Guerre du Haut-Karabakh : quels enjeux géopolitiques ?

Guerre du Haut-Karabakh : quels enjeux géopolitiques ?

Dans quel contexte est survenue la guerre du Haut-Karabakh ? La France est-elle légitime à prendre position dans ce conflit ? Émile a interviewé Marc Lavergne (promo 77), géopolitologue, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient.

Propos recueillis par Charlotte Canizo et Maïna Marjany

Véhicules blindés de combat des Forces armées arméniennes à proximité de la vile de Vagharshapat, en Arménie. (Crédits photo : Shutterstock / Gevorg Ghazaryan)

Véhicules blindés de combat des Forces armées arméniennes à proximité de la vile de Vagharshapat, en Arménie. (Crédits photo : Shutterstock / Gevorg Ghazaryan)

Quels ont été les éléments déclencheurs de ce conflit ?

Les éléments factuels sont que l’Azerbaïdjan a voulu reconquérir les territoires perdus en 1994 alors que, de son côté, l’Arménie refusait depuis longtemps de négocier la restitution de ces territoires en contrepartie de garanties ou d’accords de coopération entre les deux pays.

Pouvez-vous résumer le contexte dans lequel est survenue cette deuxième guerre du Haut-Karabakh ? 

Tout d’abord, on peut considérer qu’il y a un contexte russe et turc. L’alliance historique entre la Russie et l’Arménie s’était distendue ces derniers temps, depuis l’arrivée de Nikol Pashinyan au poste de Premier ministre en Arménie et sa volonté de se rapprocher de l’Occident, en particulier des États-Unis. 

D’un autre côté, les liens entre l’Azerbaïdjan et la Turquie se sont renforcés. Ces liens sont des liens culturels (langue, proximité géographique, etc.) mais qu’il ne faut tout de même pas exagérer. Les Azéris sont chiites pour la plupart alors que les Turcs sont sunnites ; il y a donc des éléments importants de rupture au départ entre ces deux pays, même si la proximité religieuse ne fait pas tout. Par exemple, le fait que l’Iran et l’Azerbaïdjan partagent l’adhésion au chiisme ne leur a pas permis de créer de liens politiques entre eux. Au contraire, l’Arménie était traditionnellement l’alliée de l’Iran alors qu’elle est chrétienne. 

Il n’y a donc pas de proximité idéologique mais une proximité d’intérêt entre l’Azerbaïdjan et la Turquie. C’est cela qu’il faut voir il me semble et ne pas s’arrêter aux lectures essentialistes, culturelles, religieuses ou ethniques. Ce qui se joue autour du Haut-Karabakh, ce sont davantage des questions d’intérêt géostratégique.

« Il ne faut pas s’arrêter aux lectures essentialistes, culturelles, religieuses ou ethniques. Ce qui se joue autour du Haut-Karabakh, ce sont davantage des questions d’intérêt géostratégique. »

Quelles seront, selon vous, les conséquences sur la région de la reprise par l’Azerbaïdjan des territoires perdus en 1994 ? 

La reprise des territoires perdus pourrait juste provoquer un retour à la situation qui existait avant. Les gens vivaient ensemble, d’un village à l’autre, ce qui se trouve dans beaucoup de pays différents de la région comme au Liban. C’est également comme cela en Arménie et en Azerbaïdjan depuis des siècles, presque des millénaires. Des gens adhèrent à des religions, parlent des langues différentes mais ils sont voisins. C’est la règle et non pas l’exception.

L’exception est plutôt la situation actuelle de crise politique et militaire et évidemment, lorsqu’on se fait la guerre, cela laisse des traces qui durent longtemps. Des destructions ont été opérées entre 1991 et 1994 sur les territoires qui entourent le Haut-Karabakh, les gens ont été chassés, les terres ont été minées. Il y a très peu d’Arméniens qui se sont installés sur les terres ou dans les maisons des Azéris qui étaient partis. Mais les Azéris voudront-ils rentrer, 30 ans après, dans leurs anciennes maisons ? Les gens peuvent avoir refait leur vie, l’Azerbaïdjan est un pays riche et le Haut-Karabakh est la région la plus pauvre. Ce n’est pas une région très attractive par rapport aux côtes de la mer Caspienne, une région où il y a de la prospérité et du pétrole. Je ne pense pas que les gens retourneraient spontanément dans leurs villages. De la même manière que les Arméniens ne sont pas venus s’installer dans ces villages. 

