La conquête spatiale, entre science et fiction

La conquête spatiale, entre science et fiction

Téléphone portable, traduction instantanée ou encore pilotage automatique: ces innovations ont un dénominateur commun... Toutes ont connu une première existence fictive, née dans les esprits de romanciers ou scénaristes dont les imaginaires, oscillant de la catharsis à l’anticipation, ont bien souvent accompagné les différentes étapes de la conquête de l’espace.

Par Claire Bauchart (promo 10)

Buzz Aldrin et Neil Armstrong figurent-ils parmi les lecteurs de Jules Verne ? « En tout cas, dans De la Terre à la Lune, il existe de nombreuses similitudes entre ce roman narrant la manière dont les Américains envoient une fusée sur la Lune et le programme Apollo. » Pour Thomas Michaud, chercheur en prospective et auteur de plusieurs livres dont Le Projet spatial européen, entre pragmatisme et fantaisie (L’Harmattan, 2020), la fiction a toujours nourri les pionniers de l’espace... et les scientifiques en général. Certains films ou ouvrages ont même mis en scène, bien avant l’heure, des innovations en passe d’irriguer nos quotidiens : dès 1996, un système de traduction instantanée s’immisçait dans le scénario de Mars Attacks !, permettant aux humains de converser avec des extraterrestres. Depuis l’année dernière, les appareils Samsung Galaxy traduisent, via une intelligence artificielle, des discussions en temps réel, entre deux personnes échangeant dans des langues différentes...

Un principe de vases communicants

Dans 2001 : l’odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick imaginent, dès les années 1960, une forme d’intelligence artificielle incarnée par l’ordinateur HAL, prompte à assister les humains aux commandes d’une navette spatiale tout en posant des questions criantes d’actualité quant aux risques induits par une telle technologie.

Le téléphone portable aurait, lui, vu le jour une première fois de manière fictive dans Star Trek : le capitaine Kirk et Monsieur Spock, héros de la série culte, partent avec leur équipage à la découverte de l’univers. Pour cela, ils utilisent un communicator permettant d’échanger quasi instantanément malgré les longues distances. Devant sa télévision, Martin Cooper, ingénieur pour Motorola, est sidéré. En ce début des années 1970, voilà déjà un certain temps qu’il bûche sur les radios portatives et que son employeur œuvre pour se démarquer de la concurrence en innovant sur le front des moyens de communication. « La légende veut que le téléphone portable ait été imaginé par la science-fiction à travers le communicator, précise Thomas Michaud. Mais Martin Cooper a affirmé qu’il s’agissait d’une coïncidence et qu’il aurait eu une idée similaire avant de voir la série. » Dans une version comme dans l’autre, Star Trek aura sûrement donné l’élan nécessaire pour développer un premier modèle de mobile baptisé « la brique » et lancé en avril 1973.

« La légende veut que le téléphone portable ait été imaginé par la science-fiction à travers le communicator »
— Thomas Michaud, chercheur en prospective

« Les romans et les films incitent les astrophysiciens à explorer, voire à accélérer le processus de financement de certains projets », abonde Thomas Michaud, mentionnant un programme lancé au cours des années 2000 par l’Agence spatiale européenne : l’Innovative Technologies From Science Fiction for Space Applications (ITSF). Son but ? Dénicher, dans la littérature de science-fiction, des idées technologiques à décliner dans le domaine spatial. « Des tas d’inventions issues de la science-fiction ont ainsi été répertoriées afin de permettre aux ingénieurs de s’en inspirer, notamment pour ce qui relève de la cryogénie [étude des très basses températures, NDLR] ou de la terraformation [processus de transformation d’une planète afin de la rendre habitable par des humains, NDLR]. »

De fait, les œuvres de fiction autour de l’espace sont nombreuses à proposer des solutions ou innovations d’ordinaire considérées comme irréalistes. En les mettant en scène dans des mondes imaginaires obéissant à un autre corpus de règles que le nôtre, elles testent des concepts sous des angles différents... Une approche que le psychologue maltais Edward de Bono conceptualisa sous le nom de « pensée latérale », à la fin des années 1960, et qu’il appliqua en tant que consultant, notamment chez Coca-Cola ou Ericsson.

La fiction pour dépasser les limites et anticiper les risques

D’où la prolifération d’une fiction d’anticipation foisonnant de questionnements, parfois philosophiques et sociologiques, qui dépassent souvent le simple fantasme d’innovations technologiques. En la matière, Isaac Asimov fait bien évidemment figure de référence. « Avec Les Robots (1950), il a eu une grande influence sur les informaticiens, les amenant à réfléchir à une éthique de la robotique tout en posant les limites de l’intelligence artificielle, en soulignant l’importance de réguler la production de robots afin d’éviter qu’elle devienne néfaste pour l’humanité, souligne Thomas Michaud. Dans Le Cycle de Fondation (1942-1993), il décrit un empire avec des planètes, des milliards d’habitants vivant dans des dômes...», détaille le chercheur.

