Fiction - Le crépuscule

Fiction - Le crépuscule

Un président réélu qui s’effondre au début de son second mandat, une absence totale de majorité au Parlement, une cohabitation étrange… Le journaliste et romancier Thomas Bronnec nous livre une fiction à l’ambiance crépusculaire, dans laquelle aucun nom n’est réel, ce qui laisse libre cours à notre imagination…

L’horloge égrène son tic-tac dans l’atmosphère ouatée du salon Pompadour. Sur la table, une coupe de Champagne, renversée sur un plateau d’argent comme un roi mis échec et mat, nargue le président. Affalé sur le canapé, il observe son reflet dans le miroir en face, sombre fantôme en costume qui semble jaillir du vase Ming posé sur le guéridon, comme un mauvais génie. Il se lève et s’approche à petit pas de lui-même. Sans trop savoir pourquoi, il tire son téléphone de la poche intérieure de sa veste et prend son double en photo. Sur le cliché, le téléphone masque ses traits et ne subsiste plus autour de l’appareil que la forme oblongue de son visage. Les yeux, le nez, la bouche ont disparu et au-dessus de lui, la marquise pendue au lustre le regarde avec les lèvres pincées. « Encore un qui va s’en aller », semble-t-elle penser.

C’est terminé. Le président a perdu son pari. La démarche familière de Claude Danjun le tire de sa torpeur. « Il est deux heures », dit doucement son conseiller spécial, en s’approchant de lui avec précaution comme s’il était malade ou contagieux. « Il va falloir décrocher. »

La nuit noire et glaciale de novembre semble avoir tué toute forme de vie dans le jardin du château. Il a beau plisser les yeux, le président ne voit rien par la fenêtre, rien qui puisse le distraire ou le réconforter. Deux mois auparavant, il s’y baladait encore en bras de chemise à la faveur d’un improbable été indien, content du tour qu’il leur avait joué, à tous ceux qui avaient dénoncé son obstination et prédit sa déroute. Les badauds, eux, s’y pressaient encore, voyeurs et insultants, indispensables mais indésirables comme Séraphin Lampion et ses romanichels à Moulinsart. Il avait fait ouvrir les jardins au peuple, chaque premier dimanche du mois, pour se débarrasser de l’image d’un monarque cloîtré, mais c’était surtout pour mieux en goûter la tranquillité une fois que ces curieux l’avaient quitté, laissant derrière eux des emballages froissés de viennoiseries ou des chewing-gums jetés avec délice dans les allées. Il aurait dû se méfier.

Ils étaient venus le polluer. Ils avaient fini par le salir complètement, faisant de son second quinquennat une peau de chagrin flasque et gâtée. « En répondant oui ou non à la question que je vous pose, vous direz quel chemin vous voulez suivre. » Les Français avaient dit non. Ils lui avaient dit « Dégage », sept mois à peine après l’avoir reconduit à l’Élysée. Grisé par son improbable réélection, il avait joué son destin à pile ou face, et celui du pays avec, qu’il emmenait maintenant dans sa soudaine déchéance.

« On aurait dû… », commence-t-il. Mais Claude Danjun l’arrête aussitôt, d’un doigt posé sur les lèvres. Le président est touché par la douce sollicitude de son conseiller spécial, qui a choisi de ne pas l’accabler et trouve la force de le réconforter. Il l’avait prévenu, pourtant. C’était dans son bureau, qui donnait sur la roseraie. « Je t’ai rêvé en de Gaulle, j’espère que tu ne vas pas finir dans l’Histoire comme Hindenburg », avait lancé Danjun la première fois qu’il avait évoqué ce référendum sur l’euro. C’était après les législatives, qui n’avaient donné de majorité à personne, plaçant le Rassemblement national en position d'arbitre avec 67 députés.

Il avait poussé la droite d’Hélène Cassard dans les bras du parti d’extrême droite en espérant la pulvériser. Il l’avait nommée à Matignon, il avait accepté des ministres héritiers du fascisme et initié une double cohabitation inédite. D'abord entre l'Élysée, à gauche, et Matignon, à droite. Ensuite, à l'intérieur même du gouvernement, entre les « mondialistes » et les « patriotes » comme les appelait Laurence Varennes, la présidente du Rassemblement national. Les Français avaient paralysé la République, il en avait pris acte. Pour la remettre en marche, il avait été sur le terrain de Laurence Varennes. Il avait convoqué le peuple pour dire « oui » ou « non » à l'Europe, dans le seul but d’obliger la droite à séparer le bon grain de l’ivraie et à ramener vers son « social-libéralisme » – qui était si peu en cour – les républicains qui restaient encore dans le camp de Cassard.

