La fiction, une aire de jeux

La fiction, une aire de jeux

De la littérature au cinéma, le joueur n’en finit pas de courir après le rêve d’une vie meilleure. Mais depuis les premiers cercles de jeux européens jusqu’aux casinos de Las Vegas, le personnage s’est considérablement métamorphosé. Émile vous fait découvrir l’évolution de la place du jeu dans les œuvres de fiction.

Par Anne Héligon

Dans La Baie des anges, de Jacques Demy (1963), c’est l’amour qui sauvera la mise au novice et à la passionnée de jeu (Claude Mann et Jeanne Moreau) (Credits: D.R.)

Dans La Baie des anges, de Jacques Demy (1963), c’est l’amour qui sauvera la mise au novice et à la passionnée de jeu (Claude Mann et Jeanne Moreau) (Credits: D.R.)

Dès l’Antiquité, les premiers jeux de hasard et d’argent ne sont pas sitôt inventés qu’ils sont moralement réprouvés. En France, alors qu’ils se développent, au XVIIe siècle, l’Église et bientôt la législation royale, les interdisent au nom de leur nature diabolique : nul n’est censé jouer avec le hasard puisque ce serait défier Dieu. Au siècle des Lumières, Diderot affirme ainsi que le jeu est une « passion des plus funestes dont on puisse être possédé ». Bien ancrée, c’est cette idée du jeu diabolique et pathologique qui va devenir un abondant thème littéraire au siècle suivant. 

L’illusion de la martingale

Au cours du XIXe siècle, l’État français commence par interdire les jeux d’argent pour mieux s’en attribuer le monopole et réglementer ce qui pourrait troubler l’ordre social. C’est dans une maison de jeux plutôt clandestine que Balzac envoie son jeune héros Raphaël de Valentin perdre son dernier sou (La Peau de chagrin, 1831), autrement dit jouer sa vie, puisqu’il n’a d’autre solution ensuite que d’envisager le suicide. C’est finalement un autre pacte avec le diable qui attend Raphaël de Valentin, tandis que d’autres héros de la littérature russe du XIXe siècle vont se consumer pour la passion du jeu. Si Dostoïevski livre un portrait aussi réaliste, implacable et désespéré, dans son célèbre roman Le Joueur (1866), c’est parce qu’il est lui-même un joueur compulsif. En effet, l’écrivain a découvert les salles de jeux dans une ville d’eau allemande. Lui qui a sans cesse des problèmes d’argent y voit l’opportunité de s’enrichir rapidement, mais il va très vite se retrouver encore plus criblé de dettes. C’est dans ce contexte qu’il écrit Le Joueur, l’histoire d’Alexeï, jeune précepteur équilibré et réfléchi, qui perçoit d’abord le casino comme un lieu « moralement malpropre et vulgaire » avant d’être inexorablement emporté par la fièvre du jeu. Tout à fait conscient de sa propre addiction – que l’on ne nomme pas encore comme cela –, Dostoïevski sait parfaitement montrer les phases d’excitation, de frénésie, puis de rupture avec la réalité qu’éprouve le joueur. Celui-ci est bientôt persuadé qu’il existe un secret à percer, qui permettrait de gagner à tous les coups. Cette illusion de la martingale – une technique qui permettrait de s’assurer des gains sans véritablement tricher et tourne à l’obsession – était déjà le motif de La Dame de pique (Pouchkine, 1834). Dans tous les cas, il s’agit d’un parcours de transformation dans lequel le jeu prend le pas sur l’homme raisonnable, le dévore, le possède, le fait courir à sa perte : il finit littéralement par jouer sa vie. Dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (1927), Stefan Zweig livre aussi le portrait d’un joueur pathologique que le jeu peut conduire au suicide. « Rien ne va plus » les mots du croupier font cruellement écho à l’état psychique d’un joueur en pleine crise. Et il n’y aura guère d’échappatoire ni de rédemption pour ces joueurs de la littérature européenne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. 

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« Il existerait un secret à percer, qui permettrait de gagner à tous les coups»

À l’Ouest, un coup de poker

De l’autre côté de l’Atlantique, le cinéma américain propose un tout autre portrait de joueur, bien moins torturé, celui du joueur de poker. Il apparaît d’abord dans nombre de westerns de série B. Il faut l’imaginer tout à fait dans la veine de la caricature qu’en fait Morris, notamment dans l’album Lucky Luke contre Pat Poker (1953) : un tricheur qui a toujours un as caché dans sa manche et un revolver à la ceinture ! C’est un bandit sans états d’âme, joueur occasionnel ou professionnel, un dandy désinvolte qui gagne facilement sa vie lors de tournois de poker et de parties plus ou moins honnêtes. Aux antipodes du joueur aliéné et maladif, le gambler ne s’encombre guère de morale. Parce qu’il joue et gagne sans tricher, avec une sorte de code d’honneur qui lui est propre, le héros d’Aces and Eights (Sam Newfield, 1936) fait figure d’exception. Dans Gros coup à Dodge City (Fielder Cook, 1966), Henry Fonda campe pourtant un joueur compulsif prêt à tout perdre, même la vie. Mais on est bien loin du drame existentiel : cet aspect est complètement gommé par un curieux happy end, qui semble finalement vanter les mérites du poker dans l’amélioration de la condition sociale de tout un chacun. De la même manière, le truculent parcours de joueur de poker incarné par Mel Gibson dans Maverick (Richard Donner, 1994) n’a d’autre ambition que celle d’une divertissante comédie.

