Vers une politique nationale des jeux ? Entretien avec Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l’ANJ

Vers une politique nationale des jeux ? Entretien avec Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l’ANJ

En octobre 2019, Isabelle Falque-Pierrotin a été chargée par le Premier ministre d’une mission de préfiguration de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), avant d’en devenir la présidente, en juin 2020. Elle revient pour Émile sur les missions de cette nouvelle autorité administrative indépendante, qui a succédé à l’Arjel, et explique le rôle du secteur des jeux d’argent dans notre pays, ainsi que les défis et changements profonds auxquels il est confronté.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany
Photos Manuel Braun

 
Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile)

Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile)

 

Que pensez-vous de la place du jeu aujourd’hui dans la société française et du regard que l’on porte sur cette activité ?

Tout dépend de quel jeu on parle. Si on l’évoque de manière générale, je pense qu’il y a une tendance de fond, la gamification, c’est-à-dire la mise en caractère ludique de toute une série d’actions de la vie quotidienne. Par exemple, pour rendre moins présentes les contraintes de paiement lors d’un achat ou de l’accès à un service et faire apparaître cela comme un moment de plaisir et de divertissement. Ceci s’étend notamment sous l’influence d’une culture numérique qui accorde une grande place au jeu. 

Ensuite, si on parle stricto sensu des jeux d’argent, là, le rapport est beaucoup plus ambigu et paradoxal. Un Français sur deux joue régulièrement à des jeux d’argent. Pour autant, je ne suis pas certaine que si on posait la question aux Français, ils l’avoueraient si facilement... Une forme de culpabilisation demeure autour de cette activité et c’est le fruit de notre histoire. 

Que ce soit l’Église ou la royauté, ces deux pouvoirs ont combattu les jeux d’argent et les ont interdits. Il est toutefois intéressant de noter qu’à la cour, il y avait une tolérance assez forte pour les jeux d’argent parce que c’était un bon moyen d’occuper les nobles, de les distraire, afin d’éviter une opposition au régime qui serait trop frontale. Le jeu avait donc une dimension politique, car c’était un moyen de contourner une opposition potentielle. Finalement, cet héritage est toujours présent : a priori, le jeu est interdit, sauf s’il est autorisé. Aujourd’hui en France, la réglementation des jeux d’argent a été revue par la loi Pacte et l’ordonnance de 2019, qui encadre de façon très stricte cette activité de pari. 

« Une forme de culpabilisation demeure autour des jeux d’argent et c’est le fruit de notre histoire. »

L’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) a été créée en 2010. Pourquoi a-t-il été décidé de la remplacer, moins de 10 ans plus tard, par une nouvelle entité, l’ANJ ? Qu’est-ce qui avait changé dans ce laps de temps ?

Ce qui a changé, c’est la maturité du marché et la nécessité progressivement reconnue par le législateur d’unifier tous les segments de jeu dans une vision qui soit cohérente et commune. 

L’Arjel ne régulait en effet que l’activité online concurrentielle, ce qui correspondait à 12 % du marché, tout le reste lui échappait : les activités en points de vente des monopoles (FDJ et PMU), les casinos, les hippodromes, etc. Au nom de la protection nécessaire et accrue du joueur, il était devenu essentiel d’avoir une seule autorité qui puisse faire prévaloir une vision unifiée de la régulation et une protection horizontale du joueur, ce qui n’existait pas auparavant. On a donc doté cette autorité de pouvoirs renforcés. Le fait de placer ces missions dans une main unique doit permettre une vision plus cohérente de la régulation.

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« Il était devenu essentiel d’avoir une seule autorité qui puisse faire prévaloir une vision unifiée de la régulation et une protection horizontale du joueur. »

Certains acteurs du secteur du jeu que nous avons rencontrés ont pointé l’absence d’une véritable politique nationale des jeux dans notre pays. Est-ce au fond votre principale feuille de route ?

