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Combattre les violences sexistes et sexuelles dans les cuisines

La cheffe d’entreprise Florence Châtelet Sanchez se lance dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le monde de la gastronomie à travers le collectif #RespecteTaCuisine. Cette Alumna entend transformer de l’intérieur un écosystème qu’elle qualifie de traditionnellement machiste. Tour d’horizon d’un projet qui veut fédérer les acteurs culinaires autour de la justice sociale. 

Florence Châtelet Sanchez (Crédits : Aleksandre Pinel)

Après vos études à Sciences Po, comment avez-vous été amenée à travailler dans le secteur de la gastronomie ?

Issue d’une famille d’artisans et d’agriculteurs, j’ai très tôt été immergée dans la culture du goût et de la noblesse du geste artisanal. Après quelques années dans la finance éthique à Genève, j’ai souhaité créer en 2010 un fonds d’investissement tourné vers la reconversion d’agriculteurs désireux de passer du conventionnel au biologique. Hélas, mes investisseurs davantage tournés vers la « tech » ne voyaient pas l’agriculture comme une « valeur d’avenir »… J’ai donc commencé avec ma propre épargne et investi dans une ferme en Espagne, aux côtés de producteurs de Pata Negra au bord de la faillite. Ces artisans figurent parmi les derniers bastions de notre agriculture paysanne européenne, à préserver nos savoir-faire ancestraux et à cultiver la terre sans la menacer.

En 2011, je crée la maison DEHESA pour valoriser ces petits artisans agricoles qui protègent nos terres de l’industrie agro-alimentaire. En dix ans, nous avons créé plus de 90 produits de terroir « sur-mesure » pour plus de 450 chefs étoilés en Asie, en Europe et au Canada. En transformant nos micro-productions en petits ateliers « haute couture » des grandes cuisines de ce monde, nous voulons déplacer quelque peu le curseur de la création culinaire des cuisines à la terre, afin de revaloriser le travail de l’artisan-producteur. Son métier doit pouvoir être érigé au même rang que les autres métiers d’art, et à celui du chef étoilé. 

Vous avez décidé de vous engager fermement dans la lutte contre les violences sexuelles et les inégalités de genre. Sont-elles les mêmes dans tous les secteurs ? Le monde de la cuisine a-t-il une particularité ?

Les violences sexuelles et les inégalités de genre touchent évidemment toute la société, c’est un fait culturel. Mais le monde de la cuisine est un des secteurs les plus particulièrement affectés. S’il présente un des taux de sous-représentation des femmes les plus élevés (52% de filles élèves en écoles de cuisine pour 94% de chefs en France en 2018, 5% de cheffes étoilées au guide Michelin en 2020), ce serait principalement parce que l’environnement trop violent à leur égard freine leur carrière.

Les causes en sont multiples. Traditionnellement très masculin et machiste, le monde de la cuisine est un univers clos, régi par une organisation pyramidale, voire militaire, avec un chef régnant en monarque absolu. Il est impossible de dire non au chef. D’ailleurs, la phrase que vous entendez prononcer le plus souvent dans une cuisine, c’est « oui, chef ! ». Dans ce microcosme, on subit une pression constante liée aux heures de travail (qui dépassent couramment les limites légales) et à un désir d’excellence nourrissant des comportements abusifs. Le modèle de réussite sur lequel s’est fondée la gastronomie repose en effet sur le travail acharné, mais aussi sur l’acceptation de pratiques humiliantes et violentes. Elles sont vues comme une forme d’apprentissage, comme un prérequis pour intégrer ce corps solidaire, qui représente une fraternité surpassant tout lien social, familial, amical... Ainsi, dans ce secteur très corporatiste, si un membre du corps s’attaque au chef pour dénoncer ses agissements, il est tout de suite mis à l’écart.

C’est pourquoi, depuis le début du mouvement #MeToo, le monde de la cuisine n’a toujours pas réagi favorablement aux appels à la réforme. L’omerta, cette loi du silence, constitue le principal facteur limitant le combat contre l’exclusion et les violences sexistes et sexuelles. Raison pour laquelle je suis convaincue que « balancer son chef » n’est pas une stratégie gagnante pour réformer le monde de la cuisine. Il faut utiliser son écosystème et ses mécanismes sous-jacents pour le transformer de l’intérieur !

Pouvez-vous nous présenter l’association que vous avez fondée #RespecteTaCuisine ?

Notre association s’inscrit dans un féminisme militant pacifiste, républicain et inclusif. Le collectif défend les droits au travail et l'intégrité des personnes dans le cadre des violences qu'elles peuvent subir en cuisine. En répondant à celles-ci par des messages de bienveillance, de paix et d’adelphité, nous voulons dépasser les clivages, c’est-à-dire rassembler tous les acteurs du monde de la cuisine autour de cet enjeu majeur de justice sociale.

Parce que le secteur de la restauration n’a pas intégré les principes du féminisme progressiste dans son mode de fonctionnement, il était important que notre collectif soit composé au moins pour moitié de membres issus d’autres secteurs : milieu associatif LGBT, journalisme, militantisme féministe, économie solidaire… L’idée est d’enrichir notre réflexion et nos actions de l’expérience d’acteurs formés à la prévention contre les violences, et à la mise en œuvre de mesures destinées à promouvoir le respect des droits des femmes et des minorités invisibles dans la société française. Les autres membres sont essentiellement des chefs qui ont toujours pratiqué la bienveillance, le respect et la parité en cuisine. 

