Politique, de l'engagement au désengagement

Politique, de l'engagement au désengagement

Après avoir goûté à l’engagement traditionnel au sein des partis, certains jeunes sont ballotés entre optimisme et découragement face à un monde politique violent et déconsidéré. Qui sont-ils ? Quelles étaient leurs attentes ? Enquête. 

Par Ismaël El Bou-Cottereau (promo 25)

Sybille Douvillez, porte-parole de la section Jeunes de Place Publique et soutien de Raphaël Glucksmann. (Crédit :  Place Publique)

Créteil, samedi 10 juin. Une foule se masse au Palais des sports. Fronts perlés de sueur, auréoles sur les chemises blanches et bleues, ils sont près de 1 500 à assister au meeting de Bernard Cazeneuve, qui se rêve en chef de file du camp social-démocrate. Face à un aréopage d’éléphants socialistes et de mâles cravatés aux crânes dégarnis et aux ventres rebondis, l’ancien Premier ministre disserte sur la gauche de gouvernement, décoche ses flèches contre les Insoumis et la Macronie. « Ça peut en surprendre certains, mais il y avait de la ferveur et de la joie », raconte Baptiste Ménard, 29 ans, adjoint au maire de Mons-en-Barœul. « Après ce meeting, nous avons eu plus de 1 500 nouveaux adhérents. Beaucoup continuent de nous rejoindre. » À l’instar d’une vingtaine d’autres membres du pôle Jeunes de la Convention présents sur scène, comme pour faire oublier une assemblée grisonnante, il flanquait le candidat putatif à la présidentielle. « Bernard Cazeneuve nous a mandatés pour que les jeunes qui soutiennent sa démarche politique soient visibles lors du meeting », ajoute-t-il.

Difficile, en effet, d’arrimer la jeunesse aux partis traditionnels. Seuls 2 % des moins de 30 ans sont encartés dans un parti  (1) et 14 % des 18-24 ans déclarent participer aux actions de mouvements politiques (2). Quant à ceux qui croient ou ont cru dans le militantisme partisan, ils oscillent entre espoirs et désillusions. « On oublie que s’engager en politique a quelque chose de sacrificiel », lâche Sybille Douvillez, porte-parole de la section Jeunes de Place Publique et soutien de Raphaël Glucksmann, dans un café du 15e arrondissement de Paris, à la fin du mois de juin. Devant elle, BFM crache sans son l’actualité du jour, déployant en boucle les images de la montée de fièvre dans les quartiers après la mort du jeune Nahel. Elle poursuit : « Lorsque j’étais coréférente de Place publique Jeunes, cette activité militante était un quasi-mi-temps en plus de mes études. J’ai commencé à m’engager dès la classe de première. C’est bien de faire des marches pour le climat, mais pour changer les choses, il faut aussi entrer en politique. Toutefois, je ne suis pas sûre de me lancer dans un mandat d’élue. Je me vois plus travailler dans du parapolitique, dans des ONG… La politique traditionnelle abîme les gens. »

« C’est bien de faire des marches pour le climat, mais pour changer les choses, il faut aussi entrer en politique. »
— Sybille Douvillez, porte-parole de la section Jeunes de Place Publique

Un monde violent

La violence et la déconsidération du milieu politique peuvent décourager les plus engagés. « Moi, c’est le milieu politique qui m’a dégoûté », témoigne Nathan Smadja, 19 ans, collaborateur parlementaire de la vice-présidente de l’Assemblée nationale Naïma Moutchou et membre d’Horizons. D’abord membre des Jeunes avec Macron, il a quitté cette organisation à cause de la routine militante et des rancœurs en interne. « On me faisait la gueule parce que j’avais collé des affiches avec Laurent Saint-Martin, le candidat du parti lors des régionales en Île-de-France et que j’avais eu une belle visibilité après une vidéo dans laquelle je dénonçais le harcèlement scolaire. Plus globalement, j’en ai eu marre :  on tractait, on était sur les réseaux sociaux… C’était toujours la même chose. Si je n’avais pas rencontré Naïma Moutchou, j’aurais arrêté l’engagement politique. »

