Entretien croisé - "Un vin, c’est comme une œuvre : la main de l’homme sur la matière première"

Entretien croisé - "Un vin, c’est comme une œuvre : la main de l’homme sur la matière première"

Comme un bon vin accompagne un bon plat, la boisson alcoolisée préférée des Français est de plus en plus liée au monde de l’art. Ouverte en 2016, la Cité du vin, à Bordeaux, est un lieu unique en France, accueillant des expositions culturelles qui interrogent notre lien au célèbre breuvage. Pour en discuter, Émile a rencontré deux de ses dirigeants : Sylvie Cazes, présidente du conseil d’administration de la Cité du vin, fondatrice de l’agence d’œnotourisme Bordeaux Saveurs et propriétaire du célèbre restaurant bordelais Le Chapon Fin, et Philippe Massol, CEO de la Fondation pour la culture et les civilisations du vin, qui porte la Cité du vin.

Propos recueillis par Noé Michalon (promo 17)

Philippe Massol devant le bâtiment que certains ont surnommé le « Guggenheim bordelais ». (Crédits: Anaka)

Le vin est particulièrement valorisé, associé à une forme de noblesse. À quand cela remonte-t-il, selon vous ? 

Philippe Massol : La culture du vin, avant d’être française, est plus ancienne, on en trouve de premières traces qui datent d’il y a 8 000 ans. Nous avons actuellement une exposition à la Cité du vin, « Boire avec les dieux », qui présente des œuvres remontant de 400 à 100 avant J.-C. et évoquant la production de vin en Italie ou en Grèce. Cela fait donc des millénaires que l’on peut parler de civilisations du vin. Bordeaux a été fondée il y a environ 2 000 ans et presque immédiatement après, la culture du vin est arrivée. Dans toutes les religions monothéistes, on retrouve du vin, on en a des récits dans la mythologie grecque ou la Bible…

Peut-on dire que la France est LA culture de référence pour le vin ? Sentez-vous que cela évolue sous l’influence de pays ou de cultures émergentes du vin ?

Sylvie Cazes : Vu de France, on dira que c’est nous, mais si vous demandez aux Italiens, ils vous répondront qu’ils ont récemment prouvé que les premiers vins étaient italiens et non géorgiens, et donc que la culture du vin est par définition italienne. Nous pensons que tout a commencé en Géorgie, en Mésopotamie en général, puis la culture de la vigne est remontée par le nord de la Méditerranée et donc elle est arrivée en France en dernier. C’est un sujet sur lequel chacun peut se voir comme la culture de référence.

Sylvie Cazes, présidente du conseil d’administration de la Cité du vin. (Crédits: Serge Chapuis)

Comment définiriez-vous la place du vin dans la culture française ? Est-ce un alcool comme un autre ? Des déclarations de l’ex-ministre de l’Agriculture Didier Guillaume avaient fait polémique à ce sujet.

P. M. : Nous avons récemment réuni des groupes de Bordelais et de non-Bordelais pour les interroger sur leur vision de la Cité du vin. L’une des surprises qui en ressort, c’est que selon eux, on ne peut pas faire n’importe quoi avec du vin, parce que le vin a un caractère sacré. C’est très ancien, ça remonte au vin qui est le sang du Christ, mais aussi au respect du travail de l’Homme sur une année complète, qui crée de la distance, pose une barrière entre l’individu lambda et le vin. On a face à nous des milliers d’années de relations entre l’Homme et le vin. 

Mais il faut faire attention : si on parle trop de cette exception, de cette particularité, on risque de renforcer cette sacralité, alors que le vin peut aussi être quelque chose de très simple. Certaines expositions d’art que nous organisons autour du vin accentuent parfois ce sentiment d’élitisme. Or, il faut que la Cité du vin soit accessible à tous, c’est un équilibre délicat à trouver. Cette dimension est moins marquée dans d’autres régions comme le Languedoc, où les vins sont moins associés aux châteaux et à ce côté inaccessible.

S. C. : Cela dépend des goûts de chacun. Oui, il y a cet aspect un peu sacralisé. En même temps, il y a une dimension très démocratisée, avec des châteaux assez simples de l’Entre-deux-Mers qui mettent en avant des œuvres d’art contemporain. Cela accompagne l’œnotourisme, le fait d’ouvrir les portes aux gens pour leur faire visiter les sites. Les producteurs y ont associé une approche artistique ou gastronomique, en faisant goûter aux visiteurs des plats particuliers.

L’exposition « Boire avec les dieux», à la Cité du vin. (Crédits : Anaka / Cité du vin / XTU Architects)

« Nous avons actuellement une exposition à la Cité du vin, “Boire avec les dieux”, qui présente des oeuvres remontant de 400 à 100 avant J.C. et évoquant la production de vin en Italie ou en Grèce. Cela fait donc des millénaires qu’on peut parler de civilisation du vin. »
— Philippe Massol

À ce propos, comment faites-vous pour marier des vins à des œuvres d’art, de la même manière qu’on associe un vin à un plat ?

