Olivier Marty : "La politique monétaire européenne suscite une vive défiance"

Olivier Marty : "La politique monétaire européenne suscite une vive défiance"

Depuis plus de dix ans, la Banque centrale européenne (BCE) a joué un rôle déterminant lors des crises financières affectant la zone euro. Néanmoins, l’institution sise à Francfort fait face depuis quelques années à des critiques quant à sa politique monétaire et les citoyens de l’Union européenne perdent confiance dans les banquiers centraux. Olivier Marty, économiste, enseignant à Sciences Po et président du Cercle franco-britannique de Sciences Po Alumni, nous livre son point de vue.

Le siège de la BCE à Francfort. (Crédits: Shutterstock / Ioan Panaite)

Le siège de la BCE à Francfort. (Crédits: Shutterstock / Ioan Panaite)

Dans un article récent publié par la Revue Banque, vous exprimez un jugement critique sur l’action de la Banque centrale européenne. Pourquoi ?

Depuis plusieurs années déjà, je suis troublé que l’on ait généralement, en France, dans le sud de l’Europe, et dans le monde anglo-saxon, au sein des communautés de journalistes, d’économistes, de financiers ou de politiques, une appréciation aussi positive, de l’action de la BCE. Ce consensus repose à mon avis sur trois fondements : la fascination, très légitime, que l’on peut avoir pour la puissance des banques centrales ; le souvenir du « moment de 2012 », lorsque Mario Draghi a assuré que la BCE ferait « tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro » ; et l’enthousiasme que suscitent les actions régulières de la BCE lorsqu’elle soutient la stabilité financière ou les marchés financiers dans un environnement économique et financier très instable depuis plus de dix ans.

Je reconnais tout à fait que la BCE a joué un rôle absolument déterminant pour contribuer à la réponse de l’Union européenne à la crise financière de 2007-2008, pour assurer l’intégrité de l’union monétaire lors des périodes critiques de la crise de la zone euro (2010-2012), pour aider au rétablissement de la croissance par la suite et, enfin, pour alimenter de façon très productive le débat sur l’approfondissement de l’union monétaire. Toutefois, je pense que le consensus actuel obscurcit l’analyse d’un certain nombre de problèmes et de questions de fonds préoccupants. Ils rendent à mon sens nécessaire une « relégitimation » de la politique monétaire. J’ai donc voulu relativiser le jugement dominant en faisant un contrepoint critique de l’action de cette institution essentielle.

Quels sont les problèmes soulevés par l’évolution de la politique monétaire ?

Sur le plan économique, l’efficacité de la politique monétaire ne me semble pas aussi nette qu’on le dit. L’action de la BCE est certes très positive sur la stabilité financière de court-terme : on le voit par l’effet des programmes d’achat de dettes publiques sur les « spreads » souverains. Elle est en revanche plus contestable pour sa contribution au regain de la croissance et de l’inflation, particulièrement à la suite du lancement du « Quantative easing » de 2015. Si ces deux indicateurs sont progressivement remontés de 2014 à 2019, c’est en partie par l’effet de la politique monétaire (qui a comprimé les primes de risques et fait baisser l’euro), mais aussi parce que les politiques budgétaires européennes sont redevenues accommodantes et que le commerce international a repris une certaine vigueur.

« Sur le plan économique, l’efficacité de la politique monétaire ne me semble pas aussi nette qu’on le dit. »

Surtout, on ne souligne pas suffisamment, à mon sens, les effets négatifs de cette politique pour le système financier et l’économie : fragilisation des institutions financières (induite par la baisse des taux d’intérêts), accroissement de la prise générale de risques financiers (par le même truchement et l’octroi facilité de liquidités), disparition du signal des taux d’intérêt pour les projets d’investissement, baisse des rendements de l’épargne sécurisée, « aléa moral » (désincitation à mener des politiques budgétaires rigoureuses) pour les finances publiques, augmentation générale très préoccupante de l’endettement au plan mondial, création de bulles d’actifs, survie d’entreprises « zombies » (c’est-à-dire inefficaces) comprimant ainsi la productivité générale de l’économie.

On peut rétorquer que l’inaction de la BCE aurait dégradé la conjoncture et que les effets négatifs de cette politique sont moins importants que les effets positifs.

L’argument du « contrefactuel » (i.e. que ce serait-il passé si la BCE n’avait pas agi comme elle l’a fait ?) a certainement du poids pour juger de la politique monétaire au début de la décennie 2010 et dans la crise actuelle. Sans une politique monétaire accommodante, la situation aurait certainement été pire, particulièrement en 2007-2008, en 2010, en 2012 et bien sûr aujourd’hui. Néanmoins, dès lors que l’on attend beaucoup de la politique monétaire, des résultats décevants sont problématiques. Cela est particulièrement vrai dans un contexte marqué par une absence d’un réel gouvernement économique de la zone euro. La BCE est alors jugée par les citoyens comme principale responsable de la politique économique. Quant aux effets négatifs induits par les décisions de la BCE, je rappelle simplement qu’ils ne doivent pas être oubliés, que la « fuite en avant » monétaire à laquelle nous assistons ne doit pas être vue, parfois, avec autant d’enthousiasme.