Bien sûr. Auparavant, il y avait des tutelles qui, dans le fond, poursuivaient chacune des objectifs légitimes, mais pas nécessairement articulés les uns avec les autres. Pour moi, il est clair que l’enjeu de l’ANJ est de mettre en place une politique globale, en lien avec les ministères, bien sûr, puisqu’ils gardent le pouvoir d’encadrement réglementaire du jeu. Le ministère de l’Intérieur, par exemple, garde une compétence importante. Ainsi, les autorisations de jeu dans les casinos relèvent du ministère de l’Intérieur. En revanche, la politique des casinos en matière de jeu responsable relève de l’ANJ. De même pour le PMU, il est sous la régulation de l’ANJ, même si le ministère de l’Agriculture garde des compétences. C’est par exemple lui qui va prendre l’arrêté des calendriers hippiques, mais sur proposition de l’ANJ. Concrètement, même si nous ne sommes pas seuls dans l’appareil d’État sur ces sujets, le quotidien de la régulation est clairement chez nous. En bref, nous pensons que l’ANJ se doit d’avoir cette vision cohérente de l’activité jeux, quel que soit le canal d’accès à ces jeux. Dans notre plan stratégique, nous avons pour ambition de mettre notre rôle de régulateur à profit pour que le marché des jeux d’argent, quel que soit le canal, reste dans le cadre d’un marché récréatif et de loisirs.

L’économie du jeu est très présente dans les territoires, il s’agit parfois d’un maillage ancien tant en ce qui concerne les hippodromes, les casinos que les points de vente de la FDJ ou du PMU. D’une certaine manière, ils font vivre et animent les territoires. Dans un passé récent, vous étiez une des garantes du Grand Débat. Cela vous a-t-il sensibilisée à ces questions ? Pensez-vous qu’il incombe à l’ANJ des missions qui vont clairement au-delà de la question de la stricte régulation ?

Il y a clairement un enjeu territorial et je dirais même un enjeu concernant notre modèle de société. Certes, l’offre de jeux en ligne se développe, mais la grande majorité du chiffre d’affaires du secteur s’effectue encore « en dur », sur des points de vente physiques. Nous devons donc gérer une forme de distribution du jeu sur l’ensemble du territoire à travers le réseau de détaillants. Il faut ajouter à cela le réseau des hippodromes : notre pays en possède plus de 200 et ce sont des équipements sportifs exceptionnels. Vous avez, au beau milieu de la France, des équipements qui permettent d’organiser ces courses de chevaux et qui font appel à des bénévoles, des passionnés. C’est un trésor. Et puis, vous avez tout le réseau des casinos adossés au départ à des villes balnéaires, des villes de cure. Progressivement, là aussi, un réseau de plus de 200 casinos s’est mis en place en France. Ils alimentent d’une manière ou d’une autre les budgets des collectivités territoriales qui sont proches de chez eux et jouent un rôle d’animation locale très important. C’est évident, pour répondre à votre question, que le monde des jeux est constitué de toutes ces strates. Ce n’est pas juste le pari sportif en ligne, c’est l’ensemble de cet écosystème qui comprend les territoires. Notre tâche est de rester vigilants pour conserver un écosystème équilibré, que la dynamique du marché ne remette pas en cause un certain nombre d’équilibres sociétaux et locaux. 

Revenons un instant sur votre parcours. Vous êtes passée par l’ENA puis vous vous êtes intéressée très vite au numérique. Vous avez intégré le Forum des droits sur l’internet avant de diriger la CNIL. Pensez-vous avoir été choisie pour diriger l’ANJ grâce à cette expertise, parce qu’à terme le principal enjeu est la digitalisation du secteur ?

Oui, je pense que c’est un enjeu fondamental. On voit bien que la société se digitalise, le secteur des jeux, comme les autres, doit prendre le train en marche et la crise du Covid a accéléré la mutation. Pour ma part, je considère depuis longtemps que le numérique n’est pas un secteur, mais une dimension nouvelle de nos vies qui s’applique à l’ensemble des compartiments desdites vies. Il nous faut donc piloter cette transformation, avec en arrière-plan l’idée que la numérisation du jeu ne doit pas se traduire par une addiction systématique des joueurs, ni que cela remette totalement en cause les monopoles. Ces monopoles qui, pour le PMU, jouent un rôle important sur la filière équine et qui, pour la FDJ, jouent par exemple un rôle très important en termes d’équilibre territorial et de soutien du sport.

