Coronavirus : comment protéger les sans-abri ?

Coronavirus : comment protéger les sans-abri ?

Alors que la France entame sa troisième semaine de confinement, les personnes sans-abri demeurent particulièrement exposées au virus, faute de toit. Interpellé par les associations, le gouvernement a annoncé plus de 5000 places d’hébergement supplémentaires dans les hôtels et 40 nouveaux sites de confinement à destination des sans-abri. Mais de telles mesures sont-elles suffisantes pour protéger efficacement ces populations fragilisées ? Pour en savoir plus, la rédaction d’Émile a interviewé Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po et auteur de la note de la Fondation Jean Jaurès « Sans abri et épidémie : que faire ? »

Un sans-abri dans un duvet dans le centre-ville de Lausanne (Crédits: Benoît Prieur - CC-BY-SA)

Un sans-abri dans un duvet dans le centre-ville de Lausanne (Crédits: Benoît Prieur - CC-BY-SA)

À combien est estimé le nombre de sans-abri aujourd’hui en France et quels sont les risques auxquels cette population est exposée en période de crise sanitaire ?

Sous le terme « sans-domicile », l’INSEE rassemble les personnes qui ne bénéficient pas d’un domicile. Elles se trouvent, très majoritairement, dans différents types d’hébergement. Parmi ces sans-domicile, se trouvent aussi tous ceux qui ne sont pas dans des foyers ou logements adaptés. Ce sont les sans-abri. Ils résident dans l’espace public, dans des parcs et jardins, dans des stations de métro, des gares, mais aussi dans des campements.

Alors que le nombre de sans-domicile, selon la nomenclature que l’on prend en compte, peut dépasser 250 000 personnes, celui des sans-abri, chaque soir, se chiffre, dans les grandes villes, en milliers. Les premiers disposent d’un toit, aussi précaire puisse être leur situation juridique et économique. Les seconds vivent dans des espaces non prévus pour l’habitation, sous des tentes, sur des bouches de chaleur ou dans des abris dits de fortune.

Tous sont particulièrement exposés à une épidémie. Les sans-abri, à la rue, sont plus vulnérables en raison de leurs conditions d’existence éprouvantes. Parmi les autres sans-domicile, les risques de contagion sont également élevés car, dans certains centres, la promiscuité demeure très problématique.

Dans son dernier communiqué en date du 30 mars, le ministère du Logement a annoncé 5467 places d’hôtel supplémentaires mobilisées pour les sans-abri, ainsi que l’ouverture de 40 sites d’hébergement médicalisés. Que pensez-vous de ces mesures d’urgence prises par le gouvernement ?

Les pouvoirs publics, en liaison permanente avec le monde associatif qui assure la gestion des dispositifs, réagissent dans l’urgence avec efficacité. Certaines mesures sont traditionnelles, comme l’ouverture de nouveaux centres d’hébergement. D’autres sont plus extraordinaires, comme la réquisition de chambres d’hôtels ou la création de centres dits de « desserrement » afin de permettre un confinement vivable pour des sans-domicile affectés par le coronavirus.

« Les pouvoirs publics réagissent dans l’urgence avec efficacité. Certaines mesures sont traditionnelles, d’autres sont plus extraordinaires (...) Bien entendu, après coup, toutes les critiques pourront pleuvoir. Mais on ne peut que noter une forte volonté de faire. »

Bien entendu, après coup, toutes les critiques pourront pleuvoir. Mais on ne peut que noter, depuis la première adresse aux Français du président de la République du 12 mars, une forte volonté de faire. Emmanuel Macron a alors annoncé le report de deux mois de la trêve hivernale (période pendant laquelle les expulsions ne sont pas permises) et demandé au gouvernement « des mesures exceptionnelles, dans ce contexte, pour les plus fragiles ». 

Si l’ouverture d’hôtels et de centres d’hébergement se comprend, la mobilisation de gymnases est une erreur. Dans une forme de réflexe pavlovien, c’est ce qu’a commencé par faire la mairie de Paris, habituée à ce type d’annonce.

Le conseil scientifique dans son avis du 23 mars, évoquant les sans-domicile, a explicitement indiqué que « les stratégies de regroupement (type gymnase) posent d’importants risques d’émergence de nouveaux foyers de contamination ».

Tentes sur le Canal Saint-Martin à Paris (Crédits : CC/stef niKo)

Tentes sur le Canal Saint-Martin à Paris (Crédits : CC/stef niKo)

La réquisition des résidences secondaires (ou primaires lorsque les familles ont rejoint leur résidence secondaire), est-elle envisageable dans une période d’urgence comme celle que nous vivons ?

Ce serait une fausse bonne idée. Tout d’abord, ces résidences secondaires ne se trouvent pas forcément là où il est nécessaire d’organiser une offre, face à l’épidémie, pour les sans-abri. Ensuite, il faut pouvoir gérer ces sites. En l’espèce rien ne vaut les résidences collectives, comme les internats étudiants par exemple, car ils sont en ville et globalement vidés par le Covid-19.

Enfin, si les propriétaires de ces bâtiments peuvent être invités à prêter leur logement ce serait plutôt, là où cela est nécessaire, pour des soignants. Tout dernier mot : la réquisition est une arme juridique lourde. Il vaut mieux privilégier l’incitation.

