Philippe Juvin : "Derrière la parole politique, il y a la question de la confiance"

Philippe Juvin : "Derrière la parole politique, il y a la question de la confiance"

Alors que l'épidémie de Covid-19 connaît un rebond inquiétant en France, les autorités sanitaires affrontent d’ores et déjà une deuxième vague qui s’annonce aussi dramatique que la première. Couvre-feu, nouveau protocole sanitaire dans les écoles, le gouvernement accélère le rythme pour éviter le recours au reconfinement total. Pourtant, de nombreuses critiques se font jour à nouveau sur la gestion par le gouvernement de cette crise. Impréparation, manque de clarté, problème d’autorité, beaucoup reprochent aux décisions gouvernementales leur manque d’efficacité. C’est notamment le cas du Professeur Philippe Juvin, chef de service des urgences de l’hôpital Georges Pompidou à Paris et maire LR de La Garenne-Colombes. Confronté de plein fouet à la vague qui a déferlé sur les hôpitaux parisiens au printemps dernier, le professeur de médecine s’inquiète des conséquences d’une nouvelle vague sur le territoire français. Invité par Sciences Po Alumni à une webconférence le 14 septembre dernier, Émile a sélectionné les meilleurs moments de son intervention.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Magalie Danican

Philippe Juvin en 2013. (Crédits : Parlement européen)

Quelle est la situation à Paris et en Ile-de-France ? Assistons-nous à l’émergence d’une nouvelle vague sur le territoire français du virus ? 

Restons factuel. Depuis le mois d’août, on constate une augmentation du nombre de cas positifs. Cela peut-être expliqué par deux éléments : on teste beaucoup plus car il y a eu une augmentation significative du nombre de tests. Et on voit que pour 100 personnes qui se font tester, la proportion de cas positifs augmente de manière régulière et ininterrompue depuis le début du mois d’août. Nous ne sommes pas dans la situation chaotique du mois de mars quoique la situation n’est pas tout à fait comparable. Elle est peut-être plus grave, je vous dirai pourquoi. On observe un doublement des cas tous les 15 jours.

En quoi est-ce préoccupant ? Même si nous n’avons pas la vague extrêmement verticale du mois de mars, il y a une augmentation permanente des choses et il y a deux sujets de préoccupation : nous avons moins de moyens pour prendre en charge les patients qu’au mois de mars car à l’époque nous avions consacré la quasi-totalité du système de soins pour prendre en charge les patients COVID-19. Il n’est pas question de refaire la même erreur parce que les autres patients l’ont payé très cher et il y a un taux de mortalité et de morbidité important dans un certain nombre de pathologies. Et d’une certaine manière le taux de saturation des hôpitaux va arriver plus vite. Il est plus bas aujourd’hui. C’est pour cela que si fin septembre nous sommes à la moitié des lits de réanimation occupés on considérera que l’on est arrivé à saturation parce qu’il nous faut au moins l’autre moitié pour pouvoir soigner les cancers, les urgences digestives, les accidents de la route, les maladies du cœur qui n’ont pas été soignées au mois de mars.

« De décembre à mars, il n’est pas rare que nous soyons submergés et embolisés par la seule grippe, alors vous imaginez si l’on a la grippe et la COVID-19. »

Puis il y a un deuxième élément de préoccupation, un peu plus lointain mais qui risque de nous frapper. C’est celui de la coexistence d’une reprise d’une épidémie de COVID-19 - qui en réalité n’a jamais vraiment disparu, c’est simplement la reprise d’une épidémie stoppée par le confinement et les mesures barrières - avec l’épidémie de la grippe chez l’adulte et l'enfant, mais aussi de la gastroentérite que l’on appelle le rotavirus chez l’enfant. De décembre à mars, il n’est pas rare que nous soyons submergés et embolisés par la seule grippe, alors vous imaginez si l’on a la grippe et la COVID-19. C’est la deuxième raison pour laquelle nous avons cette inquiétude.

Service d’urgences. (Crédits : CC/Flickr/Nicolas DUPREY: CD 78)

Le port du masque a été généralisé sur le territoire. Selon vous est-ce une décision inévitable ? Quelle est son efficacité ?