De mon côté, il est vrai que j’ai une expérience dans le numérique qui peut être utile. J’ai appris aussi, notamment au Forum des droits sur l’internet, à faire travailler ensemble des gens dont les intérêts ne sont pas nécessairement convergents et à leur montrer que dans le fond, indépendamment de leurs différences, ils font partie d’un écosystème dont la préservation collective est leur intérêt à tous.

« Il nous faut piloter la digitalisation du secteur, avec, en arrière-plan, l’idée que la numérisation du jeu ne doit pas se traduire par une addiction systématique des joueurs, ni que cela remette totalement en cause les monopoles. »

Vous pensez parvenir à mettre d’accord les différents acteurs qui n’ont pas forcément des intérêts convergents ?

Si je prends l’exemple du jeu, on est exactement dans cette situation-là. Au départ l’État, les opérateurs économiques et les joueurs eux-mêmes n’ont pas des intérêts nécessairement convergents. Pour autant, je crois que si on explique aux opérateurs économiques que la confiance – notamment celle des joueurs – n’a pas de prix, ils peuvent le comprendre. Ils savent que les règles et contraintes dont ils font l’objet sur le territoire national permettent de construire un marché du jeu qui est durable. Ce n’est pas dans leur intérêt de se contenter de « faire un coup » et d’avoir une conquête extrêmement fugace de part de marché. Ils veulent se projeter parce que le jeu demande des investissements importants. Pour faire tourner une plateforme de jeux, même si vous la sous-traitez, il faut un investissement technique, une stabilité financière, etc. Ça nécessite un ticket d’entrée sur le marché qui est conséquent. Les acteurs ont donc intérêt à avoir une politique durable vis-à-vis de leurs consommateurs.

Seuls 15 opérateurs agréés sont comptabilisés aujourd’hui. Pensez-vous que le ticket d’entrée que vous évoquez freine l’arrivée de nouveaux acteurs sur le terrain ? 

Le marché français est traditionnellement plus régulé que les autres marchés européens. Nous avons une fiscalité assez lourde sur les jeux d’argent puisque, en gros, la moitié du chiffre d’affaires revient aux pouvoirs publics. Cela peut rebuter certains acteurs, notamment de nouveaux entrants. Toutefois, cela n’a pas empêché les acteurs économiques français de retrouver une bonne santé financière et aux marchés de se développer. Par exemple, la croissance du pari sportif en ligne a été exceptionnelle ces dernières années. La France a fait le choix, dès 2010, de considérer qu’il ne fallait pas aller vers une totale déréglementation. Nous avons donc un marché en ligne très encadré alors que les autres pays ont fait des choix différents. Mais aujourd’hui, l’approche française suscite de plus en plus l’intérêt dans un certain nombre de pays. Je pense notamment à l’Angleterre, qui était l’un des marchés les plus dérégulés. L’opinion publique s’y est fortement mobilisée ces dernières années, notamment autour de la question de l’addiction. La loi anglaise sur les jeux fait l’objet d’une commission parlementaire bipartisane à l’heure actuelle. Elle va être revue dans le sens du resserrement. En Italie, c’est pareil. Ils sont revenus sur leur ouverture et ont interdit la publicité sur les jeux d’argent.  Il me semble qu’en France, nous avons fait le choix, dès le début, d’un développement contrôlé du marché et que ce choix est payant.

Isabelle Falque-Pierrotin interviewée par la rédaction d’Émile. (Crédits : Manuel Braun pour Emile)

Isabelle Falque-Pierrotin interviewée par la rédaction d’Émile. (Crédits : Manuel Braun pour Emile)

Malgré cet encadrement, une offre digitale illégale persiste. Selon une enquête de l’Observatoire des jeux parue en 2017, deux joueurs en ligne sur 10 pratiquaient une offre qui n’est pas légale ou encadrée. Ce chiffre est-il toujours aussi élevé ?