Route entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. De nombreuses zones dans la région ont été minées pendant la première guerre du Haut-Karabakh. (Crédits photo : Laurène Chalaye / Émile magazine)

Route entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. De nombreuses zones dans la région ont été minées pendant la première guerre du Haut-Karabakh. (Crédits photo : Laurène Chalaye / Émile magazine)

Il y a bien sûr eu des maisons qui ont été détruites pour que les gens ne reviennent pas dedans, mais cela a surtout été dans le cas de villages arméniens abandonnés qui ont été donnés à l’Azerbaïdjan. Dans ce cas, il y a de l’amertume et de la haine, mais ce n’est pas forcément quelque chose qui va durer. Tout dépend de ce qui va se mettre en place comme relation entre les deux États, de la volonté des dirigeants et des liens entre les gens. Quand du sang a été versé, la réconciliation est beaucoup plus difficile. Mais des liens peuvent se renouer avec le temps. 

Prenons l’exemple de Berlin aujourd’hui : des communautés juives sont revenues alors qu’un génocide s’est tenu il y a tout juste 80 ans. Les choses peuvent donc se ressouder, se recoudre s’il y a une volonté. Ce qui n’est pas le cas en Turquie, Erdogan a un discours raciste et revanchard à l’égard des Arméniens. Ce n’est pas non plus le cas du côté des Arméniens qui ont été exterminés par les Turcs. Une méfiance très profonde s’est installée entre les deux peuples. Mais il peut aussi y avoir un discours d’intérêt si la Turquie – même si cela ne sera pas le cas avec Erdogan et l’AKP – rouvrait les lieux de culte arméniens dans l’Est de la Turquie, permettait aux Arméniens de revenir en pèlerinage, etc. On peut imaginer qu’à terme, il y aura aussi une réconciliation entre l’Arménie et la Turquie, sur une base d’intérêts communs. L’Arménie n’a pas de ressources, il faut donc qu’elle trouve des interlocuteurs et des fenêtres sur le monde extérieur. Avec la Russie, cela est plus facile car de nombreux Arméniens sont présents dans le pays et y ont souvent joué des rôles importants. 

Rien n’interdit que demain la situation se stabilise dans la région s’il n’y a pas d’influence extérieure négative. Ce conflit est une affaire régionale qui peut se régler comme telle. Finalement, la Russie et la Turquie s’entendent aujourd’hui assez bien. Avec l’Iran, il n’y a pas d’obstacle majeur. 

Le Sénat français a voté, le 25 novembre dernier, la nécessité de reconnaitre la République du Haut-Karabakh. La France est-elle légitime à se prononcer sur ce conflit ? 

La France n’est légitime en rien, si ce n’est qu’elle fait partie du groupe de Minsk mais ce groupe n’ayant empêché ni cette guerre ni les précédentes depuis 1992, je pense qu’il a plutôt intérêt à jouer profil bas ou à venir avec des idées intelligentes et positives. Mais prendre parti pour un camp contre l’autre c’est une aberration. Ce n’est certes pas la France qui a pris cette décision, mais le Sénat qui n’est pas spécialiste des questions de politique étrangère. 

Certes le Président de la République a bien pris la mesure de la stratégie de déploiement de la Turquie dans le bassin méditerranéen et ses pourtours. Et il n'y a pas de doute que le soutien de la Turquie à l'Azerbaïdjan a pour but l'ouverture d'un corridor, à travers la mer Caspienne, en direction des républiques turcophones d'Asie centrale, et au-delà, vers la Chine. 

En outre, le Président commence à se préoccuper de sa réélection donc cette question est aussi abordée sous un angle électoral. Les Arméniens ont été nombreux à se réfugier en France. Leurs enfants et leurs petits-enfants sont restés fidèles à leurs origines, le Président peut donc espérer – comme il le fait pour d’autres électorats – que cette population lui sera reconnaissante de cette position pro-arménienne. 