Les personnes interrogées par Émile témoignent toutes des coups bas peu reluisants du microcosme politique. Les insultes des jeunes Insoumis contre les membres de Place Publique, jugés pas assez à gauche et trop « atlantistes » ; ceux qui s’engagent en politique pour cumuler les postes et faire fructifier leur réseau ; les moqueries sous le manteau lors des prises de paroles d’élus ou de militants… « Quand les dégoûtés partent, il ne reste plus que les dégoûtants, assène Sybille Douvillez. Si j’étais uniquement animée par l’ambition, je ne serais pas engagée à Place publique. C’est un parti où il n’y a pas de perspectives pour un jeune d’être élu. »

Parfois, les griefs sont plus graves. Costume impeccable et verbe facile, Maxime Loth, militant au sein du Printemps Républicain, mouvement politique de défense de la laïcité, porte un regard doux-amer sur son engagement. « J’ai perdu des amis à cause du militantisme, dit-il. Beaucoup de jeunes vont exclure celui avec qui ils ne sont pas d’accord. Ils ne te connaissent pas et se permettent de te traiter de “petit-bourgeois”. Cela produit du dégoût et, en même temps, de la motivation pour continuer à se battre pour ses idées. » Il rappelle qu’en novembre 2021, une militante de la section du Printemps Républicain à Sciences Po a été agressée par des membres d’une organisation de gauche radicale alors qu’elle distribuait des tracts. Maxime Loth croit, malgré tout, à l’utilité de l’engagement politique : « Ce n’est pas à la Cour des comptes, où j’ai fait un stage, que l’on peut changer la vie des gens. »

« J’ai perdu des amis à cause du militantisme. Beaucoup de jeunes vont exclure celui avec qui ils ne sont pas d’accord. »
— Maxime Loth, militant au Printemps Républicain

Pauline (3), elle, a été troublée par son expérience au sein d’Europe Écologie Les Verts (EELV).  « Lors des journées d’été du parti, je devais rester jusqu’au soir, raconte-t-elle au téléphone. Une fille avait un peu trop bu et un homme lui parlait. On a proposé à la fille de venir à l’hôtel avec nous, mais l’homme la suivait. Il voulait dormir avec elle. Nous n’étions pas d’accord. Il a commencé à s’énerver. » « Vous ne savez pas qui je suis ! », leur lance-t-il avant de repartir. Le lendemain, une femme chargée de la communication du parti les prend à part. « Il s’est passé quoi, hier soir ? cingle-t-elle. Ce mec, il peut vous détruire. » L’homme en question est un élu de premier plan dont elle préfère taire le nom. « Pour un parti qui se dit féministe, ça m’a profondément choquée, rapporte Pauline. C’était malsain. » Elle dit toutefois avoir fait de belles rencontres, notamment avec Elen Debost, élue EELV en Sarthe. 

Défiance à tous les étages

En plus de cette violence endogène, l’engagement politique est déconsidéré. « Quand j’ai commencé à dire que je souhaitais m’engager, mon entourage familial m’a découragé », explique Mathis Viguier, 25 ans, membre de Les Républicains (LR). « La politique, c’est quelque chose que l’on met au cœur de notre vie. Mais ça ne se résume pas à la personne qui veut à tout prix devenir ministre. Ce sont aussi des femmes et des hommes qui sont engagés au quotidien dans leur mairie pour améliorer la vie des habitants. » « La politique apporte son lot de brutalités, résume Baptiste Ménard. Mais être un élu local donne un sens à l’engagement. »

« La politique apporte son lot de brutalités. Mais être un élu local donne un sens à l’engagement. »
— Baptiste Ménard, adjoint au maire de Mons-en-Barœul.

Cette défiance contamine aussi la rue Saint-Guillaume, vue par beaucoup comme le temple de la nomenklatura politique et administrative – même si 65 % des diplômés embrassent, dans les faits, une carrière dans le privé. « À Sciences Po, c’est mal vu de rentrer en politique », confirme Sybille Douvillez, étudiante en deuxième année. « Pour certains, on serait prêts à vendre notre mère pour avoir du pouvoir. La défiance est partout. Pas seulement chez les plus délaissés et les plus éloignés de la politique. » « Même quand tu dis que tu veux préparer le concours de l’INSP [ex-ENA, NDLR], il y a des soupçons, comme si tu étais seulement carriériste, abonde Pauline. J’ai envie de faire l’INSP et il ne faut pas en avoir honte. Je crois dans l’État, la Sécurité sociale… C’est conforme à mes valeurs. »

Dans les discussions estudiantines, à la machine à café ou dans les jardins de Sciences Po, il n’est pas rare que celui qui dit vouloir devenir haut fonctionnaire ou faire de politique soit catalogué « requin », à l’instar de la cohorte du master Finance et stratégie. Comme si s’engager pour l’État, les services publics et la politique du pays sans compter ses heures, en étant haï et moins bien payé que dans le privé, était aussi déshonorant que de travailler au chaud dans une banque d’affaires ou dans la gestion de portefeuilles. 