Le port du masque est efficace pour celui qui porte le masque et celui qui est en face de celui qui le porte. Quand vous portez un masque, vous avez une protection de vos voies aériennes qui est mécanique. C’est-à-dire que même avec un masque textile, si vous me toussez à la figure, il y aura moins de charges virales qui vont rentrer dans les voies aériennes donc je peux faire la maladie de manière moins grave. Il y a une relation entre la charge virale, le nombre de particules virales qui rentrent dans votre bouche, vos voies aériennes et la gravité potentielle que vous allez faire de la maladie.

Quand on parle, on produit des micros gouttelettes qui restent en suspension dans l’air pendant un certain temps et qui peuvent être projetées très loin. C’est pour cela que je suis l’un de ceux qui a poussé le gouvernement à prendre cette mesure sanitaire en milieu fermé. Est-ce efficace en zone extérieure ? C’est plus complexe de l’analyser parce que les facteurs confondants sont multiples : la vitesse du vent, la pollution atmosphérique, les particules pm 10 et pm 2,5 en suspension et la chaleur jouent un rôle. Quand je marche je projette plus loin par exemple. Ça marche bien sûr, mais l’efficacité est variable selon les circonstances. Donc je suis de ceux qui a plutôt poussé à ce qu’on mette le masque à l’extérieur dans les zones denses. Et quand je vais dans mon village en Corse, je suis tout seul dans la rue, exode rural le veut, il n’y a pas d’intérêt à ça que je mette un masque. Donc il faut bien faire attention entre la zone dense et la zone non dense. Moi je trouve que les autorités auraient pu faire confiance aux maires dans la définition des zones. Après, plus vous faites des exceptions plus vous rendez les choses illisibles. À Paris, c’est probablement différent donc ils ont eu raison de tout mettre mais je pense que dans les plus petites villes, je ne parle pas des autres grandes villes comme Bordeaux ou Marseille, ils auraient dû s’appuyer sur les maires. Maintenant il faut porter le masque parce qu’en fait c’est toujours une balance entre l’ennui causé par une mesure qu’on prend et le bénéfice. Le vrai sujet c’est que la société revive. Faut qu’on aille au théâtre, faut qu’on travaille, faut qu’on produise, nous sommes des animaux sociaux donc faut qu’on voit les gens. Plus on va porter le masque, plus on pourra vivre normalement. C’est un principe de précaution.

Quelles sont les décisions ou l’absence de décisions du gouvernement qui vous posent problème ? Pourquoi est-ce si compliqué de communiquer sur cette crise ? 

La classe politique a du mal à s’exprimer. Elle doit apprendre à dire « je ne sais pas », « je me suis trompée » et ça, ça change tout. J’ai écrit à certaines personnes qui nous gouvernent que si elles avaient dit dès le mois de mars : « voila nous n’avons pas suffisamment de masques pour tout le monde et nous allons les réserver au personnel médical », je  pense que ça serait bien passé. Parce que derrière la parole politique, il y a la question de la confiance. Ça ne remonte pas à Emmanuel Macron, ni à Edouard Philippe, ni à la crise du COVID.

« La classe politique a du mal à s’exprimer. Elle doit apprendre à dire “je ne sais pas”, “je me suis trompée” et ça, ça change tout. »

C’est intéressant de voir que dans toutes les études d’opinion, la question de la  confiance est quelque chose d’extrêmement émoussé. Je pense qu’il nous faut réinventer une parole politique, politique au sens grec, ce sont les élus, les sachants. Tous ces gens-là devraient réapprendre à parler un peu comme les gens en disant «  je me suis trompé, voici ce que j’ai fait voici ce qu’il aurait fallu faire » et là on retisserait une confiance. Or là, on a l’impression que ce n’est pas vrai. Par exemple, annonce du Premier ministre en roulement de tambour, « il va y avoir des mesures très importantes qui vont être prises ». Finalement le Premier ministre prend la parole et n’annonce pas grand chose, à part qu’ils vont annoncer des choses le lundi parce qu’à Marseille et à Bordeaux les pouvoirs publics n’étaient pas d’accord. Donc il y a cette vraie question de parole politique, c’est important, il faut la retisser.

