Le match des écrans : "Netflix, ce sont des opportunités, mais aussi des méthodes de travail différentes"

Le match des écrans : "Netflix, ce sont des opportunités, mais aussi des méthodes de travail différentes"

Afin de connaître les stratégies mises en place chez Canal+ et Netflix pour s’imposer sur la scène française du streaming audiovisuel, la rédaction d’Émile a interrogé deux Alumni, travaillant chacun pour l’une de ces deux entreprises, acteurs majeurs du secteur. Dans cet article, rencontre avec Damien Couvreur, directeur des séries originales françaises chez Netflix.

Propos recueillis par Maïna Marjany

 
Damien Couvreur. (Crédits: DR)

Damien Couvreur. (Crédits: DR)

 

De Sciences Po à Netflix, quel a été votre parcours ?

Quand je suis entré à Sciences Po, je voulais déjà travailler dans la création de contenu. Mes années rue Saint-Guillaume ont été marquées par le plaisir d’apprendre, qui s’est traduit par un éveil intellectuel, artistique, humaniste, ce qui est très utile dans les métiers de la création, où il faut jongler entre des choses qui relèvent de la sensibilité et de l’expertise. J’ai poursuivi mes études à l’Essec et je me suis ensuite lancé assez vite dans la production. D’abord en faisant du développement au sein de Tabo Tabo Films, la société de production de la regrettée cinéaste Tonie Marshall, qui a été mon mentor dans la profession. J’y ai produit des courts et des longs-métrages avant d’avoir envie de me lancer dans une aventure plus collective, celle des séries. Le cinéma n’est pas forcément une aventure individuelle, mais il repose en grande partie sur un auteur, un réalisateur, alors que la série, c’est davantage un travail collectif, ce qui m’intéressait beaucoup. 

Je suis passé par des grosses structures comme EuropaCorp et Gaumont, où j’ai produit des séries à la fois internationales, en anglais, pour le marché international et des séries françaises, principalement pour des diffuseurs français. En parallèle, j’ai toujours eu la chance qu’on me laisse avoir un pied dans le cinéma à travers une structure indépendante que j’ai animée pendant cinq ou six ans, où je produisais des auteurs dont je suivais la carrière depuis longtemps. Et puis, un jour, j’ai reçu un mail commençant par « Hello from Netflix », du service recrutement. Je suis entré en discussion avec l’équipe des contenus internationaux, avec qui j’avais déjà été en contact lorsque j’étais producteur chez Gaumont. C’est ainsi que j’ai intégré Netflix, il y a bientôt trois ans et demi. 

Et vous avez contribué à créer le bureau français de Netflix…

Quand j’ai rejoint l’aventure, il n’y avait pas de bureau de création en Europe. Quelques séries non-anglophones avaient été produites, mais elles se comptaient sur les doigts d’une main. J’ai rejoint un petit bureau basé à Los Angeles avec quelques créatifs, tous débordés, mais qui avaient une réelle passion pour les contenus internationaux. Ils travaillaient sur des séries brésiliennes, coréennes, allemandes ou encore françaises. C’était vraiment une émulation créative et des échanges de perspectives très riches, mais nos ambitions se sont vite heurtées à un problème d’échelle. On ne peut pas, depuis Los Angeles, créer des contenus pour le monde entier, donc ça nous a amenés à une politique de régionalisation. Dans ce cadre-là, j’ai déménagé aux Pays-Bas pour ouvrir le bureau créatif à Amsterdam, où j’étais le premier créatif européen en poste. Ensuite, comme Netflix est un endroit où on croit vraiment au pouvoir du local et à la force des décisions prises par des gens qui connaissent leur territoire, leur industrie et leur culture, l’étape suivante a été d’ouvrir, il y a presque un an, un bureau à Paris, qui réunit aujourd’hui 60 collaborateurs. 

L’ouverture de ce bureau français s’inscrit donc dans une politique européenne plus globale ?

L’exemple français s’inscrit en effet dans un projet européen : on a désormais des bureaux à Berlin, à Londres, à Madrid et celui d’Amsterdam, précédemment évoqué. On a cette chance d’être dans une entreprise globale – qui peut être une vitrine pour des contenus français et européens dans le monde entier –, mais qui croit à la vertu de mettre en responsabilité des acteurs locaux. On a une structure de reporting très légère, je suis totalement responsable des choix que je fais pour les contenus. On a une grande liberté d’action et un grand soutien au sein de Netflix pour développer ce modèle local, en France comme dans d’autres pays.