P. M.: Depuis l’ouverture de la Cité, on ne fonctionne pas forcément par œuvre, mais par thématique. Chaque année, on en choisit une, que l’on traduit d’un point de vue artistique. Par ailleurs, la difficulté n’est pas tant de trouver les œuvres que d’obtenir des financements. Une fois qu’on a le sujet et le budget, c’est ensuite beaucoup de plaisir, les visiteurs sont des passionnés, souvent très cultivés. Mais nous restons accessibles à tous, on essaie d’être grand public, même si on peut encore s’améliorer. L’année prochaine, pour notre sixième année, on tente une exposition sur Picasso, lui-même très grand public. En même temps, les visiteurs nous disent qu’ils n’attendent pas de venir pour se divertir : l’enjeu est de trouver de bons formats en faisant les choses différemment. 

Quelles difficultés avez-vous dû surmonter pour lancer la Cité du vin ? Avez-vous eu à faire face à des résistances ?

S. C. : Tout dépend auprès de qui. Certains viticulteurs craignaient les touristes, nous leur disions d’observer autour d’eux les effets bénéfiques de leur venue. Aux politiques qui redoutaient les dépenses publiques à venir, nous disions de regarder les retombées économiques à espérer sur le territoire. Depuis, les tendances se sont inversées, tant chez les politiques que chez les viticulteurs, qui ont découvert une véritable culture internationale du vin.

P. M. : Certains disaient qu’on n’y arriverait pas, tandis que quelques Bordelais étaient inquiets, car ils avaient entendu parler d’un projet de cité américaine semblable qui n’avait pas marché. Mais Alain Juppé [ancien maire de Bordeaux, NDLR] nous a fait confiance et a joué un rôle fédérateur en allant chercher l’Europe, l’État et d’autres bailleurs. Un tel soutien politique est essentiel dans un projet comme celui-ci, sinon, cela ne fonctionne pas.

Quel bilan faites-vous après six ans d’existence de la Cité du vin ?

P. M. : Nous ne sommes pas forcément des lieux de destination comme le Futuroscope, mais nous bénéficions de l’extraordinaire popularité de Bordeaux : on reçoit 180 nationalités par an, le monde entier ! On constate que de plus en plus d’étrangers viennent ici, ils ont représenté environ la moitié de la fréquentation en 2019. Et puis, on a un bon taux de pénétration sur le local, un Bordelais sur deux est déjà allé à la Cité du vin ! C’est beaucoup, il n’y a pas un Parisien sur deux qui est monté en haut de la tour Eiffel… L’architecture impressionne aussi, donne un côté « waouh ». C’est devenu un lieu qu’il faut aller voir. Cela permet d’inscrire Bordeaux dans la modernité et de montrer que le vin n’incarne pas que le passé, mais aussi le futur. Nous sommes l’un des musées les plus fréquentés hors de Paris, avec plus de 400 000 visiteurs annuels. 

La Cité du vin, conçue par les architectes Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, a la Garonne pour voisine. (Crédits : Anaka / Cité du vin / XTU Architects)

Justement, comment voyez-vous le futur du vin ? À quelles nouvelles tendances vous préparez-vous ?

S. C. : Il y a de plus en plus de régions de production. Avec le progrès technique, on arrive à faire du vin sous les tropiques dans des conditions particulières. La consommation de vin dans le monde est stable ou augmente, c’est une tendance favorable sachant que la consommation des alcools forts est plutôt en baisse. 

Dans les tendances, on constate que les gens reviennent à des vins plus élégants, plus fins, moins « body-buildés » comme à une époque avec les vins américains et certains vins européens, qui avaient des boisés importants et des taux d’alcool plus élevés. Il y a bien entendu une ouverture sur le développement durable, comme partout. La tendance est aussi à l’expérimentation et au partage autour de la culture du vin. 

P. M. : On partage, en effet : regardez le nombre de bars à vins qui ouvrent partout ! À Pékin, où il y a actuellement un projet de Cité du vin chinoise, on constate l’émergence d’une nouvelle génération qui consomme du vin. Ce ne sont plus des générations qui en achètent uniquement pour l’offrir en cadeau. On le voit avec l’évolution du packaging et du marketing, le vin est beaucoup plus accessible et grand public. On fait même aujourd’hui du vin sans alcool et des régions comme le Languedoc-Roussillon sont très créatives dans le renouvellement des pratiques.

S. C. : Oui, le consommateur tire toujours la tendance. À Bordeaux, il reste encore attaché aux traditions, nous avons vu quelques essais d’étiquettes très contemporaines sur les bouteilles qui n’ont pas très bien marché. Les consommateurs voulaient des signes de réassurance, comme l’image d’un château.

« S’il y avait une oeuvre à retenir, ce serait l’architecture de la Cité elle-même, impossible à répliquer. L’élégance de ses courbes irrégulières et sans coutures, c’est hallucinant ! »
— Sylvie Cazes

Dans quelle mesure le regard international sur le vin vous pousse-t-il à vous réinventer ? 

