La conquête spatiale, un business comme un autre ?

La conquête spatiale, un business comme un autre ?

Enjeu de puissance, jadis chasse gardée des États, l’espace a été bouleversé par l’arrivée du New Space et son émergence d’acteurs privés. Panorama de ce nouveau front pionnier, où se télescopent ambitions scientifiques, intérêts commerciaux et rivalités étatiques, avec en ligne de mire un objectif ultime: Mars ou crève.

Par Lawrence Bekk-Day (promo 18)

L’espace, un nouvel Eldorado ?

« Nous ne sommes pas loin de la tulipomanie », recadre Elisabeth Brew, chercheuse principale au sein de l’Atlantic Council, think tank basé à Washington. Le New Space, né il y a 20 ans, incarne une industrie spatiale d’un nouveau genre : plus agile, plus audacieuse, qui casse les codes et attire les investisseurs. « Ces nouveaux acteurs commerciaux, disruptifs sur le marché du spatial, bénéficient de cadres réglementaires, industriels, financiers et technologiques inédits, pour développer des engins spatiaux moins onéreux », décrypte Mathieu Luinaud (promo 13), consultant en stratégie spatiale et auteur de L’Industrie spatiale (PUF, 2023). Simple feu de paille ou révolution durable ? Les experts parient sur un marché à 1000 milliards de dollars en 2040.

« Nous ne sommes pas loin de la tulipomanie »
— Elisabeth Brew, chercheuse

Mais comment l’espace est-il passé d’un champ de bataille de la guerre froide au terrain de jeu des start-up ? Dans les années 1950, la course à l’espace était avant tout une affaire d’États, un avatar de la lutte entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Si la course à l’échalote s’est étiolée après la chute de l’Union soviétique, l’espace a conservé tout son attrait : en 2024, les budgets alloués aux programmes spatiaux restent vertigineux. La NASA caracole en tête avec près de 25 milliards de dollars, mais la France n’est pas en reste : le budget du Centre national d’études spatiales (Cnes, créé par le général de Gaulle) s’élève à plus de trois milliards d’euros.

Le vrai tournant ? L’irruption de SpaceX, la société d’Elon Musk. Et ce n’est pas seulement l’idée de la fusée réutilisable qui a fait la différence. « Ils ont révolutionné le mode de conception et de production de leurs lanceurs, analyse Mathieu Luinaud. Faute de pouvoir se procurer certains composants essentiels qu’elle souhaitait sourcer, SpaceX a adopté une approche bien plus intégrée verticalement, ce qui lui permet aujourd’hui de produire en interne les composants les plus critiques de ses fusées. Ce resserrement de la chaîne de production s’est révélé crucial pour maîtriser globalement les coûts de SpaceX, ce qui a permis in fine de développer un lanceur compétitif. » Le monde de la start-up venait de rencontrer celui de l’espace.

L’exploitation minière des astéroïdes, modèle économique périlleux

Mais les fusées ne sont que la partie émergée de l’iceberg spatial. Beaucoup d’autres applications tangibles sont en plein boom : les télécommunications, avec en particulier l’internet par satellite (dont l’un des fleurons est Starlink, autre entreprise de la galaxie Musk, et le numéro deux mondial, le Français Eutelsat), l’observation de la Terre, le tourisme spatial, ou encore l’entretien des satellites déjà en orbite. Sans oublier l’industrie de la défense : « Celle-ci demeure le principal consommateur de données d’imagerie, tous cas d’usage confondus », rappelle Mathieu Luinaud. Quant à l’exploitation minière des astéroïdes, elle reste à ce stade « un modèle économique trop périlleux, en dépit de faramineuses espérances de gains », selon l’expert.

L’emballement satellitaire est tel que les radars américains ont été dépassés. « Les États-Unis avaient développé des systèmes radars pour surveiller toutes les mises en orbite. Mais en 2022, ceux-ci ne parvenaient plus à suivre tout ce qui était envoyé dans l’espace. » relate Ashlee Vance dans New Space : génies et marginaux à la conquête de l’espace (Leduc, 2024). Et cet écosystème spatial doit beaucoup aux fonds publics.