C’est très difficile de mesurer exactement combien de joueurs jouent sur l’offre illégale et quel est son chiffre d’affaires. En faisant des tests en interne, nous avons par exemple constaté que certains sites sont accessibles, mais que vous ne pouvez pas aller au bout de la transaction. Ce qui est sûr, c’est que cette offre existe et que ce n’est pas un phénomène marginal. Par ailleurs, le 1er janvier dernier, nous avons ouvert un nouveau service d’auto-interdiction des joueurs, qui était autrefois piloté par le ministère de l’Intérieur et que nous avons digitalisé. Environ 40 000 personnes sont inscrites dans ce fichier. En un mois, nous avons mené 500 entretiens avec des joueurs faisant appel à ce service. Sans qu’on leur demande, parce que ce n’était pas du tout prévu dans le formulaire de l’entretien, 50 % ont déclaré s’auto-interdire à cause des jeux de casinos en ligne, qui sont pourtant prohibés en France. Ce qui prouve que l’offre illégale existe bel et bien. L’une de nos priorités est de mieux lutter contre cette offre. Nous l’avons d’ailleurs inscrit dans notre plan stratégique. 

Quelles actions peuvent être menées pour lutter contre ce jeu illégal qui sévit sur internet ?

Aujourd’hui, il existe une action de blocage des sites illégaux qui passe par le tribunal judiciaire de Paris. C’est une procédure bien rodée, mais qui n’est pas du tout assez rapide. Elle ne correspond pas à la dynamique du numérique. Nous sommes donc en train de réfléchir à la possibilité d’avoir nous-mêmes une compétence de blocage administratif des sites. Ça existe dans beaucoup de pays étrangers et ce n’est pas une nouveauté. Mais on entre là dans une question assez politique qui a été soulevée par Hadopi et censurée par le Conseil constitutionnel, qui a invoqué la liberté d’accès à l’internet et, dans certains cas, la liberté d’expression pour interdire la censure d’un site. Mais nous, en fait, on ne s’intéresse pas aux contenus. On se préoccupe simplement de savoir si le site est agréé chez nous ou pas et s’il n’est pas agréé, il est illégal. C’est une mesure de police administrative, pas de qualification de contenu.

Nous souhaitons également travailler sur un autre axe : celui de la mobilisation des intermédiaires techniques, parce que cette offre illégale est relayée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, en particulier Snapchat, Twitch… Alors certes, les hébergeurs ne sont pas responsables du contenu, mais est-ce que leur responsabilité d’hébergeur ne devrait pas les conduire à une forme de vigilance par rapport à l’accès voire la promotion qu’ils font d’une offre illégale ? Il y a certainement une discussion que l’on souhaite engager avec eux pour les mobiliser.

Est-ce que la légalisation de casinos en ligne est envisageable pour freiner la multiplication de l’offre illégale ?


C’est une décision qui doit être mûrement réfléchie. Certes, la France est assez atypique en Europe dans l’interdiction des casinos en ligne. Cela dit, on sait aussi que ce sont des jeux qui sont particulièrement addictifs. Autre difficulté, nous considérons que l’équilibre actuel avec les casinos traditionnels doit être préservé. Comment seraient-ils impactés par cette ouverture ? L’ANJ a aussi comme objectif de maintenir l’équilibre économique global, c’est-à-dire celui des filières, comme nous l’avons évoqué précédemment. Pour veiller à ce que l’écosystème reste équilibré, nous devons évaluer les effets qu’aurait l’ouverture des casinos en ligne sur les autres acteurs de la filière des jeux. 

Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile).

Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile).

