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Bertrand Badie et Ghassan Salamé : quel avenir pour le multilatéralisme ?

Guerre en Ukraine, succession de coups d’État en Afrique, montée en puissance de la Chine sur la scène internationale... Les événements de ces dernières années rebattent les cartes du jeu diplomatique et semblent mettre à mal le multilatéralisme hérité de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans son dernier numéro, Émile vous propose une réflexion sur l’avenir des relations internationales et le rôle joué par les instances multilatérales. Pour en débattre, nous avons réuni, en septembre dernier, les politologues Bertrand Badie et Ghassan Salamé. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Maïna Marjany et Ryan Tfaily
Photos Manuel Braun

Rencontre de Bertrand Badie et Ghassan Salamé dans les locaux de Sciences Po Alumni (Crédits : Manuel Braun)

Le politologue Bertrand Badie (promo 71) est professeur émérite à Sciences Po, où il a longtemps donné le célèbre cours « Espace mondial ». Son livre Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob) vient de paraître. Le politologue Ghassan Salamé a enseigné à Beyrouth et à Paris (il a notamment été professeur des universités à Sciences Po), a été ministre de la Culture au Liban et envoyé spécial de l’ONU en Libye, de 2017 à 2020. Son prochain ouvrage sur la transformation du système international (Fayard) paraîtra début mars.

Dans la période post-guerre froide, nous n’avons pas assisté à « la fin de l’Histoire », telle que prédite par Francis Fukuyama, c’est-à-dire à l’extension indéfinie de l’économie de marché et de la démocratie libérale. Vivons-nous plutôt « l’hiver de la démocratie », selon l’expression du politologue Guy Hermet ? 

Bertrand Badie : Tout d’abord, cette tendance à parler de « post-guerre froide » ou de « post-bipolarité » me gêne. Cela donne l’impression qu’il n’y a pas véritablement eu de « monde d’après », ou que celui-ci ne peut être nommé que par référence à ce qu’il y avait avant. Plutôt que de continuer à analyser nos relations internationales comme prédéterminées par ce qui existait précédemment, il faudrait définir le nouvel ordre dans lequel nous vivons. 

Dans le contexte de la chute du mur de Berlin, le président des États-Unis de l’époque, George H.W. Bush, avait popularisé la formule « new world order », considérant comme indispensable de bâtir quelque chose d’inédit. Inventer un nouvel ordre, c’était concevoir celui-ci hors d’une logique polaire passée. Or, rien n’a été fait dans cette direction. Le camp occidental (qui est resté un camp, contrairement au bloc soviétique) n’a en rien changé. En octobre 1991, l’OTAN a été maintenue, alors que le pacte de Varsovie a été dissous. Plus tard, la présidence Clinton a définitivement renoncé à ce travail de définition d’un nouvel ordre. Ce conservatisme des années 1990 s’incarnait bien dans la personnalité de la secrétaire d’État américaine de l’époque, Madeleine Albright, qui était une enfant de la guerre froide et qui en a entretenu la méthode, notamment dans le contexte de la guerre des Balkans. 

Depuis 1991, on a ainsi pérennisé par la pensée un ordre international qui n’existait plus dans les faits. Ce hiatus est catastrophique, parce qu’il nous empêche de comprendre dans quel nouveau contexte nous nous trouvons. Il permet surtout aux dirigeants occidentaux de faire comme si l’on était encore dans l’Ancien Monde. Ce fut l’occasion, pour les pays du Sud, de se positionner, de se révéler, et d’inventer l’« union libre diplomatique » qu’ils pratiquent actuellement et qui succède au mariage institutionnel des alliances. Cette union libre crée une fluidité diplomatique au Sud. Hélas, Vladimir Poutine en profite pour transformer ses défaites militaires en victoires diplomatiques. Il s’appuie sur cette fluidité pour concevoir des alliances apparemment contre nature.