Après, il y a eu des problèmes logistiques très clairs, il nous a manqué beaucoup de choses, un peu partout dans le monde mais on a eu cette difficulté supplémentaire par rapport à d’autres, il s’agit de l’inagilité dans la prise de décision. Et au fond, cette crise nous a rappelé une chose, c’est la vertu des circuits courts de décision et ce, à tous les niveaux. L’État n’a pas fourni de masques, les mairies en ont fourni, les agences régionales de santé n’ont pas été capable d’organiser les hôpitaux et ce sont les hôpitaux eux-mêmes qui ont pris la main et qui ont fait fi des recommandations des ARS. 

Le deuxième malade en France, un Chinois de 82 ans est venu dans mon hôpital, le médecin de garde l’examine et pense que c’est un cas COVID, fait remonter l’information en haut de la pyramide et ses supérieurs lui disent que ce n’est pas un patient COVID « tu peux le relâcher ». Le médecin m’appelle et je lui dis que c’est probablement un cas COVID alors on l’a isolé et on n’a pas suivi les recommandations. C’est probablement cela qui a évité un cluster dans le 15e arrondissement dès le début février. Notre organisation extrêmement verticale  est l’image du livre de Jean-François Revel, L’absolutisme inefficace. Quand vous concentrez tellement les pouvoirs, ils deviennent inefficaces. Une décision qui a été prise très rapidement par l’Elysée a été la réquisition des masques qui arrivaient sur le territoire national. Mais immédiatement  la verticalité très française a interrompu notre approvisionnement qui était un fil d’eau. Parce que les quelques usines qui produisaient se sont vues interdire de nous envoyer les masques par les préfets. La verticalité est absolument nécessaire pour donner de la confiance et des grandes directives mais il faut aussi qu’elle s’appuie sur des multiples verticalités locales. Les allemands d’ailleurs s’en sont bien tirés d’ailleurs car ce sont les pouvoirs publics locaux ont la santé en main. Il faut qu’on tire des leçons de cette affaire. 

« Quand vous concentrez tellement les pouvoirs, ils deviennent inefficaces (...) La verticalité est absolument nécessaire pour donner de la confiance et des grandes directives mais il faut aussi qu’elle s’appuie sur des multiples verticalités locales. »

Vous dîtes qu’il y avait des problèmes de matériel, fin août, le Premier ministre indiquait que la capacité de tests dont la France disposait était l’une des plus importantes du monde. Le gouvernement indiquait vouloir monter jusqu’à un million de tests par semaine. Qu’en est-il des délais ? Y a-t-il une rupture d’approvisionnement ?  

Vous avez dit « on est l’un des pays qui testent le plus ». C’est typiquement le genre de discours politique que doivent cesser d’utiliser les politiciens puisque c’est faux ! Quand on observe le monde politique, vous entendez qu’on a souvent le meilleur système de santé du monde, le meilleur système scolaire du monde et la meilleure équipe de football du monde et quand on ne gagne pas la Coupe du monde on se dit que ce n’est pas normal. Le vrai sujet c’est que le 17 avril, Jérôme Salomon, entendu par l’Assemblée nationale annonce que le Premier ministre a lui même dit qu’au moment du déconfinement, le 11 mai, la France fera 700 000 tests par semaine. Mais en réalité les 700 000 tests par semaine, on y est arrivé seulement fin août. Donc on a déjà eu un retard considérable sur la montée en charge sur les trois mois. Aujourd’hui [début septembre, NDLR] on fait plus d’un million de tests par semaine mais c’est la cacophonie générale. C’est bien d’avoir de la logistique mais il faut aussi une organisation derrière. Regardez sur Santé publique France, toutes les semaines vous voyez qu’il y a une augmentation du délai pour se faire tester.