Une enquête du Washington Post de février dernier révèle à quel point les partenariats public-privé sont un jackpot pour les entreprises. Ainsi, SpaceX a engrangé depuis sa création plus de 22,6 milliards de dollars d’aides et de commandes gouvernementales. En 2008, un contrat de 1,6 milliard de la NASA avait même sauvé SpaceX de la faillite. De quoi faire grincer des dents : « Le vrai superpouvoir d’Elon, c’est de savoir obtenir de l’argent du gouvernement », aurait ironisé Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et de l’entreprise spatiale concurrente Blue Origin.

Au-delà des retombées immédiates, un rêve fou persiste en filigrane : faire de l’humanité une espèce multiplanétaire. Malgré beaucoup d’annonces tapageuses, rien de concret pour l’heure, n’en déplaise à Elon Musk, qui avait affirmé en 2011 qu’il y aurait des hommes sur Mars « d’ici 10 ans ». Une obsession partagée par Jeff Bezos, qui avait tenté de convaincre le président Barack Obama du bien-fondé d’un retour sur la Lune. Il le vantait comme un tremplin vers la planète rouge : « Je pense que si vous allez d’abord sur la Lune et que vous en faites votre base arrière, alors vous pourrez atteindre Mars plus facilement. »

« Leur course vers les étoiles n’est pas motivée par la guerre ou la politique, mais plutôt par l’argent, l’ego et l’aventure. »
— Christian Davenport

Dans son ouvrage The Space Barons (2019, non traduit), Christian Davenport souligne l’ambition démesurée de ces nouveaux conquérants : « Ces barons de l’espace endossent le rôle de nations, espérant reprendre là où Apollo s’était interrompu il y a plus d’une génération. Leur course vers les étoiles n’est pas motivée par la guerre ou la politique, mais plutôt par l’argent, l’ego et l’aventure. »

Un objectif qui ne doit pas faire oublier la mise en garde de l’astronome Carl Sagan : « La Terre est jusqu’à présent le seul monde connu à abriter la vie. Il n’y a nul ailleurs, au moins dans un futur proche, vers où notre espèce pourrait migrer. Que vous le vouliez ou non, pour le moment, c’est sur Terre que nous nous trouvons. »

L’espace, bac à sable pour milliardaires ?

Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg : le tiercé gagnant des milliardaires selon Forbes. Et vous savez quoi ? Ils ont tous trois la tête dans les étoiles. Mais quand ces messieurs jouent à savoir qui a la plus grosse fusée, c’est la stratosphère qui trinque.

La pollution ? Un détail pour Musk, qui sature notre horizon de sa constellation de satellites Starlink (à ce jour, près de 7000). Mais il a fait mieux, en envoyant une Tesla faire un tour dans l’espace. Objectif: une mise en orbite autour de Mars, bien sûr. Pourquoi se contenter de polluer la Terre quand on peut polluer l’univers entier ?

Le bilan carbone ? Un concept aussi flou pour Bezos que les limites de son ego. Notre docteur Denfer de la vente par correspondance se rêve en maître incontesté du tourisme spatial avec Blue Origin, qui en est déjà à son dixième vol habité ; 250000 dollars pour 10 minutes de vol à 100 km d’altitude ? Une broutille. Dernier client en date : Jesús Calleja, un animateur télé espagnol, qui, de retour sur Terre, a lâché, les yeux embués: « J’ai pleuré. » La planète aussi.

Crédits : Thomas Arrive

La sobriété ? Une notion d’extraterrestre pour Zuckerberg. Lui préfère engloutir 100 millions de dollars dans Breakthrough Starshot, un projet aussi farfelu qu’astronomique. L’idée: fabriquer des machins volants à voiles solaires, capables d’atteindre 20% de la vitesse de la lumière. Résultat depuis sa fondation en 2016 ? Un trou noir financier, avec 100% du budget volatilisé pour un résultat proche du néant.

Quid du pauvre Lawrence Ellison, patron d’Oracle, qui se contente de la quatrième place au classement des super-riches ? Souvenez-vous, on l’avait aperçu aux côtés de Trump en janvier dernier, lors de la présentation de Stargate. Un projet qui, malgré son nom de série de science-fiction, se résume à une énième tentative de dominer le monde grâce à l’IA. L’espace ? Trop loin pour Larry. Il préfère la voile et le champagne.



L’Afrique, un continent tourné vers les étoiles

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