Bertrand Badie © Manuel Braun

Ghassan Salamé : Nous vivons dans une époque sans nom. C’est par facilité qu’on la qualifie de « post-guerre froide ». Cette ère est faite de processus et de mouvements trop divergents, parfois contradictoires, pour qu’elle puisse se cristalliser dans un nom. Cela explique pourquoi les tentatives pour encapsuler cette période sont des clichés et non pas véritablement des paradigmes qui puissent rendre compte des processus contradictoires qui traversent le monde. Si l’on regarde ce tiers de siècle qui nous sépare de la fin de la guerre froide, on voit deux périodes différentes.

De 1989 au début des années 2000, il y avait l’espoir en quelque chose, la promesse de la construction d’un ordre international que certains ont osé appeler un ordre constitutionnel mondial. Il était possible de croire que cela était faisable. Immédiatement après la fin de la guerre froide, on a assisté à la réduction massive des arsenaux nucléaires des États-Unis et de la Russie. Russes et Américains ont accepté de réduire leur arsenal à 1 500 têtes nucléaires, alors qu’ils en avaient jusqu’à plus de 40 000 chacun pendant la guerre froide. On a vu la création de l’OMC et la Chine y adhérer, en 2001. On a assisté, également, à la création d’un tribunal pénal international. Grâce à la troisième vague de démocratisation, au Sud et en Amérique latine, il y avait autour des années 2000 – pour la première fois de l’Histoire – plus de pays que l’on pouvait appeler des démocraties que des pays autoritaires. La mondialisation battait son plein. Alors même que les échanges entre l’Amérique et la Russie pendant la guerre froide étaient de deux milliards par an, ils étaient de deux milliards par jour entre l’Amérique et la Chine au cours de cette période. 

Puis, dans les années 2000, la démocratie a connu un plateau et une régression réelle. Certains pays ont glissé vers le populisme, comme la Russie et la Turquie. Des démocraties ont été renversées, en Thaïlande, en Birmanie, au Sahel. Ce qui se passe actuellement en Afrique est révélateur de ce processus. Entre 2000 et 2020, le continent était tombé à huit coups d’État réussis par décennie. Or, rien qu’entre 2020 et 2023, neuf coups d’État ont été menés avec succès en Afrique. La mondialisation a également connu une panne, du fait de la multiplication des crises : Mexique, Russie, Asie et Wall Street, en 2007. Enfin, le recours à la force – qui était en cours de régulation avec la prorogation en 1995 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires – a été largement utilisé. Le président Bush a mené une guerre illégale, montée sur des mensonges, en Irak. Il a créé des émules en Russie, en Turquie, en Iran, au Tchad, au Rwanda et dans les pays du Golfe. L’invasion de l’Irak est ainsi suivie, cinq ans plus tard, de l’intervention russe en Géorgie, en 2008, puis l’intervention en Ukraine, en 2014, avant son invasion, en 2022. Cela ne concerne pas que les grandes puissances, mais aussi les puissances moyennes. La Turquie envoie des mercenaires en Libye. L’Iran agit par l’intermédiaire de forces inféodées au Moyen-Orient. 

« L’après-guerre froide » comporte ainsi des éléments hétérogènes et contradictoires, c’est une période scindée en deux. D’abord, une quinzaine d’années de promesses, de potentialités, d’institutionnalisation relative, de retenue. Puis la démocratisation régresse et le recours à la force devient plus fréquent.

Ghassan Salamé © Manuel Braun

Face à cette dérégulation du recours à la force, les institutions internationales telles que la Banque mondiale, le FMI et l’ONU ont-elles encore un rôle à jouer ?

G. S. : Ces institutions ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Le FMI, après la crise de l’Asie en 1997, a perdu l’essentiel de son autorité morale et de ses moyens exceptionnels. Il agit souvent comme s’il était une extension du Trésor américain et, en même temps, sa gouvernance est biaisée dans le sens des États-Unis. Il a très peu de prise sur le monde : près de la moitié des contributions du FMI vont à un seul pays, l’Argentine. Des fonds similaires sont désormais lancés par la Chine et d’autres pays, lui faisant ainsi concurrence. 