Éprouvettes médicales. Crédits photos: Nicolas DUPREY: CD 78 (Flickr)

Essayez de vous faire tester à Paris et vous allez voir, on met du temps. Et la préoccupation c’est que les patients avec les symptômes ou les cas contacts ne peuvent pas se faire tester. Aujourd’hui on considère qu’un patient ou sujet-contact doit mettre 5 jours à se faire tester, ensuite il y a l’attente des résultats qui dure de 48 h-72 h, donc vous êtes à 7 à 9 jours. Vous êtes contagieux 2 jours avant les premiers symptômes. En gros vous êtes contagieux 9 à 11 jours en France sans avoir la certitude que vous l’êtes. Il y a plusieurs manières d’agir : soit on s’isole, soit on teste vite. La mesure à prendre consiste à donner la priorité aux sujets-contact et aux patients. Alors comment on fait ? Il faut exiger désormais des ordonnances d’un médecin, mais il ne faut pas recréer le boulot d’étranglement que l’on a dans les labos chez les médecins donc donner la possibilité à titre exceptionnel aux pharmaciens, aux infirmiers libéraux, aux kinésithérapeutes, aux professionnels de la santé en général de faire des prescriptions de PCR… et ces gens-là seront prioritaires. 

Et puis deuxième mesure, je crois, de faire en sorte que le test ne soit plus gratuit quand il n’y a pas d’ordonnance. C’est cet ensemble qui fait que nous avons un vrai sujet d’organisation qui pourrait être réglé et qui m’inquiète. 

En termes de matériel et de capacité, qu’en est-il pour les réanimateurs ? La capacité d’accueil a-t-elle été augmentée ? 

En France, nous avons en vitesse de croisière 5000 lits de réanimation, des lits avec un respirateur, une infirmière spécialisée, un docteur spécialisé. En Allemagne, ils en ont 25 000 et ils n’ont pas cinq fois plus de population. Pendant la  vague, les 5000 lits ont été utilisés quasiment uniquement pour la COVID-19, ça ne suffisait pas. Alors on a ouvert des lits de réanimation  ailleurs. Dans mon service, on a un couloir avec des prises  d’oxygène, on en a fait une unité de réanimation. C’était compté dans les unités de réanimation, dans les 14 000, mais ce n’était évidemment pas une unité de réanimation. On n’avait pas les respirateurs et le savoir-faire. Ce n’est pas vrai de dire que l’on est monté à 14 000 lits de réanimation, on est monté à 14 000 lits d’hospitalisation dans lesquels on tentait de faire de la réanimation. 

« Ce n’est pas vrai de dire que l’on est monté à 14 000 lits de réanimation, on est monté à 14 000 lits d’hospitalisation dans lesquels on tentait de faire de la réanimation. »

Deuxième sujet, c’est le personnel. On ne forme pas un réanimateur comme ça, il faut 15 ans pour le former. Donc on ne va pas du jour au lendemain se dire, « tiens on a 5000 lits, on va en ouvrir 14 000 ». Avec quels réanimateurs ? Là aussi il y a une mesure qu’il faut prendre. Dans l’UE, le TFUE, prévoit que l’UE est en charge de la lutte contre les grandes pandémies et évènements sanitaires. Justement, faisons le point avec les pays voisins, faisons la liste des lits de réanimation, organisons des trains sanitaires. S’il est difficile de transporter les malades, voyons si on peut se prêter des réanimateurs. La Chine l’a fait quand 43% du personnel à  Wuhan est tombé malade. Donc il a bien fallu le remplacer. Nous c’est pareil, faisons venir des gens de partout de l’Union Européenne. 

Troisièmement, il y a la question des respirateurs. On a acheté 10 000 respirateurs, ça c’est vrai mais en réalité, on a racheté 1600 respirateurs de réanimation. 8400 étaient des petits respirateurs avec lesquels on ne peut pas ventiler les patients graves de COVID. Ce sont des respirateurs de transport. Et vous voyez, la peinture permanente de « tout va bien » est très irritante. Les gens sont beaucoup plus intelligents qu’on ne le croit. Globalement, le corps social est beaucoup plus averti. Donc je vous dis on a 1600 respirateurs de réanimation et d’ailleurs je ne sais pas où ils sont, ce sont des chiffres donnés par la Direction générale de la santé (DGS).



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