Logo du collectif #RespecteTaCuisine

Combien de personnes êtes-vous dans l’équipe ? Par qui cette initiative est-elle soutenue ?

En tant que collectif, nous fonctionnons par cercles concentriques. #RespecteTaCuisine dispose d’une structure opérationnelle gérant l’activité quotidienne de l’association, ainsi que d’un cercle de membres actifs qui sont là depuis les débuts du collectif, notamment issus du militantisme associatif. Un deuxième cercle est constitué de bénévoles : des chefs qui vont donner du temps pour notre helpline de soutien aux victimes de violences, des avocats qui vont fournir une assistance juridique dans un esprit de justice restaurative… Les membres du comité d’attribution du label, composé de représentants du monde de la cuisine, forment un autre cercle. Ils vont nous aider à mener à bien un projet pilote avant le lancement officiel de notre label, afin que nous puissions bénéficier de leurs réseaux et expériences dans cette phase préliminaire.

Enfin, le collectif est soutenu par des militantes féministes telles que Walyssa Tamzali ou des membres de la WILPF. Cela nous permet de raccrocher notre action à l’esprit du féminisme pacifiste des premières heures.

Que peut-on recommander à des étudiantes/étudiants ou des jeunes professionnelles/professionnels faisant face à des situations de violences sexuelles ou d'inégalités ? Comment dépasser la libération de la parole et quelles sont les actions concrètes menées par votre association ?

En dehors des numéros d’urgence, il existe de nombreux interlocuteurs auprès de qui demander des informations ou signaler des violences, notamment le 3919, la plateforme de signalement des violences sexistes et sexuelles, ou le tchat anonyme de l’association En avant toute(s). Le site de la Fondation des Femmes met également à disposition des ressources sur les droits au travail et les démarches pouvant être engagées.

En revanche, aucun soutien spécifique n’existe dans le milieu de la cuisine, où il est urgent d'accompagner la libération de la parole des victimes par des actions durables de protection, d'éducation et de valorisation des chefs engagés dans de bonnes pratiques. C’est pour cela que le collectif #Respecte Ta Cuisine, qui prône les valeurs d’un féminisme légaliste et positif, offre un soutien psychologique et une aide juridique aux victimes. Outre ces actions curatives, l’association entend agir durablement sur le fléau social des violences en cuisine, en mobilisant l’ensemble des acteurs de la profession, en particulier les chefs. Il est important de faire avancer la cause féministe avec eux et non contre eux ! En choisissant, d’une part, la prévention et la formation aux bonnes pratiques sur les lieux de travail et dans les écoles spécialisées. Et, d’autre part, en fédérant les chefs autour d’une labellisation des règles de bonne conduite à respecter dans une cuisine, qui valorisera les plus vertueux d’entre eux.

Existe-t-il aujourd'hui des enseignements de sensibilisation dans les écoles hôtelières sur ces thématiques ? Plus généralement, quels liens peut-on développer entre le monde de la cuisine et celui de l'enseignement supérieur sur ces sujets ?

Si des programmes de prévention contre les violences, ou des sessions de sensibilisation aux violences sexistes, existent dans certaines écoles hôtelières, elles sont quasi-inexistantes. C’est donc un des axes majeurs de notre combat de les généraliser. En effet, beaucoup d’élèves nous ont contactés afin de signaler le silence de leurs écoles face à leurs demandes d’intégrer des cours de sensibilisation aux violences dans leur cursus.

Quelles sont les prochaines étapes pour #RespecteTaCuisine ? Quelle est la perspective face à un horizon plus lointain ? Et comment vous soutenir dans votre initiative ?

Les prochaines étapes sont multiples pour notre collectif. Nous souhaitons créer des formations spécifiques aux processus de la violence en cuisine, recruter des bénévoles pour notre ligne d’écoute dédiée et, surtout, finaliser le chantier de la labellisation par lequel nous croyons apporter une vraie différence, une révolution pour le monde de la cuisine, qui pourrait être un projet pilote pour le reste de la société. À ce titre, nous aurons besoin de bénévoles pour nous aider à réaliser ce bel objectif – relever le défi de l’inclusion dans le respect des règles républicaines. En effet, depuis Escoffier, la cuisine s’est toujours perçue comme un modèle d’intégration républicain. Dans ce sens, la crise de ce secteur témoigne de la crise du modèle républicain français. Le travail de #RespecteTaCuisine ouvre donc une réflexion sur comment le réparer à travers un cas d’école. Fleuron de l’excellence française à l’international, la cuisine constitue un prisme pour envoyer au reste du monde le message selon lequel le modèle républicain demeure un modèle de référence.

Pour tous ceux et celles qui voudraient soutenir notre initiative, vous pouvez nous suivre sur les réseaux sociaux, faire connaître nos actions autour de vous, ou bien faire un don sur notre site. Nous sommes également à la recherche de stagiaires et de bénévoles pour nous aider à gérer notre communication, contribuer à notre mission de sensibilisation auprès des écoles et des chefs, ou encore nous assister dans notre recherche de partenariats, donc n’hésitez pas à nous contacter !