La Banque mondiale est, elle, dans une recherche d’identité depuis très longtemps. Elle a beaucoup aidé au développement du monde, dans les années 1970, mais depuis, elle est davantage devenue une sorte de think tank. Quant à l’ONU, c’est une autre affaire. Certaines de ses agences fonctionnent bien : le Programme alimentaire mondial (PAM), le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR), l’Unicef et d’autres font un travail utile sur le terrain.  

Mais au niveau politique, deux sujets freinent l’efficacité du Conseil de sécurité. Le premier est celui de l’utilisation excessive du veto. Certains pays comme la France et la Grande-Bretagne l’utilisent très peu, ne voulant pas en abuser, en vue de conforter leur maintien en son sein. D’autres l’utilisent sans cesse – la Russie, la Chine et les États-Unis (dès qu’il s’agit d’Israël). Sur le dossier de l’Ukraine, le Conseil est immobilisé à chaque fois qu’un membre permanent est impliqué. Une tentative de réforme a été faite puisque désormais, quiconque utilise le droit de veto doit en expliquer les raisons en assemblée générale. C’est déjà ça, mais cela reste relativement cosmétique, d’autant que cette explication n’est pas suivie d’un débat.

Le deuxième sujet est celui de l’arrivée de nouveaux membres au sein du Conseil de sécurité. Mais sur quels critères choisir les nouveaux entrants ? Au début, l’idée était d’intégrer les nouvelles grandes puissances : l’Inde, l’Allemagne, le Japon, le Brésil… Depuis une dizaine d’années, on va plutôt dans le sens de l’intégration par la représentation : un pays pour représenter l’Afrique, un autre pour l’Amérique latine… Mais qui représenterait l’Afrique ? On voit bien que ce critère pose un problème. De surcroît, il faut convaincre les membres permanents actuels, dont l’adhésion à la réforme est assez hypocrite, car ils ne font rien pour la faciliter.

B. B. : Le vrai problème du multilatéralisme tient à la date de sa conception et de son apparition. L’essentiel du système multilatéral est né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dominé par un paradigme totalement inversé aujourd’hui. Le paradigme d’alors était centré sur le rôle absolu de la puissance dans le jeu international. Tout l’ordre multilatéral inventé reposait sur la protection – voire la légalisation – de la puissance, sur l’idée qu’elle était le seul élément capable de réguler les rapports internationaux. D’où, notamment, le droit de veto. 

D’un certain point de vue, les choses pouvaient fonctionner ainsi pendant la guerre froide. Un principe de régulation liait alors les deux superpuissances. Le système onusien était marginalisé, il devenait une sorte de forum reflétant ce rapport de force. 

Avec la vague de décolonisations intervenue dans les années 1960, ce modèle aurait pu évoluer. On entrait alors dans un monde où la « puissance » n’avait plus le même sens. La décolonisation avait marqué l’échec de celle-ci et la banalisation de la victoire du faible sur le fort. Au lieu d’en tirer les leçons, on a laissé cette innovation sous la table, car elle paraissait blasphématoire. On ne s’est pas préoccupés de ce qui devenait l’enjeu dominant des relations internationales, à savoir comment réguler le jeu du petit et les affrontements éventuels entre le petit et le grand… 

Or aujourd’hui, la périphérie est devenue le centre, notamment sur le plan de la conflictualité mondiale. Même dans le cas de l’invasion russe en Ukraine, le faible a mis en échec le puissant. On n’a pas su insérer ce principe nouveau qu’on pourrait nommer « weakness politics », dans ce processus international qui succédait à l’apothéose de la puissance. Si bien que tous ces conflits périphériques sont restés sans solution. On n’a pas non plus compris que les acteurs se renouvelaient. Dans les formes nouvelles de conflictualité qui apparaissaient régulièrement, les acteurs locaux deviennent plus déterminants et importants que les puissances et les rapports de puissance.

