David Martinon : "Notre métier de diplomate fait davantage sens dans les pays en crise"

David Martinon : "Notre métier de diplomate fait davantage sens dans les pays en crise"

Ambassadeur de France en Afghanistan depuis fin 2018, David Martinon exerce sa mission dans un pays ultra-sensible et un contexte ultra-sécurisé. Confiné dans un bunker au cœur de Kaboul, il raconte les enjeux d’une profession qu’il a choisie par passion.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi, Laurence Bekk-Day, Yasmine Laaroussi et Maïna Marjany

Cette interview a été publiée dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020. 

David Martinon à Paris (Crédits : Aglaé Bory)

David Martinon à Paris (Crédits : Aglaé Bory)

David Martinon, la diplomatie est une vocation qui vous vient de très loin…

Oui, elle date de l’adolescence et même avant. Le premier événement marquant dont je me souviens a été la bataille des Hôtels à Beyrouth [un épisode de la guerre civile du Liban, opposant milices chrétiennes et groupes palestiniens en plein cœur de la capitale, NDLR]. C’était en 1975, j’avais quatre ans ! Il y a des images qui laissent des traces ; pour moi, c’était la façade de l’Holiday Inn [aujourd’hui criblé de balles et désaffecté, NDLR] et quatre ans après, l’invasion soviétique en Afghanistan. Cela a participé à mon envie d’être dans les affaires du monde, qui s’est confirmée lors de mes études à Sciences Po. Après l’ENA, j’aurais pu partir au Trésor, mais je me suis dit que le Quai d’Orsay me conviendrait mieux.

Vous avez été consul général à Los Angeles, puis ambassadeur pour le numérique à Paris… et maintenant l’Afghanistan : c’est un tout autre décor !

Je considère que notre métier de diplomate fait davantage sens dans les pays en crise que dans les pays stables. J’ai toujours pensé que notre rôle était déterminant dans les pays en guerre. D’autant que l’Afghanistan a une image quelque peu spéciale auprès des diplomates… C’est vrai au Foreign Office, et c’est vrai au Quai d’Orsay : ces institutions sont remplies de diplomates qui ont lu Kipling et Kessel et qui ont nourri l’envie d’aller en Afghanistan dès l’adolescence.

D’ailleurs, je m’y suis rendu dès que j’ai pu. J’ai saisi l’occasion en 2002. À l’époque, j’étais conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui m’avait confié la mission de fermer le centre de Sangatte, dans lequel la première nationalité représentée était la nationalité afghane. Je suis donc allé à Kaboul pour négocier un accord de réadmission [convention qui permet d’expulser un migrant en situation irrégulière vers le pays signataire sans demander d’autorisation consulaire, NDLR]. Cet accord tient toujours, d’ailleurs. Cela nous avait permis d’envoyer un signal aux passeurs : le passage vers le Royaume-Uni n’était désormais plus garanti pour les migrants.

L’Afghanistan est le pays le plus dangereux du monde, selon le Global Peace Index. Comment se prépare-t-on à être ambassadeur dans une telle situation ?

J’ai été formé par un ancien membre du GIGN pour faire face à un certain nombre de situations : l’attitude sous le feu, les sorties de voiture en cas de mine magnétique ou d’embuscade, les sorties de couloirs d’immeubles en cas d’attaque…  Mes collaborateurs, eux, ont fait le « stage de poste difficile », où il y a des simulations de prise d’otages. En ce qui me concerne, on a considéré que je n’avais pas besoin de le faire, parce que la probabilité que cela m’arrive est très faible : il y a plus de chances que je sois mort plutôt qu’otage [rires] !

À Kaboul même, la préparation se poursuit. On s’entraîne à se réveiller la nuit quand il y a des alertes de tirs de roquette. On s’entraîne à rejoindre les salles de repli quand il y a des alertes dites duck and cover, c’est-à-dire une situation marquée par une ou plusieurs attaques complexes, où on a interdiction de bouger. On s’entraîne à sortir de la voiture le plus efficacement possible, parce que même si elle est blindée, il faut pouvoir s’en extraire en moins de cinq secondes. On s’entraîne à pratiquer les gestes d’urgence et il ne s’agit pas des premiers secours, mais plutôt de médecine de guerre ! Il faut savoir mettre un garrot sur un bras ou une jambe. On fait beaucoup de sport ; par nécessité, parce qu’il faut être fit, comme disent les Américains, mais aussi parce que c’est notre seul exutoire.

David Martinon interviewé à Paris par l’équipe d’Émile (Crédits : Aglaé Bory)

David Martinon interviewé à Paris par l’équipe d’Émile (Crédits : Aglaé Bory)

Avec de telles contraintes, les conséquences sur la vie de famille doivent être lourdes.