Par ailleurs, même si des lieux sont trouvés pour héberger les sans-abri, se pose la question du consentement. Peut-on contraindre des personnes refusant habituellement toute prise en charge d’être confinées ?

La réponse est oui. Tout simplement car le confinement et les restrictions de liberté portent sur toute la population, sans exception. Le sujet demeure cependant très délicat. Que faire si un sans-abri n’accepte pas d’aller vers un centre qui lui est proposé ou assigné ? S’il ne respecte pas les consignes de confinement et quitte le site ?

En situation exceptionnelle, faite d’incertitudes juridiques larges sur tous les plans, tout peut s’imaginer. Les interrogations ne sont pas philosophiques. Elles sont extrêmement pragmatiques. Faut-il demander à des policiers – dont certains pourraient faire jouer leur droit de retrait face à l’immoralité ressentie de l’acte ou à la crainte de contagion – d’agir systématiquement et de mettre à l’abri, de force, les sans-abri ? Et quelles conditions sanitaires basiques assurer dans ces centres d’urgence confinant par la contrainte ? Comment gérer les addictions de personnes qui seraient en manque et n’aspireraient qu’à sortir pour se fournir ?

L’arsenal juridique, complété par les textes produits à l’occasion d’une situation d’exception, saura être valablement utilisé. Concrètement, pendant l’épidémie, les pouvoirs publics, avec les associations, feront aussi bien qu’ils le pourront. Mais le sujet ouvre, c’est vrai, sur des abîmes de perplexité.

« Si la situation française sera assurément gérable, on peut être plus inquiet ailleurs dans le monde. (...) Dans les pays en développement, il faut imaginer ce que pourra être l’impact de l’épidémie dans les bidonvilles de métropoles colossales, là où se conjuguent insalubrité de l’habitat et importante densité de population. »

Outre la question de l’épidémie en elle-même et de ses conséquences sanitaires, le confinement entraîne une problématique majeure pour les sans-abri : il devient plus difficile pour eux de se nourrir. Dans cet article du Parisien, une responsable des Restos du cœur alerte sur la situation. Les sans-abri de Paris, et des autres villes de France, sont-ils en train de mourir de faim ? Quelles sont les mesures envisagées pour leur venir en aide ?

Si l’alarme peut être de mise, il ne faut pas céder au catastrophisme. La vie est généralement dure pour les sans-abri. Elle l’est davantage encore pendant l’épidémie. Mais les services de prise en charge restent, dans leur majorité, ouverts. Les opérateurs ont du mal pour assurer l’ensemble de leur offre. Ils manquent de moyens et de bénévoles. Ceux-ci, généralement âgés, se déplacent moins. Une possibilité de rebond réside dans la jeunesse, notamment chez les étudiants, qui peuvent s’impliquer.

Donc, non les sans-abri ne mourront pas de faim. La solidarité, certes plus compliquée à faire concrètement vivre au quotidien, sera toujours effective, faite de mesures publiques et de mobilisations privées.

Mais si la situation française sera assurément gérable, on peut être plus inquiet ailleurs dans le monde. En France, globalement, la bataille des sans-abri peut être gagnée, sans, espérons-le, un nombre trop conséquent de victimes. Dans les pays en développement, il faut imaginer ce que pourra être l’impact de l’épidémie dans les bidonvilles de métropoles colossales, là où se conjuguent insalubrité de l’habitat et importante densité de population…

L’un des nombreux bidonvilles de Mumbai en Inde, 2015. (Crédits : Jean-Pierre Dalbéra/CC/Flickr)

L’un des nombreux bidonvilles de Mumbai en Inde, 2015. (Crédits : Jean-Pierre Dalbéra/CC/Flickr)


Rappel historique

Extrait de la note de la Fondation Jean Jaurès « Sans abri et épidémie : que faire ? »

« Au cours des siècles passés, vagabondage et mendicité incarnaient ce qui s’appelle aujourd’hui exclusion ou grande exclusion. L’errance, sinon motivée religieusement, était principalement vue comme un comportement criminel ou pathologique. Dans la plupart des cas, il fallait enfermer, pour réprimer, se protéger et empêcher des contagions. Plusieurs épisodes historiques sont connus. Au milieu du XVIIe siècle, Louis XIV crée l’hôpital général pour qu’y soient confinés (le terme n’était pas utilisé, mais c’est l’idée) les indigents errants. Michel Foucault a analysé et critiqué l’opération et ses suites comme relevant d’une logique de « grand renfermement ». Napoléon 1er poursuivra le mouvement en créant des dépôts de mendicité dans chaque département. Tout au long du XIXe siècle ce sera une véritable croisade morale et sanitaire contre des personnes et populations considérées comme à la source de toute criminalité et de toute contamination.

Enjambant, sans trop d’anachronisme, les millénaires, on peut raisonnablement soutenir que le sujet des sans-abri a sempiternellement été lié à la crainte des épidémies. Pestiférés et lépreux, objectivement à risque ou bien seulement supposés tels, vagabonds et autres sans-aveux (non « voués » à un suzerain), ont focalisé les inquiétudes et les interdictions. La religion pouvait, à sa manière, les magnifier. Les populations et les autorités s’en inquiétaient et les écartaient.

Pour résumer abruptement une histoire pluriséculaire, c’est le droit pénal qui a très longtemps primé. Le droit social ne vient se préoccuper des SDF qu’au cours du XXe siècle. Et tardivement d’ailleurs [...] »

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