Un deuxième élément s’est révélé tragique, consacrant une nouvelle forme d’impuissance du système multilatéral. La notion même de sécurité a muté. La sécurité n’était naguère que nationale : elle est devenue en grande partie globale. La vraie menace pesant aujourd’hui sur l’humanité ne tient plus principalement aux rivalités entre voisins, mais aux enjeux globaux qui accompagnent la mondialisation : l’insécurité alimentaire, qui fait 10 millions de morts par an, l’insécurité sanitaire et l’insécurité climatique, dont l’OMS nous dit qu’elles font 10 millions de morts chaque année, mais probablement beaucoup plus. Cette insécurité globale menace l’humanité par deux fois. Elle tue directement, mais aussi indirectement, en étant la cause profonde des formes nouvelles de conflictualité. On ne peut pas analyser le conflit au Sahel sans voir la place que l’insécurité alimentaire ou climatique joue en son sein. On n’imagine pas à quel point ces enjeux globaux viennent bouleverser le tissu social des pays concernés, créant des conditions belligènes, dont les djihadistes ne font que tirer les dividendes. Tout ceci reconfigure en profondeur la notion même de sécurité. 

Lorsque, sous la pression de différents pays (Allemagne, Grande-Bretagne, Tunisie…), on a tenté de porter au Conseil de sécurité ces questions de sécurité globale, certaines des vieilles puissances ont résisté. On ne s’intéresse en fait à l’insécurité alimentaire qu’à partir du moment où elle crée un danger direct. Il en va de même pour l’insécurité sanitaire : en témoigne la timidité en matière de lutte contre le sida. Et lors d’un débat sur l’insécurité climatique au sein du Conseil de sécurité, l’ambassadeur russe a déclaré : « Parler de sécurité climatique au Conseil de sécurité est non seulement inutile, mais contreproductif. » Le Conseil de sécurité pratique ainsi une double exclusion : les acteurs locaux qui sont au cœur des nouvelles formes de conflictualité n’y sont pas représentés ; et les enjeux qui constituent les principales menaces et racines de conflits n’y sont pas traités. C’est comme si le Conseil de sécurité n’existait plus !

Alors que les conflits ont évolué, le modèle de l’État-nation reste dominant. Sa résilience est-elle une confirmation de son universalité ou le témoignage de son échec ? Assiste-t-on à l’émergence de nouvelles entités politiques ? 

B. B. : Il y a bien longtemps que l’État-nation, tel qu’il a été exporté dans les pays du Sud, ne fonctionne pas. La succession de putschs en est le marqueur : ce qui fait le lit du populisme est précisément l’inefficacité et l’illégitimité de ces institutions. Il est hypocrite de dénoncer les putschs en Afrique alors qu’ils sont le résultat d’une fragilité institutionnelle dramatique. Les conflits au Sud n’ont certes pas provoqué la décomposition des États, mais ils dérivent souvent de l’incapacité de ceux-ci, voire de leur effondrement. Personne ne veut voir cette fragilité, car les puissances du Nord se contentent de beaucoup moins, cherchant surtout à ce que les États du Sud aient un semblant d’apparence institutionnelle pour établir et pérenniser leurs relations de clientèle. En outre, le système onusien ne reconnaissant que des États, il ne s’engage pas à travailler avec des acteurs non étatiques, ce qui ne facilite pas les choses ! 