C’est une vie très particulière : je vois ma femme et mes enfants tous les deux mois. Ils ne peuvent pas me suivre, ayant l’obligation de rester à Paris. Désormais, nous ne sommes maintenus en poste que pour deux ans, à la suite d’une décision du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, juste après l’attentat du 31 mai 2017 qui a visé le quartier des ambassades de Kaboul. Aujourd’hui, la situation est telle que nous sommes soumis à un confinement extrême : je ne marche pas dans la rue, je me déplace dans une voiture blindée, j’attends que le portail de l’emprise se ferme avant de sortir du véhicule, puis seulement alors, j’enlève mon gilet pare-balles.

Dans ce cas, pourquoi maintenir une ambassade en Afghanistan ? Quels sont les intérêts de la France dans ce pays ?

Nos intérêts vitaux sont surtout d’ordre sécuritaire : l’immigration, le terrorisme et les stupéfiants. Il s’agit de gérer au mieux l’immigration afghane, qui est aujourd’hui l’une des premières, sinon la première, en France. Nous surveillons aussi de près toute velléité d’attentat terroriste sur le sol français. C’est essentiel, car l’Afghanistan est une terre de djihad, peut-être même la première terre de djihad depuis l’invasion soviétique de 1979.

Comme dans la zone syro-iraquienne, nous essayons de vérifier que des djihadistes français ou francophones ne viennent pas rejoindre soit l’insurrection talibane, soit Daech (État islamique au Khorassan) pour s’y aguerrir et ensuite revenir commettre des attentats en France. Rappelons que Mohammed Merah s’y était rendu avant de repartir préparer les attentats de Toulouse.

Pour ce qui est des stupéfiants, nous essayons de trouver un début de solution à ce déversement de marchandises à travers le monde et donc en France. Aujourd’hui, l’essentiel des terres cultivées en pavot se trouve dans des zones contrôlées par l’insurrection talibane. Il est impossible d’y agir directement, si ce n’est par des bombardements qui ne sont pas efficaces à long terme. Les laboratoires de transformation sont des unités de plus en plus mobiles ; on peut les détruire, mais les trafiquants les recréent immédiatement. À l’heure actuelle, nous essayons avec nos partenaires de redéfinir une stratégie qui prenne en compte tous les aspects du problème, de la production à la distribution, jusqu’aux défis de santé publique. À l’époque où nous avions 150 000 hommes sur le terrain, nous n’avions pas réussi à obtenir de résultats probants. Il faut repenser le problème différemment.

Les consommateurs en Afghanistan et dans les pays voisins sont légion. Si le marché russe est moins dynamique, il reste considérable. Là-dessus, d’autres marchés, comme la Chine et l’Inde, se sont récemment ouverts à la méthamphétamine, également produite en Afghanistan.

Il faut essayer de s’attaquer au problème à la source ; mais aujourd’hui, si le ministre de l’Intérieur afghan reconnaît que le problème est très important, il indique que sa priorité reste la contre-insurrection et que partant de là, il ne peut pas affecter de forces supplémentaires à la lutte contre le trafic de stupéfiants.

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« Nos intérêts vitaux en Afghanistan sont surtout d'ordre sécuritaire : l'immigration, le terrorisme et les stupéfiants. »

Comment gérer la question de l’ingérence étrangère en Afghanistan, notamment celle du Pakistan, qui est une terre d’accueil des talibans depuis une vingtaine d’années ?

Il est vrai que les leaders de l’insurrection talibane vivent au Pakistan ; mais je m’oppose au quotidien à Kaboul contre la tentation permanente des leaders afghans d’incriminer leur voisin pour expliquer leurs propres échecs. C’est là un moyen de s’exonérer de toute responsabilité ; or la responsabilité première reste celle des Afghans, qui sont incapables de s’unir et de régler leurs problèmes sans recours à la violence.

Que penser du nouveau rôle de la Chine dans cette région ?

C’est probablement le voisin de l’Afghanistan dont l’influence est la plus positive. La Chine a une toute petite frontière avec l’est de l’Afghanistan, dans le corridor du Wakhan, qui culmine à 5 000 mètres d’altitude. Cette délimitation a été imposée à la fin du XIXe siècle pour que l’empire russe et l’empire britannique n’aient pas de frontière commune à partir de laquelle ils se seraient affrontés directement. Aujourd’hui, les Chinois s’intéressent surtout à l’Afghanistan pour des raisons de sécurité. Ils veulent pouvoir faire face à ce qu’ils nomment le terrorisme ouïghour et à Daech. C’est pour cela qu’ils s’impliquent et ont des relations avec les talibans, qui sont aussi liées au partenariat stratégique sino-pakistanais.

Quid des interprètes afghans, auxiliaires de l’armée française, dont le sort a ému une partie de la communauté internationale ? Si on fait le compte de la troisième vague de relocalisations, seuls 43 visas ont été accordés sur 180 dossiers déposés…

La France a accueilli un grand nombre d’auxiliaires de l’armée française. On peut dire qu’elle a été très généreuse et très protectrice : environ 800 personnes ont été accueillies, dont certains interprètes qui avaient passé plus de temps à travailler pour les armées britannique et américaine que pour l’armée française.