À partir des années 60, sur grand écran, le poker sort des saloons de westerns, mais le joueur de cartes va conserver son statut d’anticonformiste, au mode de vie enviable et au physique avantageux. Il y a les tricheurs, comme Robert Redford et Paul Newman dans L’Arnaque (George Roy Hill, 1973), et ceux qui sont obsédés par les règles comme Steve McQueen dans Le Kid de Cincinnati (Norman Jewison, 1965). Outre leurs yeux bleus, ils ont en commun d’être des héros charismatiques et sympathiques, dont l’assurance, voire l’arrogance, va large ment contribuer à populariser le poker auprès du public. Ainsi, Le Kid de Cincinnati ne brille pas par son scénario, mais par le réalisme de ses parties, au point d’être devenu une référence auprès des vrais joueurs. Pendant toute cette période, si le cinéma exploite avec jubilation la tension dramatique d’une partie de poker, c’est sans s’attarder sur la psychologie du héros, généralement montré comme un joueur imperturbable qui finit toujours par gagner. En témoigne un certain nombre de films qui exploitent, avec plus ou moins de finesse, la fascination grandissante du spectateur pour les tables de poker. Jusqu’au bien nommé Les Maîtres du jeu (Damian Nieman, 2003), dont le seul enjeu est de savoir qui, des jeunes joueurs ou du vieux briscard, gagnera la partie. 

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« Le joueur de cartes conserve son statut d’anti-conformiste, au mode de vie enviable et au physique avantageux »

Le casino, grandeur et décadence

Désormais, il s’agit de travailler son jeu, de s’entraîner quasiment comme un sportif : au cours des années 2000, avec l’apparition des tournois en ligne, l’image du joueur de poker est passée du gambler au gamer, de celui qui pariait sur sa chance à celui qui joue comme il exercerait un métier. La table de poker devient un lieu de compétition où l’on peut affronter ses ennemis et ce n’est pas un hasard si les producteurs décident alors d’adapter Casino Royale (Martin Campbell, 2006) pour le grand retour de James Bond au cinéma. Alors que ce tout premier roman de Ian Fleming, datant de 1953, décrivait une partie de baccara, c’est évidemment le plus contemporain poker Texas Hold’em qui est choisi pour le mémorable affrontement entre James Bond (Daniel Craig) et son ennemi du moment, Le Chiffre (Mads Mikkelsen). La mise en scène est tout à fait emblématique du genre : gros plans sur les yeux des joueurs, puis sur leurs cartes, travellings entre eux ou autour de la table, qui ressemble à une arène. 

Car au-delà de la représentation d’un joueur de poker solitaire et sûr de lui, c’est le casino en tant que métaphore du monde que le cinéma a su parfaitement exploiter. C’est un lieu à part, d’abord géographiquement. Dans La Baie des anges (1963), c’est en noir et blanc que Jacques Demy montre toute l’ambiguïté de ce monde à la fois fascinant et dangereux. Les casinos de la Côte d’Azur sont encore réservés à un monde d’initiés auquel le héros du film, un modeste employé de banque, rêve d’appartenir. Mais il ne parviendra pas à se départir de l’idée que l’argent ainsi gagné, rapidement et sans efforts, est finalement de l’argent sale. Et chez Demy, comme rarement ailleurs, c’est l’amour qui triomphe de la passion destructrice qu’est le jeu.

« C’est le casino en tant que métaphore du monde que le cinéma a su parfaitement exploiter »

Loin du charme feutré de la Riviera française, Las Vegas, ville elle aussi à part, hors du monde et hors du temps, apparaît à l’écran comme un lieu de tous les possibles et de tous les dangers. C’est là que cohabitent le rêve américain et la déchéance, la règle du jeu et la triche, le commun des mortels et la mafia. Ce que raconte Martin Scorsese dans Casino (1995), c’est la fin de ce monde qui faisait rêver autant qu’il faisait peur. Petit à petit, de plus en plus contrôlés par l’État, les casinos de Las Vegas sont davantage devenus de gigantesques parcs d’attractions pour touristes qu’un mystérieux repaire de gangsters et de stars du show-business. 

Dès lors, l’idée de la martingale refait surface : pour gagner au casino, peut-on trouver une méthode infaillible, statistique, qui ne soit pas vraiment de la triche ? C’est l’espoir que caresse Charlie Babbitt (Tom Cruise) dans Rain Man (Barry Levinson, 1988) lorsqu’il s’aperçoit que son frère autiste (Dustin Hoffman) est capable de retenir les cartes distribuées et donc d’en déduire celles qui vont sortir. C’est aussi le rêve du groupe d’étudiants surdoués qui s’entraînent à compter les cartes de black jack dans les casinos de Las Vegas 21 (Robert Luketic, 2008). Mais ces entreprises, vite repérées par la sécurité du casino, ne seront pas couronnées de succès. Même quand elle sort Le Grand Jeu (Aaron Sorkin, 2017), Jessica Chastain, en organisatrice de tournois clandestins, verra son rêve d’ascension sociale anéanti. 

Finalement, dans un ultime pied de nez, c’est l’équipe d’Ocean’s Eleven (Steven Soderbergh, 2001) qui semble avoir trouvé le seul moyen de gagner contre le casino… en transgressant toutes les règles !

Cette enquête a été initialement publiée dans le numéro 21 d’Emile, paru en avril 2021.



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