Ainsi, les phénomènes de décomposition institutionnelle et sociale deviennent les paramètres des paramètres dramatiques du jeu international actuel. On va vers l’inversion du modèle de 1945 : le jeu international n’est plus dicté par des rapports de force, mais par des rapports de décomposition et de faiblesse. Ce refus de capter le langage de l’autre, de comprendre qu’il peut avoir une autre représentation du politique, du monde, cette arrogance des puissances occidentales tient à l’assurance que leur modèle est universel.  En vous en remettant au rapport de forces, vous pouvez tout faire sauf modifier la compréhension que l’autre a de la situation. C’est pourtant là que se trouve la racine de la plupart des conflits : ce que j’appelle l’approche subjective des relations internationales, qui me paraît indispensable. 

G. S. : Sur l’État-nation, il ne faut pas confondre trois problèmes différents. Premièrement, la planète a été entièrement étatisée autour de 1960. Mais cela n’empêche pas une réalité contrastée. Il y a, par exemple, des États-empires, qui avaient des bureaucraties anciennes, prises épisodiquement de nouvelles velléités impériales : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran. Deuxièmement, depuis 40 ans, la vague de néolibéralisme a arraché à l’État les moyens financiers pour gérer ses sociétés. L’État social, s’il allait bien avec le dirigisme, ne peut pas survivre au néolibéralisme. Troisièmement, certains pays n’ont plus les moyens de porter la souveraineté du projet de l’État westphalien. Plutôt que de les aider, on leur propose de rétrocéder une partie de leur souveraineté, tout en leur demandant de maintenir l’ordre dans leur propre pays. Ces trois problèmes qui se posent à l’État nous poussent à nous demander si une structure différente peut émerger. Tout ce qui est humain est périssable, mais pour l’instant, je ne vois pas d’alternatives à ces structures. 

Rencontre entre Bertrand Badie et Ghassan Salamé dans les locaux de Sciences Po Alumni. (Crédits : Manuel Braun)

B. B. : Il ne faut pas sous-estimer le fait que, juste après la décolonisation, est intervenue la mondialisation. Et celle-ci, loin de confirmer la souveraineté, l’a rendue caduque dans les faits. Dans les faits seulement, car on ne cesse de redire que le principe de souveraineté est au centre du droit international. Pourtant, la mondialisation a invalidé ce principe, donnant naissance à celui d’interdépendance. Celle-ci vient définir, de facto, une nouvelle règle du jeu qui se traduit aussi par l’abolition du principe de territorialité. 

Cela vient créer un ordre international multi-niveau. Il peut y avoir des tensions très fortes entre deux États alors que les échanges économiques sont très puissants. Le volume des échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis ne cesse par exemple de se renforcer, même sous Trump. Cet ordre multi-niveau vient changer la donne et rétrécir l’espace de la souveraineté. L’interdépendance crée dans cette situation de déséquilibre des aubaines nouvelles pour les pays du Sud, y compris pauvres. Toute une série d’États qui, du temps de la bipolarité, n’avaient qu’à se ranger derrière un « grand », jouent maintenant de ce que j’appellerais l’union libre diplomatique. Plus ces États du Sud sont aisés, plus ce jeu d’aubaine devient facile. L’Arabie saoudite peut ainsi « flirter » un jour avec Vladimir Poutine, le lendemain avec Benyamin Nétanyahou, un troisième avec Xi Jinping. 

Le nouveau jeu diplomatique, qu’on ne veut pas voir, tient à la recherche de l’aubaine. Il ne faut quand même pas oublier que neuf États africains francophones sur 15 ont refusé, lors du dernier vote à l’assemblée générale de l’ONU, de sanctionner la Russie. On assiste à un marché diplomatique complètement dérégulé, où chacun échange sa voix contre ce qu’il peut obtenir de plus favorable. Cela change totalement le jeu. Le malheur, c’est que Vladimir Poutine l’a compris avant les Occidentaux. Lui qui était isolé par un crime d’agression récupère, peu à peu, depuis le G20 de Bali, en novembre 2022, des complaisances africaines, mais aussi indiennes ou brésiliennes. L’état très préoccupant du Sud donne naissance à un jeu où le « tiers monde » est en train de devenir le premier monde, celui qui va peut-être faire la décision.