Claude Danjun s’approche de lui. Dans la lugubre atmosphère du salon, son ombre le surplombe comme un aigle prêt à fondre sur sa proie. Il trouverait presque normal que Danjun le gifle et le laisse seul, gisant sur les lampas bleu et or comme un fruit pourri, oublié dans la corbeille, et au lieu de ça, son conseiller lui pose la main sur la joue, sans un mot. Le président le laisse faire, il le laisse s'asseoir à côté de lui et lui prendre la main.

— Je ne vais pas te laisser tomber maintenant. On ne sera pas trop de deux pour envoyer les pelletées sur le cadavre de l'Europe, murmure Danjun en s'efforçant de sourire.

— Ce n'est pas nous qui l'avons tuée. Dis-le moi. Rassure-moi.

— On l'a juste achevée. Elle était mourante et ce n'était pas notre faute.

Le président sent les larmes monter. Il n'a jamais craqué, depuis qu'il est ici. Il a toujours contenu ses émotions, caché ses peines et ses chagrins derrière le masque d'une ironie parfois féroce, mais toujours à propos. Le rire est la meilleure des armes contre la fatalité des catastrophes. Ils ont un deuil à faire, ensemble, mais ce n'est pas celui de cette bande de technocrates grabataires qu'ils ont poussé de la falaise. Danjun serre ses doigts autour de ceux du président.

— Il n'y a pas d'autre choix. Il faut partir, hein ? reprend le président.

— De Gaulle l'aurait fait, sourit tristement Danjun.

Cette phrase était devenue un gimmick entre eux depuis que le conseiller spécial du président avait allègrement puisé dans les discours passés du général pour mobiliser son camp entre les deux tours de la présidentielle, face à Laurence Varennes.

— Et pour une fois, je suis d'accord avec lui, répond le président en retirant sa main. On va éteindre les lumières et rendre les clés.

— On pourrait y aller.

— Aller où ?

— À la présidentielle. Continuer à se battre.

Le président se tourne vers Danjun et s'esclaffe. « L'histoire sans fin », répète-t-il. « L'histoire sans fin. » « Non, reprend-il. On va laisser la place. Les couteaux sont tirés au parti et je suis fatigué de devoir en permanence supporter les courbettes et surveiller mes arrières. »

Claude Danjun se lève et marche jusqu’au miroir. Le président distingue son reflet, et quelques tremblements d’épaule. Il a les yeux fermés. Il craque, aussi. « Tout ça, ça va nous manquer, hein ? », dit-il, les dents serrées, en ressuscitant ses bras restés ballants comme des membres morts, et qui maintenant balayent la pièce d'un air las. « C'est pour ça qu'on s'est toujours battu, non ? » Pour ça… Le faste et les dorures, l’apparat et la luxure, parfois. Le pouvoir absolu et ce qui va avec, l’absolue solitude consolée par de rares plaisirs. Une balade dans le parc un soir de bruine, une partie de baise avec une courtisane de passage, un bon repas capable de suspendre le temps.

Le président saisit son portable dans la poche et compose un numéro sans cesser de regarder le dos de Danjun secoué par d’inoffensifs petits spasmes, comme s’il attendait que quelqu’un lui passe une couverture. « Oui, dit-il. C’est le président. Vous pouvez ? Peu importe. Je vous fais confiance. Au salon Pompadour. »

Il est 2 h 34. Le président ne peut réprimer un bâillement.

— Il faut qu’on s’y mette, Claude. C’est un discours pour l’Histoire.

— Le discours du désastre. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de l’écrire.

— Il faut garder la tête haute. Le désastre, c’est eux, c’est les Français qui sont désastreux. Nous, on a essayé de sauver les meubles

Des bruits de pas résonnent sur le parquet et dans le chambranle de la porte apparaît la silhouette massive du maître d’hôtel. Il pousse un plateau roulant avec deux assiettes vides et un plat sous cloche. Le président s’approche. « Vous nous avez choisi quoi ? » demande-t-il en attrapant la bouteille de vin. Il examine l’étiquette. « Un romanée-conti. » « Et là ? », demande-t-il en découvrant le plat. Il fait une moue dégoûtée devant le canard entier, laqué à la perfection. Le maître d’hôtel lui demande, d’un regard, l’autorisation de le découper. « C’est le traitement qu’on réserve aux animaux morts, non ? Alors allez-y. »

Claude Danjun l’a rejoint pour assister au dépeçage du canard. Ils observent en silence l’homme en livrée opérer, ciseler les aiguillettes et les déposer dans les assiettes. Le président réprime un haut-le-cœur, comme si on l’obligeait à se goberger avec de la charogne. « Il est temps que ça cesse », dit-il en quittant la pièce lentement, sans se retourner.

Thomas Bronnec est journaliste et romancier. Il est l’auteur de plusieurs documentaires pour France 5, dont « Une Pieuvre nommée Bercy » (2012) et « Ces conseillers qui nous gouvernent » (2016).

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