Albert Sorel : "L’Europe et la Révolution française"
Par Pascal Cauchy et Emmanuel Dreyfus (promo 91)
Albert Sorel (1842-1906), pour beaucoup d’entre nous, n’est que le nom d’une salle au dernier étage du bâtiment où les amphithéâtres se superposent. Cette dignité toponymique, Sorel la doit à sa qualité de fondateur de l’École libre des sciences politiques aux côtés d’Émile Boutmy. Il est surtout l’introducteur de l’histoire diplomatique dans les cours de l’école.
Boutmy, dans sa volonté de participer au relèvement de la France après la guerre de 1870, accordait à l’étude des relations internationales une place primordiale. La formation des futurs diplomates semblait exiger, en plus du droit des gens, une connaissance de l’action diplomatique française contemporaine, et des leçons tirées de son expérience. Cette tâche fut confiée à Sorel : jeune homme, il s’était essayé au roman puis s’était fait remarquer par de brillants articles historiques et diplomatiques pour lesquels il paraissait un disciple de Taine. Présenté à Guizot, voisin de sa famille normande, ce dernier l’avait recommandé pour une carrière de diplomate et Sorel, aussitôt, avait participé aux difficiles et infructueuses négociations diplomatiques du gouvernement provisoire avec l’Europe lors de la guerre contre la Prusse. Le poste de secrétaire à la présidence du Sénat lui permit ensuite d’assurer son cours rue Saint-Guillaume et d’écrire les livres qui donnaient son analyse des relations internationales.
Outre une Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, un Précis du droit des gens – ancienne appellation du droit international – et bien d’autres, Sorel s’attacha à écrire à partir de son cours son chef-d’œuvre, une histoire monumentale de L’Europe et la Révolution française. Dès l’introduction, il souligne la singularité idéologique de la Révolution qui alimenta son expansion en Europe. Il fait remarquer, dans le même temps, l’aveuglement des souverains contemporains qui ne surent pas évaluer la nouveauté de la force montante. La combinaison de volontés et d’inconséquences détruisit l’ordre international de l’Europe et laissa la place à Napoléon, continuateur singulier de la Révolution.
Écho dans l’histoire
Le passage consacré aux traités de Tilsit (1807) entre la France de Napoléon et la Russie d’Alexandre, rend compte de façon saisissante de quelle manière les deux empereurs dissèquent la Prusse vaincue, sous le regard impuissant de son roi humilié et d’une Europe tétanisée. L’histoire se fait-elle à nouveau avec des puissances et des nations ? Donald Trump et Vladimir Poutine semblent le penser ; quant au rôle du roi de Prusse...
Albert Sorel fut membre de la plupart des grandes académies d’Europe dont l’Académie royale des sciences de Prusse et l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg. Il présida l’Académie des Sciences morales et politiques et fut élu en 1894 à l’Académie française.
Extraits de L’Europe et la Révolution française
« La Révolution française, dès son début et par les seules conséquences de son premier principe, sape par la base et ruine tout l’édifice de la vieille Europe monarchique. Elle proclame la souveraineté du peuple, elle présente ses doctrines comme des vérités évidentes et universelles, elle menace tous les pouvoirs établis, elle invite toutes les nations à se révolter et à s’affranchir. Ce qui est le plus étrange ici, ce n’est ni le caractère de la doctrine ni l’ardeur de la propagande, c’est l’indifférence des gouvernements européens. Les signes d’orage leur échappent ; lorsqu’il éclate, ils le considèrent avec une égoïste quiétude ; ils ne s’en effrayent que quand les torrents débordent et que l’inondation les gagne. »
« Alexandre s’installa dans Tilsit, qui fut neutralisée. Il y eut deux villes, la française et la russe. Dès lors les deux empereurs ne se quittèrent plus, paradant devant leurs troupes, se donnant en spectacle à leurs armées ; puis le soir, se retrouvant et s’isolant en de longues conversations où Napoléon déployait toute sa magie et Alexandre tout son enchantement. Ils s’accordèrent, à l’envi, pour ne parler qu’au futur de ce qui pourrait diviser, la Pologne, et en parler le moins possible. Ils ne pouvaient s’entendre que sur une hypothèse : le partage de l’empire turc. »
« De l’esprit de Tilsit il ne perça, naturellement, rien dans les traités. Les deux empereurs en arrêtèrent eux-mêmes les principales dispositions, dans une note que les plénipotentiaires n’eurent qu’à découper en articles. La Prusse y était comprise. Napoléon disposait d’elle sans l’entendre, et Alexandre consentait sans la consulter. Tout étant arrêté de la sorte, et le roi de Prusse n’ayant plus qu’à recevoir notification de son sort, Napoléon daigna l’admettre à lui faire sa cour. Frédéric-Guillaume s’était installé dans un moulin situé au faubourg de la ville, neutralisé pour la circonstance. Une sorte de morgue, avec un air de honte et de souffrance, s’ajoutait à la gaucherie naturelle de sa personne longue, mince et sans grâce. Il vivait dans l’angoisse et se sentait importun. »