Comment expliquer, justement, la neutralité voire l’alliance avec la Russie de certains pays du Sud dans le conflit en Ukraine ? 

G. S. : L’Europe doit accepter que la centralité de son rôle soit revue à la baisse. Elle avait de bonnes raisons de croire qu’elle était le centre du système international. Elle était auparavant composée de plusieurs métropoles coloniales qui, quand elles faisaient la guerre, entraînaient avec elles des dépendances coloniales dans le monde. Pendant la guerre froide, le théâtre central de la confrontation restait tout de même l’Europe, comme l’illustrait le mur de Berlin. Depuis, on découvre une montée des puissances asiatiques (Chine, Inde, Indonésie) ; on découvre aussi une fluidité dans le positionnement, qui est une émancipation post-coloniale. 

Ce n’est pas tant par russophilie que certains pays ont refusé de voter des sanctions à la Russie, mais parce qu’ils considèrent le conflit ukrainien comme un conflit régional européen. Il n’y a plus cette espèce de centralité de l’Europe qui faisait que ce qui se passait sur le continent avait automatiquement un impact mondial. L’Europe est menacée non de périphérisation, mais de normalisation. Elle n’est plus une source d’émulation. 

B. B. : Je ne crois pas que la matrice principale du refus de voter les sanctions contre la Russie soit ce sentiment d’extranéité par rapport au conflit. Il faut tenir compte de deux paramètres supplémentaires. Il y a d’abord un calcul utilitaire. J’étais frappé qu’un homme comme Paul Biya, président du Cameroun, préconise le refus de vote de son pays, tandis qu’il venait de signer des accords avec la Russie. C’est pour cela que je parle d’effet d’aubaine. 

Il ne faut pas négliger non plus l’effet de ressenti. La mémoire qu’on a du passé pèse beaucoup sur les politiques étrangères, là où se mêlent humiliations anciennes, sentiment de marginalisation, voire mépris des grands.

Au total, je ne considère pas le conflit russo-ukrainien comme une Troisième Guerre mondiale, mais il s’agit, en revanche, de la première guerre mondialisée, c’est-à-dire qui s’étend vers tout un ensemble de pays, sans que les armées soient forcément impliquées. L’autre aspect de la guerre mondialisée, c’est qu’elle vient toucher tous les secteurs de la vie humaine, notamment la vie économique. Dans cette conscience très rapide qu’avait l’Afrique de la mondialisation du conflit russo-ukrainien, il y avait un sentiment : « On n’y est pour rien, mais nous allons payer la facture. » Ces pays partageaient l’idée que le conflit déclencherait une crise globale dont ils seraient les victimes. 

Quels sont, selon vous, les deux principaux défis qui vont occuper la scène internationale dans les prochaines années ?

G. S. : Le premier défi que la guerre d’Ukraine a ouvert est le défi nucléaire. Que ce soit au niveau de la modernisation ou de la multiplication des têtes nucléaires, nous arrivons à une accélération du mouvement. La France modernise son arsenal, de même que la Grande-Bretagne. Surtout, la Chine va doubler, en l’espace de 15 ans, le nombre de ses têtes nucléaires en devenant, en la matière, une puissance plus sérieuse qu’elle ne l’a jamais été. Les États-Unis sont tentés de renouveler leur stock. Ces dernières années, un tiers du budget militaire de Vladimir Poutine allait à son arsenal nucléaire. 

Au niveau de la prolifération, j’ai de sérieuses inquiétudes. On a déjà enregistré des pays qui sont des États nucléaires : Inde, Pakistan, Israël, Corée du Nord et peut-être Iran. Dans le traité de non-prolifération, il y a un article prévoyant qu’une puissance nucléaire n’attaquera pas une autre puissance non nucléaire ayant signé le traité. Or, nous sommes dans une phase caractérisée, pour certains pays, par la peur de l’abandon par les grandes puissances qui garantissaient leur protection, et qui peuvent désormais être tentés de se doter d’arsenaux nucléaires. C’est un défi que l’on devra affronter sérieusement.