Quelle est notre position actuellement ? L’examen de toutes les demandes a été fait il y a un peu moins d’un an ; aujourd’hui, objectivement, ceux qui souhaitent être accueillis n’ont pas vraiment de titre à l’être. Je veux en terminer avec un narratif selon lequel ces anciens interprètes seraient en danger ; ils ne le sont pas de manière personnelle. Tout le monde est en danger en Afghanistan ! On a vu dans la presse que les Personnels civils de recrutement local (PCRL) étaient menacés, lettres à l’appui. Or ces lettres sont des faux ! Ce n’est pas moi qui le dis, mais les services afghans : « Vous n’avez pas vu que cette lettre a été écrite en dari [persan afghan, NDLR] ? Les talibans sont des Pachtounes qui écrivent en pachto ! »

On a regardé les dossiers dans le détail : pas un seul PCRL n’est décédé parce qu’il était PCRL. L’un d’entre eux est mort dans un attentat qui visait un bureau de vote. Un autre a été impacté dans un attentat qui ciblait un cortège de l’OTAN. La France a joué son rôle, et a exercé sa responsabilité avec la générosité requise.

Donald Trump a déjà réduit de moitié le contingent américain il y a près d’un an. En cas de désengagement total des États-Unis, quel serait le plan B ?

Il faudra se demander dans quelles conditions l’OTAN pourrait rester en Afghanistan après le départ des Américains. La position du président Trump n’est pas déraisonnable : elle est plutôt proche de celle du président Obama. Mais c’est la méthode qui est discutable. Il n’y a rien de pire que de commencer des négociations en posant comme principe : « De toute façon, à telle date, on s’en va. »

Les Américains ont déversé des milliards de dollars et perdu beaucoup d’hommes. Nous en avons nous-mêmes perdu 90, et eux près de 3 000. C’est l’opération la plus longue et la plus lourde de l’OTAN. Après 19 ans et avec plus de 150 000 hommes mobilisés, il est légitime de vouloir en tirer un bilan.

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« Il faudra se demander dans quelles conditions l'OTAN pourrait rester en Afghanistan après le départ des américains. »

Comment, dans ce contexte compliqué, envisager le rapatriement des clandestins afghans ?

Aujourd’hui, la France ne réalise que peu de réadmissions. Pourtant, nous avons réglé les problèmes que nous avions avec le gouvernement afghan dans ce domaine. Dans le même temps, les Allemands, les Suédois, les Turcs, eux, en ont réalisé des milliers chaque année. Les Afghans que nous reconduisons sont en général des individus qui sortent de prison, pour trafic de drogue ou violences, notamment.

Il existe toutefois une véritable diaspora afghane en France…

Oui, et c’est une diaspora qui s’intègre bien. De nombreux écrivains français sont d’origine afghane, comme Atiq Rahimi, qui a obtenu le prix Goncourt en 2008, ainsi que des réalisateurs… Le lien avec le pays d’origine reste toutefois fort : on voit un certain nombre d’Afghans devenus français qui reviennent au pays. Le chirurgien en chef de l’Institut médical français pour l’enfant (IMFE) de Kaboul est un Afghan devenu français ; il continue à opérer à Kaboul !

Vous n’hésitez pas à organiser des livraisons de pain français pour séduire vos interlocuteurs afghans. Selon vous, la diplomatie gastronomique à Kaboul a-t-elle de l’avenir ?

J’avais déjà réussi à engager un chef français lorsque j’étais en poste aux États-Unis. J’ai voulu faire la même chose à Kaboul pour que l’ambassade française soit reconnue comme une bonne table et que ce soit un honneur et un plaisir d’y être invité. Le pain a le mérite d’être assez facile à faire, de ne pas être coûteux à fabriquer et également d’être halal. D’ailleurs, le ministre de la Défense afghan apprécie tellement le pain de l’ambassade qu’il en apporte, m’a-t-on raconté, même quand il est invité à l’extérieur ! 


David Martinon en 11 dates clés

D. Martinon Bio.png

1975 Naissance à Leyde (Pays-Bas)

1992 Diplômé de Sciences Po, section Service public

1998 Sortie de l’ENA (promotion Valmy)

1998-2001 Adjoint au porte-parole du ministère des Affaires étrangères

2002-2006 Conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur puis au ministère de l’Économie

2007-2008 Porte-parole de la présidence de la République

2008-2012 Consul général de France à Los Angeles

2012 Rejoint la représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York

2013 Nommé représentant spécial de la France pour les négociations internationales sur la société de l’information et l’économie numérique

2015 Ambassadeur pour la cyber-diplomatie puis ambassadeur pour le numérique

2018 Ambassadeur de France en Afghanistan



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