P. M. : Une fois dans la Cité du vin, vous voyez que le vin concerne le monde entier et pas seulement Bordeaux. Cette dimension internationale est bien réelle. Dans les développements actuels, on intègre davantage la gastronomie, l’association culture et vin fonctionne. On s’est dit qu’il fallait être attentifs à ne pas faire seulement la promotion du vin. On s’est un peu éloignés de la raison d’être du vin, à savoir être bu. Là, on est en train de s’ouvrir à des choses plus grand public, de glisser vers l’expérience réelle du produit.

Comment le vin est-il perçu par le milieu artistique ?

P. M. : Beaucoup d’amateurs de vin sont des amateurs d’art, et réciproquement : il y a un lien dans le côté abouti. Un vin, c’est comme une œuvre : la main de l’Homme sur la matière première. Il y aurait des milliers de manières de faire un même vin sur une même parcelle, avec, comme dans l’art, des viticulteurs ayant une cote modeste ou incroyable. Il existe de nombreux sites où les propriétaires montrent leur collection d’art aux gens qui viennent visiter leur domaine. Il y a aussi des artistes qui visent le vin dans leur création. C’est le cas de Picasso et dans notre prochaine exposition, nous montrerons des œuvres où il a représenté le vin et la gastronomie. 

L’exposition “Renversant ! Quand art et design s'emparent du verre s’est tenue en 2019 à la Cité du vin. (Crédits : Xanaka / Cité du Vin / XTU Architects)

Avec le réchauffement climatique, la carte du vin se refaçonne, êtes-vous inquiets ?

S. C. : On observe des phénomènes préoccupants, mais il y a toujours eu des problèmes. Il y a 50 ans, c’était beaucoup plus compliqué de produire du vin. Aujourd’hui, on s’affole parce qu’il y a plus de gels, mais avant, le raisin pourrissait plus vite. Je pense qu’il y a eu plus d’évolutions positives que négatives au cours des dernières années, on a des technologies qui progressent très vite, des universités et des instituts qui font des recherches sur le sujet. Je suis plutôt optimiste.

P. M. : Avec Sylvie, j’ai appris à l’être aussi [Rires, NDLR] ! On ne sait pas forcément comment ce sera dans 10 ans, mais il y a une prise de conscience de la part de beaucoup d’acteurs, dans le choix des cépages, leur manière de conduire la vigne, etc. Comme le dit Sylvie, l’innovation permet des progrès peut-être exponentiels.

Êtes-vous en lien avec le monde de la recherche au sujet de ces innovations ?

P. M. : Cela est assez peu représenté dans la partie d’exposition permanente de la Cité, car ce sont des sujets qui prêtent à débat et qui évoluent tout le temps ; ils ont plutôt vocation à être traités dans des conférences ou des colloques. Par exemple, nous aurons prochainement une conférence sur le vin en apesanteur, où nous en saurons plus sur le sort de la caisse de Petrus 2000 récemment revenue d’orbite. 

S. C. : Oui, on a de plus en plus de vulgarisation sur ce sujet, de plus en plus de colloques. Vous avez le salon Vinitech, à Bordeaux, sur les nouvelles technologies pour aider les viticulteurs et, de temps en temps, des événements à la Cité du vin.

Autre sujet qui nous intéresse : comment la place des femmes a-t-elle évolué dans le monde du vin ? 

S. C. : Il y a toujours eu des femmes dans le vin. Deux raisons à cela : dans les propriétés, il n’y a pas toujours eu des garçons pour reprendre les exploitations, donc les femmes ont parfois pris le relais. Ensuite, au cours des guerres, les femmes se sont retrouvées à la tête de propriétés lorsque les hommes partaient au front ou mouraient. Bien entendu, ce n’était pas un métier de femmes au départ, mais ce n’est plus le cas : il y a aujourd’hui plus de jeunes femmes en faculté d’œnologie que d’hommes. C’est donc en train d’évoluer et c’est sans doute un des secteurs où on aura plus d’égalité entre hommes et femmes ces prochaines années.

Quelle serait votre œuvre d’art préférée en lien avec le vin ?

S. C. : Vous me posez une colle, c’est comme quand on me demande mon vin préféré [Rires, NDLR] ! Il y a beaucoup de formes d’art et si on prend l’art pictural, beaucoup d’artistes que l’on aime. Nous n’avons pas un goût unique, il ne faut surtout pas se restreindre !

Alors, peut-être une œuvre représentant le vin qui vous a marqués ?

P. M. : Nous avons un fac-similé du vase de Vix, qui impressionne par sa taille, dont l’original avait été offert à la ville de Saint-Germain avec la condition absolue qu’il ne sorte jamais. Franck Ferrand, qui est un ami d’enfance, a vu l’expo. Il était ébahi et m’a dit : « Tu te rends compte, ce vase figure dans tous les livres d’Histoire. » L’art est finalement un sujet inépuisable, infini. La seule chose qui puisse nous arrêter, c’est la problématique du financement, comme tous les musées qui ne vivent pas de l’argent public.

S. C. : S’il y avait une œuvre à retenir, ce serait l’architecture de la Cité elle-même, impossible à répliquer. L’élégance de ses courbes irrégulières et sans coutures, c’est hallucinant ! 

Cet entretien croisé a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.


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