« Prendre position pour un camp contre l’autre, c’est pousser les gens qui ont perdu à avoir comme seul objectif de se venger. »

Mais dans une guerre, prendre position pour un camp contre l’autre, quand il s’agit d’un conflit où tout le monde a souffert et où tout le monde est victime de l’autre, je trouve cela très irresponsable car cela n’aide en rien à trouver une solution. C’est pousser les gens qui ont perdu à garder un esprit de revanche contre les autres donc à avoir comme seul objectif de se venger. Ce n’est donc pas très intelligent de la part du Sénat. 

Le politique ne doit pas s’arrêter à des considérations électoralistes mais avoir la conscience d’une responsabilité face à l’histoire, face au destin, face à un peuple. On a déjà commis ces erreurs à plusieurs reprises, notamment au Kosovo. Bernard Kouchner, représentant du Secrétariat général de l’ONU au Kosovo, soutenait à l’époque des personnes qui sont maintenant devant le tribunal de la Haye pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Cela montre que sous couvert des droits de l’Homme, de bonté et de générosité, on soutient souvent des gens qui sont des criminels ou qui sont des inconscients. 

« Le politique ne doit pas s’arrêter à des considérations électoralistes mais avoir la conscience d’une responsabilité face à l’histoire. On a déjà commis ces erreurs à plusieurs reprises… »

La France est une référence et c’est pour cela qu’elle est au groupe de Minsk. Avec les États-Unis et la Russie, elle doit essayer de rétablir la paix entre deux peuples en conflit. Ce n’est pas rien pour la France d’avoir cet honneur et cette responsabilité, il faut donc être à la hauteur. Une prise de position pour l’un des deux camps n’aidera pas à trouver une solution sur le terrain, ce n’est pas ça que l’on attend de la France, ni d’aucun pays extérieur à cette zone de conflit. 

Dans le cas où la France reconnaitrait l’indépendance du Haut-Karabakh, quelles conséquences géopolitiques cela pourrait engendrer, notamment dans ses relations diplomatiques avec l’Azerbaïdjan et la Turquie ? 

Avec ces deux pays, cela provoquerait une relation un peu étrange parce que la France prendrait la responsabilité d’aider le Haut-Karabakh, de le soutenir s’il était envahi et donc d’engager l’armée française et la France toute entière derrière lui. Par extension, la France s’engagerait à soutenir et à faire une alliance avec l’Arménie. 

Dans pareil cas, nous ne sommes plus dans le droit international tel que les Nations unies ont essayé de le mettre en place après 1945. Si on commence à allumer le feu quelque part, on ne peut plus rien dire aux autres, nulle part. Dans le monde, il y a d’autres régions qui voudraient être des États mais auxquelles on dit « excusez-nous, le droit international ne le permet pas ». Regardez les Tigréens en Éthiopie, ils ont voulu être indépendants et tout le monde a applaudi quand le Premier ministre éthiopien a décidé de leur faire la guerre pour maintenir l’unité de cette fédération éthiopienne. En Somalie, cela fait plus de 30 ans que le Somaliland a déclaré son indépendance et qu’aucun pays ne l’a reconnu ! Le Somaliland est pourtant un pays avec une monnaie, un Parlement, un Président et qui a des relations extérieures, mais la règle est la règle. Je ne vois pas comment la France pourrait justifier la décision de reconnaître l’indépendance du Haut-Karabakh. 

Tous les États sont constitués par des peuples différents, il n’y a pas de frontière ethnique, ça n’existe pas. Je trouve ça très sain, ou je trouverais très sain, que des Arméniens continuent de vivre en Azerbaïdjan et des Azéris en Arménie ou au Haut-Karabakh. On revient donc à cette question du mélange. Si l’idée du Sénat est de faire des États ethniques, cela va à l’encontre radicalement de ce qu’est la France qui mêle des Corses, des Bretons, des Auvergnats, etc. Le ciment de la France n’est pas un ciment ethnique. C’est la norme et c’est cette norme qui permet à des pays de fonctionner. Sinon vous avez des pays comme la Somalie qui veulent n’être qu’un seul peuple mais qui n’arrêtent pas de se battre entre eux, entre tribus, entre clans, depuis qu’ils sont indépendants. Nous sommes en France et de tels discours perdent de vue ce que doit être une nation. Une nation, ce sont des gens différents qui choisissent de vivre ensemble.