« On a cette chance d’être dans une entreprise globale... qui croit à la vertu de mettre en responsabilité des acteurs locaux. »

Combien d’abonnés à Netflix recensez-vous en France ?

On communique rarement le nombre d’abonnés par pays, on préfère donner le chiffre global des abonnés, qui est aujourd’hui de 195 millions. Pour la France, la dernière communication spécifique date de janvier 2020, au moment du lancement de notre bureau. Le CEO Reed Hastings avait annoncé que l’Hexagone comptait 6,7 millions d’abonnés. 

Disposez-vous d’une cartographie du public français ? Est-il plutôt jeune, urbain, rural ?

La particularité de Netflix est que nous demandons simplement une adresse mail pour s’inscrire à nos services. Contrairement à une chaîne de télévision, notre approche n’est pas focalisée sur la démographie. Ce qui compte, c’est que nos membres soient satisfaits des contenus que nous leur proposons, quel que soit leur âge ou le lieu où ils vivent. Après, on sait très bien qu’ils sont globalement plus jeunes que les gens qui regardent la télévision linéaire. C’est la combinaison de l’usage d’un service comme le nôtre et du fait que l’on propose des contenus qui intéressent certainement un public plus jeune. Mais aujourd’hui en France, Netflix, c’est un service qui se veut fédérateur. On a des abonnés de tous les âges, partout en France. Prenons l’exemple de Family Business, dont on a lancé la saison 2, en septembre dernier. C’est une série qui réunit des ados qui adorent Jonathan Cohen et des personnes plus âgées, fans de longue date de Gérard Darmon. C’est une grande satisfaction de pouvoir rassembler ainsi plusieurs publics avec des contenus français originaux. 

La série française Family Business (Crédits: Julien Panie/Netflix)

La série française Family Business (Crédits: Julien Panie/Netflix)

Et quelles sont les habitudes de consommation des Français ? Sont-ils différents des Américains, par exemple ?

Oui, c’est certain. Ce que je dirais des Français, c’est qu’ils sont curieux. Quand on regarde chaque jour le top 10 des contenus les plus visionnés dans l’Hexagone, on remarque une grande diversité et une appétence autant pour des grandes séries américaines que pour des productions françaises, européennes ou internationales. 

Les confinements, et plus généralement la crise sanitaire, ont-ils eu un impact important sur le nombre d’abonnés ?

L’impact du confinement s’inscrit dans la consommation de contenu à domicile. De la même manière que les gens regardaient plus la télé ou passaient plus de temps sur Internet, il y a des moments où ils ont pu passer plus de temps sur Netflix. On ne s’est pas réellement focalisés sur cette période, car ce qui est important pour nous, c’est la croissance à long terme, pas des effets qui peuvent être liés à la crise sanitaire que l’on connaît aujourd’hui. Cela étant dit, on est effectivement hyper fiers de pouvoir être un moyen de divertissement pour les gens qui, à partir de ce matin [cet entretien a été réalisé le 30 octobre 2020, premier jour du deuxième confinement, NDLR], comme au mois de mars, se retrouvent confinés chez eux.

Pour nous, le premier confinement a eu un timing particulier puisqu’il est arrivé trois mois après l’inauguration de nos bureaux à Paris. Nous avons vécu, comme tout le monde, cette séparation physique, mais en même temps, ce moment nous a rapprochés de toute l’industrie audiovisuelle et de nos partenaires. On a traversé ensemble les mêmes épreuves d’arrêt et de reprise des productions, de mise en place de stratégies pour accompagner les artistes, les techniciens, les auteurs et réalisateurs, afin que tout le monde se relève de cette crise. Finalement, je pense que ça a renforcé nos liens avec l’industrie audiovisuelle en France.

Comment sélectionnez-vous les séries françaises produites par Netflix ? Ce sont les scripts qui viennent à vous ou vous allez démarcher des réalisateurs avec qui vous souhaitez travailler ?