« Dans un contexte marqué par une absence d’un réel gouvernement économique de la zone euro, la BCE est jugée par les citoyens comme principale responsable de la politique économique. »

Vous mentionnez aussi des problèmes politiques…

Oui. La politique monétaire européenne suscite une vive défiance. Celle-ci est notable au sein de l’Eurosystème, qui voit depuis longtemps les banques centrales se diviser en deux camps, celui des « faucons », au Nord, et celui des « colombes », au Sud. Elle est également nette au sein des opinions publiques, ce qui est plus méconnu. Les citoyens de l’UE ont tendance, depuis 2008, à faire nettement moins confiance à la BCE. Plusieurs facteurs expliquent sans doute ce constat : des résultats macroéconomiques décevants ; le fait que la politique monétaire soit encore moins intelligible qu’avant ; la perception « complotiste » d’une collusion de la BCE avec les banques commerciales ; le sentiment assez justifié que l’institution accentue les inégalités économiques via la hausse des marchés financiers et de l’immobilier. S’ajoutent enfin les risques financiers de long terme que fait peser la politique monétaire.

Quelles sont ces questions de fonds préoccupantes que vous mentionnez également ?

Au-delà des problèmes cités, l’action de la BCE soulève en effet plusieurs questions de fond :

-        la conduite de la politique monétaire bute régulièrement sur des obstacles juridiques (cf. arrêt de la Cour de Karlsruhe en mai), qui sont de nature à alimenter les tensions financières et politiques au sein de l’Eurosystème ;

-        la pertinence du mandat originel de la Banque, qui prévoit d’abord le contrôle d’une inflation modérée et relègue au deuxième rang le soutien aux autres politiques économiques, est questionnée, surtout dans la perspective d’une période de « stagflation » ;

-        l’indépendance de la BCE, un principe essentiel ancré dans le Traité, est fragilisée par la « dominance fiscale » (la nécessité de racheter régulièrement les dettes publiques) et les autres interférences de la politique monétaire avec la politique budgétaire ;

-        l’incitation des États à approfondir l’union économique et monétaire européenne est fortement réduite par les facilités financières octroyées par la BCE, ce qui en fait arrange aussi, paradoxalement, les États du Nord ;

-        la création massive de liquidités par la BCE alimente le risque, heureusement encore théorique, de « fuite devant la monnaie » (un scénario de défiance vis-à-vis de sa valeur) ;

-        la légitimité démocratique de l’institution, qui a toujours été quelque peu fragile en l’absence de gouvernement économique européen (car cette absence fait croire aux citoyens que la BCE est seule responsable de la politique économique de l’UE), devient plus ténue.

Vous préconisez donc de « relégitimer » la politique monétaire européenne ?

Oui, il me semble que l’on ne peut pas se satisfaire de la situation présente. Il faut répondre aux contestations politiques formulées à l’encontre de la BCE par plusieurs banques centrales et États du Nord de l’Europe et, plus globalement, par les opinions publiques. L’autorité et la légitimité de la BCE, comme du reste de l’UE, y gagneraient. Toutefois, cet exercice de « relégitimation » de la politique monétaire ne doit pas se limiter aux cercles des experts, c’est-à-dire des banquiers centraux, des économistes ou des financiers. Il devrait être assumé par la BCE elle-même et relayé autant que possible par les dirigeants européens, qui sont par ailleurs au défi de refondre leur unité sur les autres politiques économiques de l’UE, dont les principes originels sont, à certains égards, également battus en brèche.

« Il faut répondre aux contestations politiques formulées à l’encontre de la BCE par plusieurs banques centrales et États du Nord de l’Europe et, plus globalement, par les opinions publiques. »

La bonne nouvelle est que le contexte y est propice, pour trois raisons. La BCE a une nouvelle présidente, Christine Lagarde, qui est pleinement consciente de cet enjeu et qui œuvre déjà au rapprochement des deux camps opposés sur la politique monétaire. De plus, une revue de la stratégie de politique monétaire a été initiée par l’institution au début de l’année 2020 et sera rendue dans les mois à venir, ce qui est la preuve qu’une réflexion est en route. Enfin, une Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui sera l’occasion de débattre aussi des politiques économiques, s’ouvrira bientôt pour se conclure à la fin de la présidence française du Conseil, à l’été 2022. Je formule dans mon article pour la Revue Banque quelques propositions techniques pour mener cet exercice de « relégitimation » à bien.

Idéalement, les États membres de la zone euro devraient exprimer publiquement leur soutien à une politique monétaire plus souple sur le plan de ses objectifs. Cette dernière resterait accommodante mais aurait vocation à redevenir plus normale dès que les conditions macroéconomiques et financières le permettent. En parallèle, il est crucial, au vu des risques d’instabilité financière qui demeurent, que la perspective d’une réforme de la zone euro soit rouverte dans un avenir proche sur la base de propositions consensuelles et d’un surplus de confiance entre les capitales. Pour soulager la politique monétaire du fardeau que représentent le soutien à la croissance européenne et les contestations renouvelées, les volets économiques et budgétaires de l’union monétaire doivent en effet être déployés !


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