Il se trouve que nous avons été saisis par le ministère de l’Agriculture pour assouplir la législation sur les paris hippiques. Ce secteur, aujourd’hui, est extrêmement encadré et peut paraître complexe, compris uniquement par des spécialistes qui connaissent bien le monde des courses. L’idée du ministère de l’Agriculture est d’assouplir le type de paris hippiques pour faire venir une population moins spécialisée qui pourrait parier sur des jockeys, sur la place du cheval à la corde ou pas, sur la nationalité de l’entraîneur, etc. Des choses qui restent dans le domaine hippique, mais moins spécialisées… Typiquement, quels seraient les incidences sur les autres types de paris d’une évolution de ce type ? Est ce qu’on se rapproche du pari sportif ? Parce que le pari sportif est aussi un pari assez simple, un pari à cote. L’équilibre des filières peut être affecté par une évolution réglementaire de cette nature. Nous avons donc mis en place un atelier de travail qui auditionne actuellement les principales personnes concernées par une telle évolution, c’est-à-dire le PMU, les autres compétiteurs, la FDJ, etc., pour essayer d’anticiper les effets concrets qu’une telle évolution de l’encadrement de l’offre des paris hippiques pourrait avoir. À partir de là, nous allons bâtir une grille d’analyse « équilibre des filières ». Ainsi, s’il y avait un autre sujet à venir, tel que « faut-il ouvrir des casinos en ligne ? », nous serons déjà équipés pour l’étudier. 

Le rôle de l’État dans cette régulation est particulièrement ambigu et paradoxal. D’un côté, c’est un secteur qui lui rapporte beaucoup avec une fiscalité à près de 50 %. En même temps, l’État a le devoir de protéger ses citoyens, notamment les plus fragiles. Comment fait-on pour concilier ce double rôle ?

Vous avez raison et je pense comme vous que l’État est clairement dans un rapport ambigu avec le secteur. La responsabilisation des opérateurs ne peut pas être la seule réponse. Aujourd’hui, il existe un important arsenal à la charge des opérateurs pour lutter contre l’addiction et promouvoir le jeu responsable. Ils sont soumis à une réglementation très stricte, des obligations d’information sur le jeu, l’interdiction du jeu aux mineurs, ils doivent également nous présenter leurs programmes « jeu responsable » que nous devons approuver tous les ans. L’objectif est que les opérateurs eux-mêmes intègrent ces préoccupations d’intérêt général. Mais cette approche a des limites, celles du marché, qui impose sa logique. Les acteurs économiques ne peuvent y déroger et tout ne peut reposer sur eux.

Au-delà des opérateurs, je pense donc qu’il revient également à l’État de développer une politique de prévention de l’addiction et d’accompagnement du jeu responsable qui devrait être plus active qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il y a une mobilisation assez forte de l’appareil d’État autour de la lutte contre la drogue, l’alcool, la toxicomanie qui sont des addictions avec substances, bien identifiées et avec un dispositif public bien articulé. Les addictions sans substance en revanche, les jeux d’argent en particulier, ont mis du temps à être reconnues comme telles. Par conséquent, elles souffrent d’une moindre attention de la part des pouvoirs publics.

Précédemment, vous mentionniez mon rôle pendant le Grand Débat. D’une certaine manière, celui-ci m’a donné une sensibilité particulière sur ces sujets parce qu’au cours des réunions publiques, j’ai croisé de nombreuses personnes en souffrance. Pour certains, le jeu d’argent apparaît comme une solution très facile à leur problème. On sait que les personnes qui sont les plus susceptibles d’avoir un risque d’addiction, ce sont les hommes, plutôt jeunes, avec un faible niveau d’études et de revenus. C’est donc un véritable problème de société. Et les chiffres sont significatifs : 400 000 personnes sont considérées comme des joueurs pathologiques et un million comme des joueurs à risque modéré. Un million de personnes, ce n’est pas négligeable ! Je pense que cela doit conduire les pouvoirs publics, aiguillonnés par l’ANJ, à mener une politique vigoureuse de protection des personnes.

« 400 000 personnes sont considérées comme des joueurs pathologiques et un million comme des joueurs à risque modéré. »

Est-ce le rôle de l’ANJ ou du ministère de la Santé de prendre en main ce sujet de l’addiction ?