Les deux cas de figure sont possibles. La procédure la plus classique, ce sont des producteurs qui nous contactent, on étudie le projet, puis on essaie de faire une réponse rapide et circonstanciée dans la mesure des moyens humains de l’équipe, qui est encore petite. Mais l’intérêt de Netflix et de la façon dont on fonctionne en France, c’est aussi que tous les chemins pour initier les contenus sont possibles. Il peut nous arriver d’avoir des idées et de contacter des producteurs ou des auteurs pour les initier. Parfois, des auteurs ont des idées, mais pas forcément de producteurs derrière eux, et ils nous contactent directement. Nous étudions tous les projets qu’on nous propose, qu’ils viennent d’un auteur confirmé ou non, d’un producteur avec qui on a déjà travaillé ou d’un jeune producteur qui veut se lancer. C’est une méthode nouvelle qui a demandé de notre part des efforts de communication et de clarification dans la mesure où on ne cherche à prendre la place de personne dans l’industrie, mais plutôt à créer de nouvelles opportunités. Je crois que maintenant, c’est assez clair. 

Combien de projets recevez-vous en moyenne et combien sont concrétisés ?

Chaque mois, on reçoit près d’une centaine de projets – de série originale, de film, de stand-up, de documentaire… On est extrêmement sollicités et on fait de notre mieux pour répondre dans des délais raisonnables. Sur l’année 2020, nous avons eu une vingtaine de contenus – tous genres confondus – en développement. On cherche à faire des choses qui comptent, qui sont remarquables, plutôt que de cocher des cases de volume. Cependant, nous sommes dans une phase de montée en puissance puisqu’en 2020, nous avons eu autant de projets en développement que le nombre total des projets réalisés au cours des quatre années précédentes. La direction est donc celle de la croissance.

Netflix était en discussion, ces derniers mois, avec le gouvernement français, le CNC et les autres acteurs du secteur, concernant le projet de décret visant à imposer aux plateformes de SVOD de consacrer une partie de leur chiffre d’affaires (entre 20 et 25 %) à de la création française. Comment une entreprise américaine comme Netflix perçoit-elle cette vision assez française de la politique culturelle ?

Sur cette question, il y a deux points importants que j’aimerais aborder. Tout d’abord, tout ce qui a été produit en France l’a été par choix et non par obligation. On a ouvert un bureau, on a monté une équipe intégralement francophone basée à Paris et on a lancé 20 nouveaux contenus français. On l’a fait par conviction, parce qu’on croit à la pertinence d’être présents et ancrés dans l’Hexagone. Ensuite, d’un point de vue éthique, il faut savoir que dans tous les pays dans lesquels il opère, Netflix se conforme aux lois et aux règlements en vigueur. 

« Tout ce qui a été produit en France l’a été par choix et non par obligation. […] On croit à la pertinence d’être présents et ancrés dans l’Hexagone. »

Quand cette régulation sera définitivement mise au point, évidemment, on la respectera. Là, nous sommes dans une phase de concertation – et je n’emploie pas ce mot au hasard parce que cela s’inscrit dans la logique de dialogue avec l’industrie, les représentants de l’industrie et les pouvoirs publics en France. On a pris le parti de s’asseoir à la table des discussions, de se dire honnêtement les choses qui étaient possibles, compliquées ou inenvisageables pour nous, tout comme l’a fait de son côté le gouvernement. On est très confiants sur le fait qu’on va déboucher sur un accord satisfaisant pour tout le monde. Une première version du décret a été rendue publique il y a deux jours [le 28 octobre 2020, NDLR], à l’occasion de laquelle, d’ailleurs, la ministre de la Culture s’est félicitée des échanges avec Netflix. Pour l’instant, nous sommes donc contents de leur tonalité et, comme dans toute concertation, nous restons vigilants sur le point d’atterrissage de cette régulation.

Les autres plateformes de streaming vidéo sont nombreuses à se développer et à s’implanter en France, tandis que les chaînes de télévision nationales renforcent leur offre de SVOD. Quelle est votre stratégie pour continuer à vous distinguer ?

Notre stratégie consiste à proposer les meilleurs contenus et la meilleure expérience. On ne scrute pas la concurrence tous les matins en se levant. On ne se demande pas si on va pouvoir aller rogner sur le terrain de tel ou tel concurrent. Je pense plutôt que la compétition crée une bonne émulation pour que chacun essaie de proposer la meilleure expérience et les meilleurs contenus. Finalement, les gagnants de cette compétition sont les consommateurs, qui ont ainsi plus de choix. Et l’exemple américain montre qu’il y a de la place pour plusieurs acteurs dans chaque pays. 