La dimension économique est peu évoquée. Pourtant, le développement économique de l’Azerbaïdjan lui a permis d’avoir une armée moderne et performante. Et le Haut Karabakh est une zone par laquelle passe un important oléoduc qui relie l’Azerbaïdjan à la Turquie, et assure les échanges extérieurs. La dimension économique est-elle importante pour vous dans ce conflit ? 

Je pense effectivement que cette histoire d’oléoduc est importante pour les entreprises multinationales qui gèrent les systèmes d’adduction. On voit bien qu’il y a des problèmes avec la Turquie et la Russie qui voudraient que cet oléoduc passe dans leur pays. Mais je crois tout de même que cette dimension n’est pas déterminante dans le conflit. Personne n’a intérêt à faire sauter un oléoduc car l’ensemble des parties prenantes touche des royalties sur le passage. Quand le Soudan du Sud est devenu indépendant du Nord, il y avait un oléoduc qui traversait le Nord, les deux parties se sont mises d’accord pour que le Soudan du Sud paye à chaque fois qu’un baril de pétrole le traverse. Je pense qu’on se bat plus pour avoir un tuyau chez soi que pour refuser d’en avoir un. Ce sont aussi des instruments de liaison entre les peuples. Quand on a des systèmes interdépendants, cela va davantage dans le sens de la paix que de la guerre. 

La cathédrale Ghazanchetsots, située dans la ville de Chouchi dans le Haut-Karabakh, a été endommagée par des tirs au mois d’octobre 2020, lors du conflit dans le Haut-Karabakh. (Crédits photo : Laurène Chalaye / Émile magazine)

La cathédrale Ghazanchetsots, située dans la ville de Chouchi dans le Haut-Karabakh, a été endommagée par des tirs au mois d’octobre 2020, lors du conflit dans le Haut-Karabakh. (Crédits photo : Laurène Chalaye / Émile magazine)

Les chrétiens arméniens, qui constituaient une grande partie de la population de la zone, ont éprouvé un sentiment de trahison. La situation actuelle fragilise-t-elle les chrétiens de la région ?

Je ne pense pas que la situation actuelle fragilise les chrétiens de la région puisque, encore une fois, la question religieuse n’a pas été mise en avant d’un côté ou de l’autre. Les Géorgiens sont chrétiens aussi et ne se sentent pas menacés alors qu’ils sont entourés par les Tchétchènes du Caucase et d’autres peuples musulmans. Ces territoires sont des microcosmes où les gens sont habitués à cette diversité religieuse. Il y a même d’autres religions ancestrales dans les vallées des montagnes. Cela est plus complexe que cela.

Dans le cas des Azéris par exemple, ils sont chiites et les chiites sont plus proches – peut-être – des chrétiens que des sunnites puisque leur théologie est fondée sur le retour de l’Imam caché, ce qui est finalement assez christique. Ce sont des gens qui ont également une pratique religieuse assez proche. On le voit au Liban également, quand les villages sont mixtes, ce sont toujours les sunnites et les orthodoxes d’un côté, et les catholiques et les chiites de l’autre. C’est un peu comme entre les protestants et les catholiques qui se sont longtemps opposés. Les guerres de religions sont bien souvent des guerres internes. 

Schématiquement, vous avez d’un côté une majorité d’Arméniens orthodoxes de rite grégorien, qui détestent les Arméniens catholiques – une population à l’origine grégorienne qui a été convertie au XVIIIème siècle par les missionnaires de Rome. Et inversement. De la même manière, les sunnites et les chiites en Azerbaïdjan ne s’entendent pas non plus entre eux. 

Les massacres des Arméniens par les Turcs n’étaient pas non plus une question religieuse puisque, depuis des siècles et des siècles, les Arméniens vivaient chez eux dans l’Empire Ottoman, il y avait des gouverneurs arméniens en Égypte, au Soudan, en Grèce, etc. C’est parce que les Jeunes Turcs ont considéré que les Arméniens devenaient un danger car ils étaient soutenus par les Russes qui étaient aussi chrétiens. C’est là que la dimension chrétienne est arrivée car l’Empire Ottoman avait des ennemis de tous les côtés, y compris les Russes. Donc ils pensaient qu’en se débarrassant des Arméniens, ils allaient se débarrasser du danger russe qui leur a pris le Caucase… Une question de géopolitique, encore !

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