Des innovations aux questionnements sociétaux

« À partir des années 1950 s’est opérée une révolution technologique, rappelle Danièle André. Jusqu’à cette époque, les innovations radicalement disruptives pullulaient en même temps que les progrès. Les récits de science-fiction ont toujours revêtu une dimension sociétale, mais on s’y attardait moins en raison de la nouveauté liée aux artefacts. » Et puis, la planète dans le viseur des auteurs de science-fiction n’était autre que la Terre : « Exposer des intrigues sur Mars ou Vénus a été pendant longtemps une sorte de métaphore afin de faire une critique de notre société se déroulant ailleurs dans l’univers », expose Danièle André pour qui la donne a sensiblement évolué aujourd’hui. « Nous disposons d’une technologie tellement avancée que les questionnements quant à ses répercussions reviennent désormais en force. »

« Les récits de science-fiction ont toujours revêtu une dimension sociétale, mais on s’y attardait moins en raison de la nouveauté liée aux artefacts. »
— Danièle André, chercheuse

D’une part, s’amuse la chercheuse, plus personne ou presque n’est surpris par la vision d’une navette spatiale. Par ailleurs, les problématiques éthiques liées à la conquête de l’espace sont de plus en plus prégnantes, comme dans la série américaine Mars, diffusée à partir de 2016 sur National Geographic Channel. Pendant 12 épisodes, le téléspectateur suit un équipage de six astronautes s’envolant vers la planète rouge afin d’y établir une colonie permanente. « Cette série est excellente, assure Danièle André, en ce sens qu’elle expose les aspects sociétaux, les implications liées à l’instauration de la vie sur une autre planète et les conséquences liées à la transformation de ce nouvel environnement. »

Thomas Michaud pointe lui un film marquant, sorti en 2024, Alien : Romulus. « À mon sens, il s’agit d’une œuvre majeure sur la conquête de l’espace, car elle met en scène une entreprise multiplanétaire qui cherche à capturer sur une comète des extraterrestres surpuissants avec l’objectif de les exploiter et d’en faire des armes. » Pour ce chercheur, le pont avec l’actualité est clair : « Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la conquête spatiale, le New Space, avec l’arrivée d’acteurs privés. » Les institutions ne sont plus seules à financer la conquête de l’espace. « Les rapports de force sont en train de changer, insiste Thomas Michaud. Le droit spatial va devoir être revu pour évaluer qui peut, ou pas, s’approprier un territoire de l’espace. »

La science-fiction, une catharsis?

Danièle André s’alarme également et cite l’exemple du film Elysium (2013), sorte de science-fiction politico-sociale. En 2154 subsistent deux catégories d’humains : les riches vivent sur une station leur donnant accès à tout le nécessaire médical et les pauvres sont parqués sur la Terre, surpeuplée et gangrenée par la pollution ainsi que la maladie. Des thématiques également structurantes de la série d’anticipation Extrapolations (Apple TV+, 2023). « Certaines fictions récentes développent cette idée selon laquelle dès que vous serez riche, vous aurez le luxe de vous moquer du déclin de la Terre et irez voir ailleurs », insiste la chercheuse, espérant que ce genre d’histoires en incite certains à œuvrer pour conserver la planète bleue...

C’est l’un des objectifs de Barbara Belvisi. Cette entrepreneure française a lancé une start-up basée à la fois dans l’Hexagone et aux États-Unis, qui développe des serres reproduisant un environnement contrôlé. Depuis sa création, en 2020, la société a levé 12 millions d’euros et bénéficie du soutien de la BPI comme de celui de la NASA.

Son business model est double : faire pousser fruits ou légumes dans l’espace grâce à un mini-climat adéquat afin d’alimenter les astronautes lors de longues missions. L’entrepreneure, qui a déjà décroché plusieurs contrats dans le spatial, utilise également cette technologie pour recréer, sur Terre, des climats adaptés au développement de plantes spécifiques. Ainsi a-t-elle opéré quelques tests dans le but de préserver des espèces menacées.

Sans grande surprise, Barbara Belvisi est férue de science-fiction, comme le reflète le nom de son entreprise, nommée Interstellar Lab, évoquant le titre du film de Christopher Nolan sorti en 2014. Dans ce long-métrage, une équipe d’explorateurs part à la recherche d’une autre planète habitable afin de sauver l’humanité d’une Terre de moins en moins accueillante et cultivable. « J’ai repris ce nom pour ma société dans le but de changer la vision que l’on a du film, explique Barbara Belvisi. Pour moi, si l’on est capable de développer des technologies pour permettre de la vie sur la Lune ou Mars, on peut certainement protéger le vivant sur notre planète...» En d’autres termes, préserver l’humain sur Terre grâce à la technologie du spatial est une idée à rebours de bon nombre de fictions... pour l’instant ?



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