Pensez-vous que le développement des plateformes de streaming vidéo a fait évoluer les formats des séries ? 

Si on se met à l’échelle du consommateur, l’offre de séries est aujourd’hui complètement dingue. Et les aficionados sont ultra éduqués : ils connaissent toutes les ficelles scénaristiques, les techniques des auteurs… Cela place la barre très haut pour avoir des contenus innovants et remarquables. L’une des possibilités de Netflix est également de s’affranchir de certaines contraintes de format, que ce soit la durée ou le nombre d’épisodes. Je pense que c’est une opportunité pour les créateurs. Et puis, par rapport à la télévision traditionnelle, on peut se libérer des contraintes financières liées aux coûts de la grille horaire. Je pense donc que tout cela favorise plus de liberté et de créativité. 

« L’offre de séries est aujourd’hui complètement dingue et les aficionados sont ultra éduqués : cela place la barre très haut ! »

Avec la pratique du binge-watching, les séries sont certainement les contenus les plus adaptés à un visionnage sur les plateformes de streaming vidéo, puisqu’on peut enchaîner les épisodes presque à l’infini. Pensez-vous que les séries sont en quelque sorte en train de supplanter le cinéma ou de lui faire de l’ombre ?

Je ne crois pas. Cette opposition entre cinéma et télévision existe en réalité depuis que la télévision existe ! Je pense sincèrement qu’il y a de la place pour tous les contenus. Dans le catalogue de Netflix, il y a également beaucoup de films. On est d’ailleurs en train de monter en puissance sur le cinéma. D’un côté, avec les films sortis en salles en France et qu’on peut proposer à notre public – international dans un premier temps, en raison de la chronologie des médias –, puis en France. De l’autre, avec des films originaux. Nous sommes par exemple en tournage d’un film de Jean-Pierre Jeunet. Il y aura toujours de la place pour les films et les séries, que ce soit à la télévision, sur Netflix ou en salles. 

On peut aussi le voir autrement : je pense que la télévision a permis de démocratiser le cinéma, en donnant la possibilité à beaucoup de gens de voir des films que, sans doute, ils n’auraient pas pu voir, parce qu’aller au cinéma, surtout quand on est jeune, étudiant, ça coûte cher. Cette année est particulière, mais je suis certain que dès qu’on sera sorti de cette mauvaise passe du Covid, les gens auront plaisir à retourner en salles.

Xavier Lardoux, du CNC, nous confiait qu’il remarquait une plus grande porosité entre le milieu du cinéma et celui des séries. La constatez-vous également ?

Bien sûr. D’abord, la série est rentrée dans la culture. Aujourd’hui, tout le monde regarde autant des films que des séries. Et finalement, les cinéastes ont rejoint le grand club des spectateurs de séries. Ils voient également la richesse de ce format pour raconter des histoires. La série, ça donne des opportunités d’expansion d’une arène, d’approfondissement, de développement des personnages, qui peuvent être des opportunités, des appels d’air créatifs auxquels les cinéastes sont sensibles. Aujourd’hui, un cinéaste peut faire une série et un créateur de séries peut aussi s’attaquer au cinéma. Cette porosité est une grande chance.

« Les cinéastes ont rejoint le grand club des spectateurs de séries. Ils voient également la richesse de ce format pour raconter des histoires. »

Comment imaginez-vous le développement de Netflix en France dans les prochaines années : un bureau plus conséquent, une hausse du nombre de productions ?

Je pense qu’on va dans cette direction. Netflix devient un service populaire fédérateur qui peut s’adresser à tout le monde en France. Cela va se traduire dans les contenus qu’on propose à nos membres. On avait, depuis plusieurs années, un projet français qui s’est concrétisé avant même l’arrivée du cadre réglementaire en cours de négociation. C’est dans notre ADN, on croit à cette inscription locale, au lien qu’on peut développer avec les partenaires publics, l’industrie audiovisuelle et créative. Netflix, ce sont des opportunités, mais aussi des méthodes de travail différentes potentiellement enrichissantes pour les gens qui produisent des contenus avec nous. Et de notre côté, on apprend en faisant et on est en train de construire une version française de l’expérience Netflix, que ce soit dans nos bureaux parisiens ou avec nos partenaires de production et créatifs. On souhaite continuer dans ce sens-là.

Cet entretien a été publié dans le numéro 20 d’Émile, paru en décembre 2020.



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