famille mononucléaire est sous tension. Le principe d’égalité et la recherche de l’épanouissement personnel de chacun font que la capacité des époux à supporter les désillusions de la vie s’est beaucoup affaiblie. »

Révision de la loi de bioéthique, autorisation de l’ouverture de la PMA aux couples de même sexe et aux femmes célibataires… Comment la famille chrétienne réagit-elle à ces bouleversements ? Sont-ils perçus comme des attaques ?

On ne peut pas exclure qu’il y ait une partie d’attaques et qu’elles soient dirigées contre la famille chrétienne, confondue avec la famille « bourgeoise ». Certains ont étouffé dans une société de la reproduction et dans le cocon familial des années 1950 et 1960, et ils tentent donc de la détruire. La famille peut être le lieu de la plus grande joie, mais aussi des plus grandes souffrances, justement parce que les enfants dépendent des parents et que les parents dépendent malgré tout l’un de l’autre. La famille peut être le lieu de beaucoup d’abus, de violences, y compris sexuelles, sur des enfants. Moins que jamais nous ne pouvons être naïfs par rapport à la réalité familiale. Mais le plus important est ceci : aujourd’hui, notre société veut que tout le monde soit toujours à égalité de droits, que tout le monde soit équivalent. Or la famille, c’est le lieu de grandes inégalités, parce que nul ne peut prévoir ni organiser ni mesurer la qualité de l’amour des parents et de leur affection à chacun pour chaque enfant, ni la manière dont chaque enfant va recevoir l’affection qui lui est donnée. 

Les familles monoparentales sont nombreuses aujourd’hui et beaucoup sont frappées par la précarité sociale, mais il y a des mères qui élèvent admirablement leurs enfants. Les meilleurs parents peuvent avoir des enfants qui vont être difficiles. Les parents les plus compliqués peuvent avoir des enfants qui s’en sortiront très bien. Cela ne se rationalise pas complètement. Chacun doit mobiliser ses ressources intérieures, ses ressources spirituelles, pour tâcher de faire de sa famille, quelle qu’elle soit, une communauté de personnes, tous s’entraidant pour rejoindre la vocation personnelle de chacune et chacun, dans une unité qui grandit et s’approfondit.

En mars 2021, pour l’ouverture de l’année « Famille Amoris Laetitia », le pape François a encouragé une nouvelle approche pastorale sur la réalité de la famille et indiqué qu’un nouveau regard sur la famille était nécessaire de la part de l’Église. Y a-t-il, ces dernières années, un intérêt renouvelé de la part de l’Église pour la famille ? Et quels sont les enseignements à tirer de la Rencontre mondiale des familles de juin 2022 ? 

L’encouragement du pape François, c’est de prendre la famille telle qu’elle est. Pour ma part, je dirais que la famille, c’est ce qu’un enfant appelle sa famille, peu importe la forme de celle-ci, que les deux parents soient de même sexe ou non. Si je m’adresse à un enfant, je ne vais pas lui dire que ce qu’il appelle sa famille n’est pas sa famille.

« L’encouragement du pape François, c’est de prendre la famille telle qu’elle est. Pour ma part, je dirais que la famille, c’est ce qu’un enfant appelle sa famille, peu importe la forme de celle-ci, que les deux parents soient de même sexe ou non. »

Le pape invite les chrétiens, avec toute l’Église, à accompagner les familles dans leur grande diversité et à proposer toutes les ressources de la foi chrétienne pour pouvoir vivre dans ce contexte nouveau, sans jugement moral, sans chercher à savoir quelle est la bonne ou la moins bonne famille. L’important étant encore une fois que la famille soit un lieu qui permette à chacun de découvrir paisiblement qui il est, étant porté par l’affection, par l’attention que les autres peuvent lui manifester, et étant lui-même un acteur de cette affection mutuelle.

En 2018, une des conférences du Collège des Bernardins portait sur le catholicisme comme « contre-culture ». La famille chrétienne est-elle selon vous condamnée à n’être qu’une « contre-culture » ?

Je ne raffole pas du terme de contre-culture. Nous ne cherchons pas à être un conservatoire des mœurs anciennes. Au contraire, je pense que la famille chrétienne peut montrer des ressources spirituelles pour vivre au mieux dans la situation actuelle. J’espère que la famille chrétienne pourra devenir de nouveau une lumière, un gage d’espérance pour beaucoup. C’est-à-dire montrer que, finalement, il est possible de vivre heureusement une réalité familiale et que cela vaut la peine d’y consacrer de l’énergie et des efforts. À ce propos, on voit bien de nombreuses personnes renoncer à des possibilités professionnelles ou sociales parce qu’elles veulent pouvoir prendre soin de leur famille. Peut-être ce facteur est-il aujourd’hui davantage pris en compte qu’il y a 15 ans, à une époque où l’on pensait qu’il suffisait de se laisser porter par les possibilités qui s’ouvraient devant soi et que la famille suivrait.

Aujourd’hui, me semble-t-il, tout le monde est davantage conscient que la famille demande un investissement personnel. Сet investissement pour que la famille soit vraiment un lieu de communion, d’affection partagée, en vaut la peine. Sans réalité familiale fortement vécue et s’élargissant à des amitiés, chacun risque de se retrouver seul et, finalement, dépendant de l’État. L’État peut conduire de très grandes actions, mais il ne peut pas tout faire. En particulier, il peut organiser des relations de solidarité, il ne peut pas nous apprendre à nous aimer les uns les autres. Ce n’est pas son rôle et il n’a pas les moyens pour cela. Cela vaut donc la peine de s’engager personnellement dans sa réalité familiale aujourd’hui, si nous ne voulons pas que la société soit faite d’individus uniquement reliés entre eux par l’État et par le marché.

Vous avez dit à plusieurs reprises que votre place n’était pas dans les manifestations. Quels canaux les familles chrétiennes doivent-elles selon vous utiliser pour témoigner de leur réalité ? 

Ma place, celle d’un évêque, n’est pas dans les manifestations. Les citoyens, eux, y compris les catholiques, font ce qu’ils veulent. Néanmoins, je ne crois pas que le bien de la famille tel que nous, chrétiens, le comprenons, puisse se montrer dans les manifestations ; c’est plutôt dans le témoignage quotidien, dans la manière d’essayer de vivre une relation, une communion de personnes. Cela exige une certaine transformation personnelle, une capacité à se pardonner des petites choses au quotidien, parfois malheureusement de grandes choses, également. C’est ce témoignage-ci qui peut ensuite s’ouvrir plus largement, par une attention nouvelle pour tel membre seul de sa famille, pour tel grand-parent, mais également pour ses voisins, pour son prochain plus fragile. Depuis plusieurs années, cette attention renouvelée se développe dans beaucoup de familles, chrétiennes ou non, et nous devons nous en réjouir.

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.



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