Angela Merkel : le sacre d'une Européenne à Sciences Po

Angela Merkel : le sacre d'une Européenne à Sciences Po

Le 27 juin dernier, Sciences Po célébrait l’ex-chancelière fédérale allemande en lui décernant
le titre de docteure honoris causa. L’occasion pour angela merkel de présenter, le temps d’une courte leçon, les circuits qu’une quinzaine d’années passées sur le devant de la scène politique nationale et internationale ont gravés dans son logiciel, parfois à contrecœur.

Par Loraine Bourget

Angela Merkel dans l’escalier de la direction à Sciences Po (Crédits : Sandrine Gaudin/Sciences Po)

Au balcon de l’amphithéâtre Émile-Boutmy, les étudiants du programme CIVICA, l’université européenne des sciences sociales pilotée par Sciences Po, se pressent vers les dernières places disponibles, une heure et demie avant le début de la cérémonie. Réparties sur une poignée de rangs, pas moins de six ou sept langues différentes fusent, d’éclats de voix en éclats de rire. En contrebas, les étudiants du campus de Nancy sont déjà installés. Une demi-dizaine de rangs leur a dûment été réservée. Et aux premières loges, les robes des membres de la Faculté permanente forment un clin d’œil fortuit à l’invitée d’honneur. Docteurs de sciences et de littérature, leurs ensembles jaunes, rouges et noirs se fondent naturellement dans le décor ainsi planté, celui d’une soirée aux couleurs de l’Allemagne, de l’engagement, du courage et de l’Europe. 

« Trouver une âme à l’Europe »

En janvier 2007, nouvellement arrivée à la présidence du Conseil de l’Union européenne, Angela Merkel affichait déjà une feuille de route décidée : « Trouver une âme à l’Europe », après l’échec marquant du référendum européen. Découleront évidemment de cette affirmation les âpres négociations du traité de Lisbonne, mais également, 16 ans plus tard, enfin, une vision – presque – affirmée de l’Europe dans l’esprit de la dirigeante, à qui ses longues hésitations et sa discrétion sur le sujet ont longtemps été reprochées. 

Malgré tout, physicienne de formation, Angela Merkel ne goûte guère la prolixité ni les détours. Alors, pour son discours en Boutmy, exit les petites phrases et les grandes envolées, son message est bref, « l’âme » de l’Europe tient en trois mots : « tolérance », « diversité » et « compromis ». Et de compléter : « Son assimilation a été longue chez les Européens et, surtout, elle n’est pas définitive. Elle doit être entretenue, cultivée. » Un art dont la dirigeante a certainement eu le temps de développer la maîtrise. De la même manière que l’Europe se ferait, selon Jean Monnet dans ses Mémoires (1976), « dans les crises » et serait « la somme des réponses apportées à ces crises », Angela Merkel n’a cessé d’étoffer la matrice de son action au fil des secousses ayant traversé l’Union européenne, provoquant parfois la surprise générale. 

Successivement salué par Mathias Vicherat, Laurence Bertrand Dorléac et Arancha González durant la cérémonie, son fameux « wir schaffen das » en est probablement l’illustration la plus limpide : en 2015, alors que la majorité des pays européens connaissent une hausse de la pression migratoire sans précédent sous le coup de la guerre civile syrienne, que nombre de partis et dirigeants politiques s’opposent fermement à la politique de répartition par quotas prônée par la Commission européenne et le couple franco-allemand, Angela Merkel en est, elle, convaincue et l’affirme : « Nous y arriverons. » Ignorant le coût politique et les polémiques, au nom du « zivilkourage » (courage civique), l’Allemagne ouvrirait ses portes, ses gares et ses emplois aux centaines de milliers de réfugiés se pressant vers son territoire. « Une tâche complexe, mais qui, pour la démocratie, en vaut la peine », se remémore-t-elle aujourd’hui. Si sa position s’est par la suite nuancée – elle prend de la distance avec sa formule « wir schaffen das », dont l’utilisation a été selon elle « exagérée » devenant « presque vide de sens » –, l’épisode témoigne de la tendance de la chancelière à s’affranchir du cadre politique et idéologique que l’on veut bien lui prêter pour aller, à l’échelle européenne, à la recherche du compromis le plus global possible. 

Même chose quand, frappés par la crise du Covid-19, les États européens se sont trouvés en situation d’urgence sanitaire et de forte difficulté socio-économique. De nouveau en charge de la présidence du Conseil de l’Union européenne, Angela Merkel finira, contre toute attente, par se ranger aux côtés d’Emmanuel Macron et défendre la création d’un fonds de solidarité européen d’un montant de 500 milliards d’euros pour venir en aide aux pays en grande difficulté. Au placard, l’orthodoxie budgétaire ! Celle que l’on a parfois surnommée la « chancelière économe » s’est, à cette occasion, placée en nette rupture avec le groupe dit des « frugaux » – Autriche, Danemark, Suède, Pays-Bas – pour proposer un compromis solidaire et nécessaire face à l’ampleur du choc. Solidarité qu’elle se dépêchera une fois de plus de relativiser : « La solidarité humaine, ce n’est pas un geste d’humanité, mais un choix durable », déclarait-elle au sujet desdites aides, en juillet 2020, non sans cynisme.

« Le courage d’être libre »

Pour autant, loin, très loin d’Angela Merkel l’idée de confondre compromis et compromission. « Il ne doit pas y avoir une once de compréhension pour l’extrémisme de droite comme de gauche, pas plus que pour la violence au nom de la religion. La tolérance devient un crime lorsqu’elle s’accommode du mal », nous prévient-elle, ce mardi 27 juin. Pour la native de la République démocratique d’Allemagne, rare responsable politique de l’ère 1989/1990 encore sur le devant de la scène européenne, pas question de composer avec les autocrates en puissance fleurissant çà et là sur le Vieux Continent. C’est, dès lors, sans grande surprise, mais pas moins de courage, celui « d’être libre », selon les mots de Mathias Vicherat, que la présidence allemande du Conseil de l’UE a donné l’impulsion fondatrice du conditionnement des aides financières aux États européens au respect de l’État de droit, se dressant fermement contre les dérives illibérales polonaises et hongroises, entre autres. 

C’est probablement avec ces remous passés en tête, assurément aussi l’enchevêtrement des crises plus actuelles – la montée de l’extrême droite aux quatre coins du continent, les centaines de cadavres de migrants repoussés dans l’oubli des tréfonds méditerranéens, les bouleversements climatiques, pour n’en citer qu’une partie – qu’Angela Merkel a choisi de conclure son discours : « Prendre fermement position contre l’intolérance, regarder le monde à travers les yeux de l’autre et apprécier la valeur du compromis sont trois aspects inestimables pour la coexistence pacifique sur le continent. Les politiques doivent se battre, mais cela requiert l’engagement d’autant de citoyens que possible, et c’est à cet engagement que je vous exhorte. » Comme une piqûre de rappel pour la masse de jeunes suspendus à ses lèvres, un an à peine avant les élections européennes.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.


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