L’ANJ doit contribuer à la lutte contre l’addiction aux jeux mais, en effet, nous ne sommes pas le ministère de la Santé. Nous n’avons pas les ressources permettant, par exemple, de lancer une campagne grand public d’affichage sur l’addiction aux jeux d’argent. Nous essayons néanmoins d’être présents. Nous avons travaillé sur un post Instagram avec l’influenceur Hugo Décrypte, pour toucher un public jeune. Une opération par an, c’est déjà beaucoup pour nous. On va également essayer d’être présents sur Twitch pour aller chercher les joueurs là où ils sont. On a fait passer le message que l’ANJ voulait travailler avec la communauté des joueurs. Mais pour une politique publique vraiment ambitieuse et efficace de protection des joueurs, il y a un moment où il faut un relais qui soit, je dirais, plus substantiel de la part des pouvoirs publics. C’est un message que je souhaite faire passer, il faut que les personnes et organismes qui travaillent sur la question de l’addiction se mobilisent aussi sur l’addiction sans substance, notamment celle aux jeux d’argent, qui est très insidieuse. De plus en plus, on constate que les jeux en ligne, notamment les paris sportifs, le poker et peut-être le casino illégal, se jouent au sein de communautés d’amis qui ont une pratique totalement décomplexée de ces activités. Et les risques en termes d’addiction sont importants, avec les conséquences que cela peut avoir : surendettement, perte du lien social, etc. Cela peut provoquer des ravages auprès d’une population fragile. 

La protection des publics fragiles peut-elle aller jusqu’à un contrôle de pièce d’identité dans les points de vente physique ?

La difficulté, c’est que dans les points de vente, on joue de façon anonyme. Je suis quand même très réservée sur le contrôle d’identité parce que dégainer une carte d’identité pour entrer dans un point de vente ou un bar PMU, c’est à mille lieues de la sociologie de ces personnes, de la culture de ces lieux. Cela renvoie à ce que je disais tout à l’heure sur mon expérience du Grand Débat. Ces points de vente sont encore des lieux de partage, de socialisation, de présence commune où les gens qui sont un peu à la dérive peuvent être là. Même si l’idée d’un contrôle d’identité part de bonnes intentions, quelles en seront les conséquences ? Est-ce que ces personnes n’oseront plus venir ? Et à ce moment-là, où iront-elles ? C’est aussi une question de modèle de société et on en revient à votre problématique initiale : quel modèle de société veut-on ? Est-ce que même dans le loisir et le divertissement, on veut être identifié à 100 % ? Est ce qu’on accepte encore des zones de flou dans les relations humaines ou pas ? 

Mais qu’en est-il du contrôle des mineurs ? Et comment les empêcher de jouer sur internet ?

On pourrait très bien imaginer qu’on vérifie votre carte d’identité dans les points de vente, au moment de l’achat, juste pour savoir si vous êtes majeur ou mineur. À mon avis, c’est quelque chose qui devrait être étudié, parce qu’on sait qu’il y a des mineurs qui jouent dans les points de vente PMU et FDJ malgré l’interdiction de vente à cette catégorie de la population. 

En ce qui concerne internet, les choses sont plus faciles. Vous êtes obligé de créer un compte, de donner vos éléments d’identité. Alors certes, vous pouvez prendre la carte bancaire de vos parents, jouer sur le compte d’un adulte alors que vous êtes mineur, mais c’est quand même moins évident. C’est comme dans les casinos, c’est presque impossible pour un mineur d’y jouer puisqu’il y a un contrôle à l’entrée.

Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile).

Isabelle Falque-Pierrotindans les locaux de l’ANJ (Crédits : Manuel Braun pour Émile).

Une tribune parue dans Libération, fin avril 2020, débutait ainsi : « L’addiction aux jeux d’argent fait partie de ces épidémies silencieuses qui constituent un fléau sociétal auquel on doit porter une attention, tout particulièrement en cette période de confinement imposée. » Avez-vous remarqué une hausse de l’addiction pendant les différents confinements ? 