Les partis : des coquilles vides ? 

Tourner le dos à la politique pour travailler dans le privé, c’est le choix qu’a fait Enzo ( 4). Lors d’une rencontre dans un bar, à Montparnasse, il revient sur son expérience de militant lors de la campagne présidentielle d’Anne Hidalgo. Mesures improvisées, discours creux, saignée dans les rangs socialistes, communication erratique, score résiduel d’1,75 %… Ses illusions se fracassent. « C’était vraiment la décadence du PS », griffe-t-il entre deux gorgées de monaco. « On ne parlait jamais d’idées, mais de séquence médiatique, on surveillait les réseaux sociaux. C’était du marketing politique. On avait l’impression d’être dans une agence de com’, pas dans un parti politique. » Enzo fait maintenant du lobbying pour un grand groupe de communication. « J’ai plus d’impact en tant que lobbyiste que lorsque j’étais un citoyen engagé dans un parti, reconnaît-il. C’est aussi ça qui dégoûte de la politique. »

« J’ai plus d’impact en tant que lobbyiste que lorsque j’étais un citoyen engagé dans un parti. C’est aussi ça qui dégoûte de la politique. »
— Enzo*, ancien militant PS

Pauline regrette ces appareils gangrenés par des apparatchiks et des spécialistes de la communication. « Gérer les réseaux sociaux, c’est un travail à temps plein, souligne-t-elle. Du coup, ils n’ont pas le temps de s’occuper du fond et du débat d’idées. En politique, tu dois montrer pourquoi tu as raison et pourquoi les autres sont méchants en utilisant les données qui vont t’arranger, sans réflexion globale et nuancée. Il y en a, si tu leur parles d’autre chose que de mandats ou de communication, ils vont dire des trucs hyper bateaux. »

« Gérer les réseaux sociaux, c’est un travail à temps plein. Du coup, ils n’ont pas le temps de s’occuper du fond et du débat d’idées. »
— Pauline*, ancienne militante chez EELV

Une crise de vocation préoccupante

Cette déroute de l’engagement politique découle, selon la politologue Chloé Morin, d’une dévalorisation du statut de l’élu et d’un excès de transparence. « Le discours pro-élus n’est, hélas, guère audible, regrette-t-elle. Et c’est bien pour cette raison que je crois que nous allons au-devant d’une crise de vocation bien plus grave encore que celle que nous vivons. À quoi cela sert-il de connaître le nombre de voitures, le prix de l’appartement ou ce que tel ou tel élu a hérité de ses parents, tant qu’il n’y a ni enrichissement personnel ni conflit d’intérêts ? ». 

Dès lors, les partis ont souvent du mal à attirer des candidats pour les élections locales. « Il est vrai que la transparence extrême pour les élus conduit des gens à renoncer à l’engagement, car ils ne veulent pas voir leur patrimoine et leur vie privée exposés. Je l’ai bien vu lors des élections départementales », raconte Violette Spillebout, députée Renaissance du Nord. « Il était difficile d’avoir des candidats dans tous les cantons de Lille à cause également des sujets de statuts, de rémunération. »

« L’engagement politique est, à mes yeux, quelque chose de très noble, qui relève de la vocation, du don de soi. Le regard que nos concitoyens portent sur cet engagement est de plus en plus dur... »
— Chloé Morin, politologue

Les plus talentueux n’ont-ils plus aucun intérêt à s’engager en politique ? « Je ne suis plus très loin de le penser, nous répond Chloé Morin. L’engagement politique est, à mes yeux, quelque chose de très noble, qui relève de la vocation, du don de soi. Le regard que nos concitoyens portent sur cet engagement est de plus en plus dur. La plupart des Français font comme si 99 % des politiques étaient des pourris incompétents. Or, ce n’est pas le cas. C’est une mission extrêmement difficile, et si elle n’est plus considérée comme il se doit, beaucoup de talents vont se détourner de la politique. »

*Les prénoms ont été changés

(1) Selon une étude (2015) du Crédoc.
(2) Selon une étude BVA pour l’Institut de l’Engagement (2022).

Cet article a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.



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