Le deuxième défi est celui de la création d’une nouvelle architecture multilatérale dans le monde. Personne ne peut nier que nous avons besoin de plus de multilatéralisme. Néanmoins, il ne faut plus utiliser la vieille grammaire des relations internationales, qui a fonctionné à un moment, mais ne marche plus. Nous avons besoin d’un renouveau du multilatéralisme. 

L’ancien modèle est à la peine. La vieille machinerie de l’ONU montre tous les jours qu’elle a besoin d’une véritable reconceptualisation, mais les États qui ont les moyens de bloquer sont extrêmement rétifs à cette reconfiguration. L’OMC est en panne 15 ans après sa création, parce qu’elle n’est pas fondée sur assez de représentativité. Chez les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, NDLR], les tensions internes qui les opposent font qu’aucun critère, aucune règle précise, ne prédétermine l’adhésion. Il y a ainsi une « coalition de ressentiments », mais pas de capacité de proposition depuis leur création, en 2009.

Rencontre entre Bertrand Badie et Ghassan Salamé dans les locaux de Sciences Po Alumni. (Crédits : Manuel Braun)

B. B. : S’il ne faut en retenir que deux, je choisirais d’en mentionner un de nature horizontale et l’autre de nature verticale. Le défi horizontal est la mutation qui permettra de passer de la citoyenneté à l’humanité, c’est-à-dire de comprendre que les risques ne sont plus partitifs, mais globaux. Et de savoir créer une grammaire capable de gérer tout cela ! 

On continue à parler d’intérêts nationaux, en vivant dans la fiction qu’un compromis entre des intérêts nationaux permettra de définir un intérêt global. Alors qu’aujourd’hui, c’est l’inverse : il n’y a d’intérêt national que si, préalablement, les intérêts globaux sont respectés. Or, ce sens de l’histoire nouvelle n’est dans la tête d’aucun gouvernant, ce qui est éminemment dangereux. La Pologne continuera de défendre le charbon, les pays producteurs du pétrole continueront de définir leur richesse privilégiée… 

L’humain ne survivra que si on institutionnalise l’intérêt global. Ce qui, dans l’histoire de l’humanité, n’est jamais arrivé et implique donc une réinvention du multilatéralisme. Il faut comprendre que lutter contre les fléaux collectifs a une utilité pour tous, c’est aussi une assurance pour les plus riches. Il y a donc bien un intérêt national à privilégier les enjeux globaux. Mais les dirigeants ne l’accepteront que sous la foi de deux arguments : soit l’appât du gain, soit la peur. C’est toujours cette dernière qui a fait avancer le multilatéralisme, or je constate avec effroi que le Covid n’a pas fait suffisamment peur. Par ailleurs, nous sommes dans un monde régressif, où les hommes et les femmes d’État sont remplacés par des hommes et des femmes politiques qui veulent plaire à leurs opinions publiques en satisfaisant des intérêts de court terme. D’où l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Le défi vertical tient à la nécessité de revoir le caractère hiérarchique de l’ordre international. Le résultat de la hiérarchie est la domination et l’humiliation qui, un temps, étaient acceptées, mais qui, aujourd’hui, créent de la violence. C’est un défi majeur. Cette culture hiérarchique de l’ordre international rend la voix des acteurs locaux inaudible. Or la solution aux problèmes passe de plus en plus par ceux-ci. S’inscrire dans une diplomatie hiérarchique conduit à considérer comme négligeable ce que dit le local. Pourtant, un chef de village dans le Sahel, ou, plus dramatiquement, un contrebandier, devient de plus en plus déterminant dans l’évolution de la conflictualité. La mondialisation a cassé tous les mécanismes de la verticalité. 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.