Une étude réalisée récemment a examiné les comportements pendant les deux premiers confinements, sachant qu’ils ne sont pas du tout de même nature puisque pendant le premier, il n’y avait plus d’offre de paris sportifs et hippiques. En théorie, c’est le deuxième qui, potentiellement, aurait été le plus démonstratif. Pourtant, on a du mal à en tirer une conclusion qui soit très assertive. En résumé, ceux qui jouaient ont continué à jouer, même si de nouveaux joueurs sont arrivés en ligne. Est-ce un effet d’aubaine ? Nous n’avons pas encore assez de recul, en revanche nous savons que ces nouveaux joueurs sont particulièrement vulnérables à l’addiction parce qu’ils n’ont pas, à la différence des joueurs plus réguliers, une culture du jeu qui pourrait les protéger. À ces nouveaux joueurs, nous avons posé la question suivante : « Connaissez-vous les structures d’aide contre l’addiction ? ». La réponse majoritaire était « pas du tout ». « Est ce que vous mobilisez les outils à votre disposition ? Les modérateurs de jeux, de mise ou de gain de temps de jeu ? ». Réponse : « Pas tellement. » En fait, il s’agit là de néophytes du jeu qui ont découvert un nouvel univers. Il faut donc être très vigilant, d’autant que la moitié de ces nouveaux joueurs indiquaient vouloir continuer à jouer au moins une fois par mois.

Compte tenu de la crise sanitaire, certains opérateurs pourraient être fragilisés. Le PMU particulièrement, qui voit ses points de vente fermés depuis plusieurs mois et dont on ne connaît pas la date de réouverture. Avez-vous également un rôle de soutien de la filière d’un point de vue économique ?

Nous sommes bien sûr concernés par une fragilisation économique et financière des opérateurs puisque, par exemple, lorsque l’ANJ délivre un agrément, c’est au regard de la robustesse technique, financière et capitalistique de l’opérateur. Si d’aventure cet opérateur voit ses résultats chuter et si, finalement, les conditions sous lesquelles on lui a octroyé son agrément ne sont plus remplies, nous serions tenus de revoir les autorisations accordées. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité rassembler les différents opérateurs très vite après ma prise de fonction pour leur dire que s’ils avaient des modifications substantielles de leurs conditions d’exploitation, il fallait qu’ils soient en contact avec nous pour qu’on puisse les aider. Nous n’avons pas de rôle d’assistance économique, en revanche, nous sommes capables de mobiliser les acteurs publics pour soutenir un opérateur.

Une question plus prospective pour conclure cet entretien. Comment imaginez-vous le futur du secteur des jeux d’argent ?

Nous avons le sentiment que le secteur, qui était quand même relativement stable ces dernières années, va probablement faire face à des déstabilisations, ou des stimuli disons, qui peuvent changer les équilibres. Les acteurs sont de plus en plus transnationaux, la concurrence est vive et on observe la mise en place de plateformes techniques communes à plusieurs opérateurs. Des stratégies multi-pays pourraient ainsi donner naissance à des acteurs assez puissants.

« Les acteurs sont de plus en plus transnationaux, la concurrence est vive et on observe la mise en place de plateformes techniques communes à plusieurs opérateurs. Des stratégies multi-pays pourraient ainsi donner naissance à des acteurs assez puissants. »

Une deuxième tendance est la montée en puissance du jeu vidéo. De plus en plus de jeux vidéo introduisent de l’argent, des formes de loteries payantes dans leurs scénarios, ce qui rend la frontière poreuse entre le jeu vidéo payant et le jeu d’argent. Comment ces deux secteurs vont-ils s’articuler ? Et quels en seront les risques ? Parce que si vous faites entrer dans le jeu d’argent toute la scénographie et la popularité des jeux vidéo, vous commencez à faire des jeux qui peuvent être extrêmement attractifs. C’est un sujet à surveiller. Liée à ce sujet, d’ailleurs, il y a la problématique des compétitions virtuelles d’e-sport. Aujourd’hui, les paris sur l’e-sport sont interdits en France, ce n’est pas le cas dans tous les pays. Est-ce qu’on va continuer à garder cette restriction ? Sachant qu’il est très difficile de vérifier l’intégrité de l’offre de paris sur des compétitions virtuelles. Actuellement, les seules compétitions de sport acceptées pour les paris se déroulent dans des espaces physiques. Comment les contrôler en ligne ?

En bref, il existe toute une série de questions liées à la fois aux acteurs, à la stratégie des acteurs et à la substance même de l’offre de jeux. Elles se posent aujourd’hui de façon beaucoup plus précise qu’il y a quelques années. Par conséquent, je ne serais pas étonnée que l’on soit confrontés dans un futur proche à des bouleversements importants du secteur. 

Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 21 d’Émile, sorti en avril 2021.



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